Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Cent tonnes de chair humaine :

« Ce jour-là, je sortais de l’hôpital du district. Deux camions bâchés attendaient près du portail, avec chiens et convoyeurs. J’ai jeté mon sarrau molletonné par la ridelle ouverte et, d’un bond, suis monté dans la benne. Là, j’ai senti quelque chose de louche. J’ai demandé : où va-t-on ? Réponse des prisonniers : à Chiroki ou à Lenkovy. Une bouffée de chaleur m’a envahi. Ces camps comptaient parmi les plus terribles. À Lenkovy régnaient des “respecte-rien” qui m’avaient condamné à mort. J’ai tenté de sauter à terre, mais un soldat kazakh m’en a empêché de sa mitraillette. “Attends…” Ce disant, je l’ai repoussé. Et lui : “Attends quoi ? — Je suis malade ! — Tu ne l’es plus, fini l’hôpital !”
En un éclair, j’ai imaginé la suite. Je l’ai frappé non pas à la mâchoire, mais plus bas, à la gorge. Il est tombé à la renverse, et j’ai sauté à terre. La garde a tiré en l’air et lâché un chien, mais le molosse, dans la confusion, s’est jeté sur un autre soldat. Sans doute parce que lui et moi étions en noir : moi dans mon gros molleton, l’autre en demi-pelisse. Le chien a saisi le soldat par la main, puis a bondi sur sa poitrine en le précipitant au sol avec une puissance telle que la mitraillette, au bout de sa sangle, a fait le tour de son cou. Là-dessus, un deuxième chien m’a attrapé par la jambe gauche, en dessous du genou. J’avais à mes pieds des unty, des bottes fourrées arctiques que m’avait offertes le défunt Micha Konstantinov lorsque nous préparions notre évasion, grâce à quoi je n’ai pas ressenti de douleur particulière. Du poing, j’ai frappé le molosse entre l’œil et l’oreille. L’animal m’a lâché en criant. De l’hôpital, des malades se sont rués à l’extérieur. Ça hurlait sous des tirs incessants. Au poste d’entrée, ils ont tenté de me retenir. De la main gauche, j’ai attrapé un surveillant par le col en le tordant si fort que les baleines en celluloïd ont craqué. Puis, l’ayant repoussé, je suis entré en trombe dans l’hôpital en fonçant droit dans le bureau de Sofia Ivanovna Tomachova, médecin-chef.
Ayant travaillé précédemment à l’infirmerie de Perspektivny, elle me connaissait déjà. Je n’avais pas plus tôt refermé la porte derrière moi que plusieurs officiers ont fait irruption dans le bureau. J’ai lancé à Tomachova : “Je suis venu chez vous d’un camp, et voilà qu’on me renvoie dans un autre, un camp punitif, en plus. Votre hôpital, c’est quoi ? Une base de transit ?”
Il n’y avait pas longtemps que Sofia Ivanovna occupait son poste de médecin-chef, et elle semblait y tenir. Alors, s’adressant à un infirmier estonien : “Saret, prenez-lui sa température.”
Je savais que cet infirmier, sous le coup de l’article 58, purgeait une peine de vingt-cinq ans. Je me suis pris à espérer qu’il exagérerait peut-être un peu le résultat. Il m’a tendu un thermomètre. Au bout de six ou sept minutes, je le lui ai rendu sans le quitter des yeux : tiens, mon gars, qu’est-ce qu’il t’en coûte de dire “38” ? Personne ne te fera rien pour ça.
D’un geste lent, il a porté le thermomètre à l’œil et l’a examiné longuement en plissant la paupière : “Normal !”
Sofia Ivanovna a esquissé un geste d’impuissance.
Alors j’ai dit aux officiers : “C’est bon, allons-y.”
Là-dessus, j’ai poussé la porte – non par laquelle j’étais entré, mais l’autre, qui donnait sur un couloir desservant les chambres. Je devais faire quelque chose : me casser un bras, m’ouvrir le ventre, n’importe quoi pourvu que j’échappe à Lenkovy. Dans la cohue du couloir, j’ai avisé le truand Ivan Khabitchev, que je connaissais de la prison de Soussouman. Dans les papiers, on l’avait déjà radié comme mort : il était en cavale quand une maison a brûlé quelque part avec une bande de voleurs à l’intérieur, dont lui supposément. Sa radiation avait été portée dans les archives classées 3 ou 4, où figuraient les morts et les tués. Or, un an plus tard, il s’était fait prendre… En le conduisant à l’interrogatoire, les convoyeurs lui avaient lâché une rafale de mitraillette dans le dos, soit en exécution d’un ordre venu d’en haut, soit parce que ce Khabitchev les fatiguait trop. Les balles étaient ressorties par sa bouche, avec ses dents. Alors le corps avait été traîné à la morgue. Mais son pouls battait encore. Deux fois revenant ! Plutôt que de le rendre aux convoyeurs, les médecins, eux-mêmes sous écrou, avaient insisté pour l’hospitaliser. Et le voilà dans le couloir, me fixant bouche bée. Il cumulait plusieurs peines de vingt-cinq ans aux termes de l’article 58-14, pour évasion. En 1953, il serait amnistié et regagnerait le continent, le 58-14 étant abrogé parce qu’il autorisait des peines de vingt-cinq ans pour évasion tout en stipulant de fait le motif de “sabotage”.
“Ivan, un couteau !”
Il m’a tendu un couteau. Je me suis ouvert le ventre, mais impossible d’aller plus loin : la lame, complètement émoussée, ne faisait que triturer la chair. De la foule qui encombrait le corridor, j’ai vu surgir Valia Bélosloutseva, du service spécial de l’hôpital. Comme la quasi-totalité du personnel hospitalier, elle me connaissait bien. On ne comptait plus le nombre de fois où, roué de coups, j’avais été hospitalisé dans ces murs. L’hôpital, tout comme la prison et le centre de transit, était désormais un monde où je me sentais comme chez moi.
“Valia ! Quelque chose de tranchant, vite !”
Je tenais ma blessure à deux mains.
Ici, point n’était besoin de dire les choses deux fois. La jeune fille a disparu pour revenir l’instant d’après avec un rasoir de barbier. J’ai déplié la lame et me suis saigné le ventre. Ça changeait tout ! Cette fois, le coupe-choux est allé loin. Il fallait à tout prix que mes intestins soient coupés, sinon pas d’hospitalisation. Le sang a giclé d’entre mes doigts qui tenaient la blessure. C’est dans cet état que je suis retourné voir Tomachova.
Médecin carcérale expérimentée, elle a tout compris : “Au bloc ! D’urgence !”
En montant sur la table, je n’avais qu’une pensée en tête : le convoi était-il parti ? ou pas encore ? Mikhal Mikhalytch est arrivé. Je lui ai posé la question. “Il est parti, il est parti !” Il riait. “Je peux voir ?” Je me suis rapproché de la fenêtre. Il n’y avait personne au poste de contrôle. Soulagement. Hilarité générale en salle d’opération. Je suis remonté sur le billard. »
(p. 147-150)

Au nom de l’article 58 (p. 61-66)
Levée d’écrou (p. 226-230)
Extrait court
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