« Hors collection »

  • Dersou Ouzala
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • Œuvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
Blizzard sur le lac Khanka :

« Vers midi, Dersou et moi étions au Khanka. Une mer douce qui, maintenant, prenait un air menaçant. Ça bouillait comme une marmite. Après une longue marche à travers les marécages herbeux, contempler la libre immensité des flots faisait beaucoup de bien. Assis sur le sable, j’observais l’eau. Il y avait quelque chose de fascinant dans le ressac. On pouvait rester des heures à regarder les vagues battre la rive.
Le lac était désert. Pas une voile, pas une barque. Une heure se passa, nous arpentions la rive et tirions sur les oiseaux.
— Canard plus bouge, dit Dersou à voix haute.
En effet, les oiseaux avaient brusquement interrompu leur migration. Les ténèbres qui jusque-là barraient l’horizon bouchèrent soudain le ciel. On ne voyait plus le soleil.
Quelques nuages blanchâtres faisaient la course sur fond de ciel sombre. Leurs bords s’échevelaient comme du coton sale.
— Capitaine ! me dit Dersou. Nous demi-tour, et vite. Moi petit petit peur.
En effet, il fallait songer à rentrer au bivouac. Après avoir changé de chaussures, nous tournâmes les talons. En entrant dans les fourrés, je lançai un regard en arrière pour voir le lac une dernière fois. Pareil à une bête enchaînée, il bondissait entre ses rives en soulevant des paquets d’écume jaunâtre.
— Niveau de l’eau monte, fit Dersou en examinant un ruisseau.
C’était vrai. Un vent fort repoussait l’eau à l’embouchure du Liefou. Il débordait maintenant et commençait à inonder la plaine. Nous tombâmes bientôt sur une grosse rivière qui nous barra la route. L’endroit me sembla inconnu. Dersou non plus n’en avait pas souvenir. Il s’arrêta, réfléchit un instant et obliqua à gauche. La rivière tourna et s’éloigna. De là, nous prîmes la direction du sud. Quelques minutes plus tard, nous pataugions dans un marécage. Il nous fallut alors revenir à la rivière. Ayant pivoté à droite, nous fûmes surpris par un autre cours d’eau que nous dûmes passer à gué. Puis, marchant vers l’est, nous tombâmes dans un bourbier. Enfin, nous mîmes les pieds sur une bande de terre sèche qui traversait le marécage à la manière d’un pont. Nous la suivîmes d’un pas prudent. Après une demi-verste, nous pénétrâmes dans un endroit sec et très herbu. La zone marécageuse était derrière nous.
Je consultai ma montre. Quatre heures de l’après-midi, et pourtant l’on aurait pu croire que la nuit venait de tomber. De lourds nuages, plus bas qu’auparavant, filaient plein sud. D’après mon estimation, le Liefou n’était plus qu’à 2,5 verstes, pas davantage. Pour point de repère, nous prenions la colline solitaire devant laquelle nous bivouaquions. Impossible de nous perdre ; au pire, nous aurions du retard. Or, soudainement, un lac assez grand se mit en travers de notre chemin. Il fut décidé de le contourner, mais il s’étirait en longueur. Alors, nous prîmes à gauche. Au bout de cent cinquante pas, nous fûmes stoppés par un cours d’eau abouché au lac en angle droit. Nous courûmes dans le sens opposé pour retomber aussitôt sur le sol mouvant des marais. Là, je décidai de retenter ma chance du côté droit. Très vite, pourtant, de l’eau fit floc sous nos pieds. Plus loin, tout n’était que flaques. Je dus me rendre à l’évidence que nous étions de nouveau perdus.
L’affaire prenait une vilaine tournure. Je proposai au Golde de revenir sur nos pas jusqu’à la bande de terre qui nous avait conduits sur cette île. Dersou acquiesça. Nous rebroussâmes chemin, mais impossible de retrouver le passage.
Soudain, le vent tomba. De loin en loin grondait le lac Khanka. Le jour finissait, et quelques flocons se mirent à tourbillonner dans l’air. Le calme ne dura qu’un moment. Puis s’abattit la trombe. La neige redoubla.
“Nous sommes bons pour passer la nuit là”, me dis-je. Mais, l’instant d’après, je songeai qu’il n’y avait pas de bois mort sur cette île : pas un arbrisseau ni le moindre buisson. Rien que de l’herbe et de l’eau. Je pris peur et interrogeai Dersou :
— Que va-t-on faire ?
— Moi très peur, répondit-il.
Alors seulement je pris conscience de l’horreur de notre situation. Il nous fallait passer la nuit en plein blizzard sans feu ni vêtements chauds. Je plaçais tous mes espoirs en Dersou. Il était mon seul salut.
— Écoute, capitaine ! me dit-il. Écoute bien. Faut travailler vite. Si pas travail, nous foutus. Vite coupe herbes.
Pourquoi cela ? Je ne lui posai pas la question. Je ne comprenais qu’une seule chose : “vite couper herbes”. Nous jetâmes à terre notre attirail pour nous atteler à la tâche dans la plus grande fébrilité. Le temps que je cueillisse une brassée d’herbes qui logeait dans une seule main, Dersou ramassait largement de quoi remplir deux bras d’un coup. Le vent soufflait par rafales avec une force telle que nous tenions à peine sur nos deux jambes. Déjà le gel rigidifiait mes vêtements. Dès que nous posions une botte à terre, la neige la recouvrait. À certains endroits, Dersou m’interdit de couper l’herbe. Il se fâchait fort quand je ne faisais pas ce qu’il me disait.
— Toi pas comprends ! criait-il. Toi écoute, toi travaille. Moi comprends.
Il ôta les lanières de nos fusils et prit sa ceinture. On trouva aussi un bout de ficelle dans l’une de mes poches. Il plia le tout et le rangea sous son gilet. Grâce à la neige, on pouvait encore discerner certaines formes au sol. Dersou se démenait avec une énergie déconcertante. Dès que je cessais le travail, il me criait de me presser avec des inflexions de peur et d’indignation dans la voix. Alors, reprenant le couteau, je m’exténuais à la tâche. La neige collait à ma chemise et se mettait à fondre, je sentais des filets glacés couler dans mon dos. Nous passâmes ainsi, je crois, plus d’une heure à couper l’herbe. Le vent cinglant et la neige mordante nous lacéraient le visage. J’avais les mains transies. En soufflant dessus pour les réchauffer, je laissai échapper mon couteau. Alors Dersou, voyant que j’avais cessé le travail, me cria :
— Capitaine ! Travaille ! Moi très peur ! Bientôt foutus !
Je lui dis que j’avais perdu mon couteau.
— Arrache herbe avec mains ! me lança-t-il en tentant de couvrir le bruit du vent.
Machinalement, presque inconsciemment, les mains meurtries, j’entrepris de casser les joncs, mais, craignant d’arrêter le travail, je continuai jusqu’au bout de mes forces. Je vis tourner des chandelles et je me mis à claquer des dents, comme dans un accès de fièvre. Mes habits trempés se plissaient et craquaient. Je tombai en proie à une sorte de somnolence. “Ainsi meurt-on de gel…” Telle fut la pensée qui me traversa l’esprit, puis je sombrai dans une espèce d’inconscience.
Combien de temps dura cet état d’évanouissement, je l’ignore. Soudain, je sentis qu’on me secouait par l’épaule. Je recouvrai mes esprits et vis Dersou qui, debout, se penchait sur moi.
— Mets-toi à genou, me dit-il.
Je lui obéis en m’appuyant sur mes bras. Alors Dersou m’enveloppa de sa toile de tente qu’il se mit à couvrir d’herbe. La chaleur se fit d’emblée. De l’eau se mit à goutter. Longtemps Dersou s’affaira autour, il ramenait de la neige et la tassait avec les pieds. Réchauffé, je sombrai dans un état de somnolence oppressée. J’eus l’impression de beaucoup dormir. Soudain, j’entendis la voix de Dersou :
— Capitaine ! Pousse-toi…
Je fis l’effort de me serrer de côté. Le Golde se glissa sous la tente, se coucha près de moi et se mit à nous couvrir, lui et moi, de sa veste en cuir. En tâtonnant de la main, je sentis à mes pieds des bottes de fourrure.
— Merci, Dersou, lui dis-je. Pense à te couvrir d’abord.
— C’est bon, c’est bon, capitaine. Pas besoin peur maintenant. Moi bien attache, solide. Pas casse avec vent.
Plus la neige nous recouvrait, plus la chaleur s’infusait dans notre hutte improvisée. Ça ne gouttait plus d’en haut. Au-dehors, le vent hurlait. On aurait dit des sirènes, des battements de cloches, le son du glas. Puis je crus voir des danses en rêve. Je tombais lentement de plus en plus bas, je ne sais où. Enfin, je plongeai dans un long et profond sommeil… Nous dormîmes probablement une douzaine d’heures. Je me réveillai dans le noir et le silence. Soudain, je découvris que j’étais seul.
— Dersou ! m’écriai-je effrayé.
Sa voix me répondit du dehors :
— Ours ! Debout, ours ! Retourne à ta tanière. Trop longtemps dormi dans tanière étrangère.
Je m’extirpai au grand air aussi vite que je pus et, malgré moi, me cachai les yeux de la main. La blancheur de la neige m’éblouit. L’air était frais, transparent. Il gelait. Des nuages en lambeaux filaient dans le ciel. On voyait par endroits des coins de ciel bleu. Et bien que le temps restât maussade, le soleil promettait de percer bientôt. Couchée sous le poids de la neige, l’herbe formait des rainures. Dersou avait ramassé des brindilles et allumé un petit feu pour y mettre mes bas-de-chausses à sécher.
Je compris pourquoi Dersou m’avait interdit de couper l’herbe à certains endroits. C’était pour la torsader et mailler le toit de la hutte à l’aide de ceintures et de ficelles afin d’en empêcher la dispersion aux quatre vents. Je commençai par remercier Dersou de m’avoir sauvé la vie. »
(p. 89-93)

La chasse aux sangliers (p. 62-64)
Vieux-croyants et chercheurs d’or (p. 449-451)
Extrait court
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