Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Au nom de l’article 58 :

« Nous avons passé Khabarovsk. Le convoi roulait vers Vanino quand j’ai senti dans le wagon une agitation inhabituelle. Un groupe de truands mijotait quelque chose, et Volodia Mlad en était. Un leader finit toujours par s’imposer dans un groupe de droit-commun. C’est une question de survie collective, et non de domination par la peur. Les hommes faisaient des messes basses. Je n’y étais pas associé, mais j’ai bien compris qu’une évasion était dans l’air. D’où venait leur lime, je l’ignore. Cela tenait d’un grand mystère : dans n’importe quelles circonstances, les prisonniers dégotaient toujours des limes et des couteaux. Que de fois me suis-je émerveillé de l’inventivité des hommes dans les camps de la Kolyma… Avec le fil d’acier d’un câble de remorquage, ils vous débitaient une bille de bois avec la rapidité et la netteté d’une tronçonneuse à disque de haute précision. Un gardien ukrainien n’arrêtait pas de s’en étonner, disant dans sa langue : “Drôle d’espèce que ces gens-là. Ça trouve une aiguille comme ça (il joignait les deux index) et ça vous fait un couteau comme ça (il écartait grand les mains) !”
De quelle manière les droit-commun ont découpé le sol du wagon, je ne saurais le dire, mais l’affaire a été rondement menée. Selon une loi non écrite, un membre de la caste des voleurs ne pouvait interdire à quiconque de s’évader avec lui. Je n’aurais certes pas attendu d’y être invité pour me sauver avec eux, mais c’est Mlad lui-même qui est venu me voir à la fin du perçage : “On va se faire la belle. Si tu veux, file avec nous.”
Un petit trou perçait le sol, par où l’on voyait défiler les traverses. J’étais le septième, ou peut-être le huitième. Quelqu’un savait d’expérience que, passé Komsomolsk-sur-Amour, les convois ralentissaient. Le meilleur moment pour la fuite. Des prisonniers d’autres trains se sont échappés ce jour-là, presque en même temps, sur le même tronçon. Pour ce qui est de notre évasion, il me faut rassembler mes souvenirs.
C’était entre chien et loup. Le train venait à peine de reprendre sa course après un arrêt en gare quand le premier homme a laissé tomber ses pieds sur les traverses en mouvement. Il s’est tenu un moment par les mains au bord de l’orifice et, enfin, a lâché prise. L’instant d’après, il se plaquait au sol pour empêcher les structures suspendues, qui étaient en fonte, de lui écraser la tête. Sur certains trains, il y avait des griffes métalliques qui pendaient aux attelages des derniers wagons presque au ras de la voie – mortel pour les fugitifs ; mais, maintenant, personne ne pensait à ça. Le deuxième a plongé après le premier, sans perdre plus de temps, puis un troisième s’est extirpé, un quatrième a roulé… Mlad était déjà suspendu quand il m’a décoché un clin d’œil avant de sauter à son tour. Quand mon tour est venu, je me suis collé aux traverses jusqu’au passage fracassant du dernier wagon. Dès que le ciel s’est ouvert devant moi, la garde s’est mise à tirer chaotiquement à partir de la plateforme de la voiture de queue. Nous étions une douzaine à détaler. Les tirs crépitaient encore. Le convoi a pilé, des hommes ont sauté sur le ballast avec des chiens.
La débandade a commencé. Les soldats se sont lancés à nos trousses avec leurs carabines et leurs chiens. Jamais je n’aurais cru qu’il y eût tant de convoyeurs dans un seul convoi. Mais d’où sortaient-ils tous ? Un gars de mon wagon courait à cinq ou six pas devant moi. Les balles ont fragmenté sa tête. Le temps d’une fraction de seconde, j’ai vu l’homme debout avec un crâne fendu en deux. On aurait dit qu’une hache l’avait tranché de part en part. Quand il s’est écroulé, son cerveau s’est répandu par terre : deux hémisphères saignants. Un berger allemand s’est jeté dessus en plantant la truffe dans la cervelle. J’ai eu l’impression qu’il la léchait.
Si ces détails me reviennent maintenant à l’esprit, sur le coup je n’ai pu rien penser ni sentir : un molosse a bondi sur mon dos en plantant ses crocs dans mon flanc droit. Dans son élan, il m’a précipité au sol. Devant et derrière moi, mes compagnons aussi roulaient à terre. J’ai eu le temps de couvrir ma tête de mon blouson. J’entendais des cris et des tirs. Les convoyeurs couraient sur la voie en tirant à la volée. Sept hommes de tués, je crois. Ils m’ont ramassé et ramené au convoi.
Quand je suis revenu à moi, j’étais dans un autre wagon. Nouvelle opération de contrôle, ils nous ont jetés sur le ballast pour nous fouiller individuellement. Plusieurs heures d’arrêt. Du remblai où nous étions assis, la taïga semblait immense comme la moitié du ciel, mais il était écrit que nous n’y ferions pas d’ultime promenade. On n’engageait aucune procédure ou instruction spéciale à l’encontre des fugitifs, car c’était inutile : une évasion vous coûtait trois ans de détention, mais nous étions tous lourdement condamnés ; or, à partir de la deuxième condamnation, les grosses peines annulaient les petites.

Vanino, enfin le bout du voyage.
Le train s’est immobilisé sur des voies de garage. Il pluvinait. Ils nous ont fait gravir une pente en colonne. Il y avait là-haut, derrière des miradors, des zones de transit. Je me rappelle la n° 6, la n° 7, la n° 8… Jusqu’à trente mille prisonniers, disait-on, qui venaient du Taïchetlag, du Karlag, du Bamlag et d’une multitude d’autres camps pour être embarqués sur des cargos spéciaux vers Magadan.
Ils ont amené notre colonne au portail de fer du centre de transit. Là, nous étions attendus par l’administration et la commandanture. Ils nous ont fait asseoir par terre. Listes en main, des officiers criaient nos noms. L’agent de commandanture du camp est sorti du lot : culotte bouffante rentrée dans des bottes à longues tiges, tunique militaire sans épaulettes. N’eût été ce crâne de bronze roulant sur de larges épaules, j’aurais peut-être hésité ; mais là, pas de méprise possible : Ivan Funt ! Il avait pris du galon, apparemment, puisqu’il était devenu le chef de commandanture d’un centre de transit plus grand qu’à Vladivostok, par où passaient tous les détenus en partance pour la Kolyma. Il était entouré de têtes connues : Kolia le Lièvre et Valia la Pipe, entre autres bandits.
Ivan Funt a fait un pas en avant pour adresser un bref discours aux colonnes. J’ai retenu la première phrase dont je n’ai pas saisi le sens immédiatement : “Ici, bande de putes, c’est la loi de Chaliapine !”
Ça voulait dire la loi du cri, des injures et des coups de sang qui désormais, avec l’aboiement des chiens et le claquement des culasses, nous accompagneraient à chaque pas. Ce serait notre fond sonore quotidien, qui nous ferait oublier tous les sons de notre vie d’avant. Sur le moment, je ne l’ai pas compris.
Mais, au pied du portail de la zone, le spectacle ne faisait que commencer.
Papiers en main, ils ont fait l’appel des “voleurs” (droit-commun). Le nom de Volodia Mlad est tombé parmi les premiers, qui a reçu l’ordre de se mettre en ligne avec une douzaine d’autres. Il y avait près de là un poteau fiché en terre avec un morceau de rail accroché dessus. Kolia le Lièvre s’est approché de la ligne, un couteau à la main. Les nouveaux venus, quelque quatre ou cinq milliers d’hommes, observaient la scène en silence, tous accroupis. Kolia a fait un pas vers la tête de ligne, un jeune gars que je ne connaissais pas. Et de lui dire : “Sonne la cloche.”
L’opération consistait à ravaler au rang de “vendus” ceux qu’on appelait les “voleurs honnêtes” en les forçant à “sonner la cloche”. Mais obéir à un ordre de l’administration, même s’il s’agissait d’une simple poignée de main, c’était bafouer la loi des voleurs et se ranger automatiquement dans la caste des “chiennes”, ces vendus qui collaboraient avec la hiérarchie du camp.
“Non.
— Sonne, fumier !”
Le Lièvre a levé haut la main et frappé l’autre au visage.
Avec la manche de sa vareuse, le gars a essuyé le sang qui coulait de ses lèvres meurtries.
“Non.”
Alors le Lièvre, devant les officiers et l’ensemble des colonnes qui assistaient à la scène, a planté son couteau dans le ventre du garçon. L’autre s’est plié en grimaçant avant de s’écrouler. Une fois à terre, il s’est contorsionné dans une mare de sang. Imperturbables, une vingtaine d’officiers suivaient l’action. Le Lièvre s’est alors approché du suivant, Volodia Mlad. Je voyais du sang goutter de son couteau, dans sa main.
“Sonne la cloche, ‘chienne’ !”
Silence de mort dans les colonnes. La face efféminée de Mlad a rosi : “Non.”
Le Lièvre lui a porté un coup de botte au visage en le jetant à terre, puis l’a foulé aux pieds jusqu’au moment où les autres bandits ont tiré à l’écart son corps inanimé.
Mlad survivra. Vers 1951-1952, il sera égorgé dans un camp de l’Indiguirka.
Le bandit s’est approché du troisième : “Sonne la cloche !”
Le troisième a poussé un pas lent vers le poteau et sonné le rail, suivi d’un quatrième, puis d’un cinquième… Peut-être y en a-t-il eu d’autres, je ne sais plus. Au bout de trois heures, ils ont mis les colonnes debout pour les faire entrer dans la zone. Là, ils nous ont séparés. Je me suis retrouvé dans un groupe à l’écart : les évadés du train et autres suspects.
C’est là qu’Ivan Funt est venu : “Tiens, une vieille connaissance !”
De nouveau, il m’a proposé d’intégrer la commandanture.
“On en a déjà parlé, vous et moi. Je ne peux pas travailler pour ceux qui m’ont emprisonné.”
Il m’a semblé que la crapule me regardait cette fois avec un fond de sympathie, voire un respect caché. J’ai entendu dire que lui-même, ancien “voleur honnête”, avait résisté longtemps avant de craquer et de se mettre au service de l’administration, mais allez savoir quelles épreuves il avait endurées…
“Tu vas crever dans les camps de la Kolyma”, m’a dit Funt.
J’ai haussé les épaules.
Ils nous ont conduits dans une immense baraque appelée “la gare” en raison de son gabarit. Pénombre, plafond haut, couchettes à trois étages. On voyait se balancer en hauteur, au-dessus du passage, accrochés par des câbles à des poutres non équarries, sept ou huit pendus. Leurs têtes inclinées n’étaient pas recouvertes ; ils dardaient sur nous des yeux exorbités. À l’évidence, c’était signé Funt et consorts.
Couchés sur les planches dans un profond silence, les hommes se sont endormis sans prêter attention aux pendus. Les corps gravitaient si haut sur nos têtes que même debout sur les couchettes supérieures, nul n’aurait pu les atteindre. Étendu sur le dos, agité, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Je voyais pendre les morts. Un relent fétide et persistant me soulevait l’estomac.
Des années plus tard, je raconterais l’histoire à Vyssotski qui écrirait les “Pommes du paradis” : Au milieu de nulle part se dressait un portail de fonte/Devant un énorme convoi de cinq milliers d’hommes à genoux… »
(p. 61-66)

Cent tonnes de chair humaine (p. 147-150)
Levée d’écrou (p. 226-230)
Extrait court
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