Voie lactée (Büren ~ province du Töv) :
« 47° 10’ 57’’ N, 105° 07’ 38’’ E
C’est ainsi. Couler des jours heureux n’a pas que du bon pour un homme marié. Il s’ennuie et finit par chercher des poux à sa femme. Comme si une vie trop commode lui amaigrissait le cœur. C’est dans l’air chez les couples installés – c’est presque une figure imposée –, et les éleveurs nomades n’échappent pas à la règle.
Ainsi, tout allait bien pour Pürev. Jamais avare en jolis mots, il s’était marié à Sansarmaa, la femme la plus vigoureuse et la plus courtisée du district de Büren. Personne ne restait insensible à sa grâce, à son nez délicat qui semblait flairer la pluie, à ses joues couleur de pêche et, entre la lézarde des paupières, à ses yeux de feu qui disaient une grande sensualité. Son visage, où le vent avait déjà laissé sa trace, éclatait de santé et brillait comme le bronze poli. Tous les hommes en étaient émus – même les ivrognes arrêtaient de boire quand elle passait –, à moins que ce fût par ses lèvres, qui donnaient envie de mordre, par sa taille comme faite au tour ou sa poitrine cuirassée. Et puis il fallait la voir travailler, solide comme un roc et aussi légère à cheval qu’un vol d’alouettes au soleil. Quoi qu’il en fût, même les femmes marquaient un temps d’arrêt devant tant de grâce.
Sansarmaa était connue jusque dans les hameaux alentour, où l’on disait : “C’est la beauté de Büren.” Et, pour donner plus de force à cette histoire, j’exagérerai en disant qu’on parlait d’elle dans toute la province de Töv.
On raconte d’ailleurs que les plus belles passions ont des airs de chanson. Et c’est vrai que le voisinage se demandait quels secrets les deux tourtereaux pouvaient bien se chantonner pour mener une vie si saine et si paisible. Le bois de leur yourte, comme leur mariage, comptait quelques éraflures bien sûr mais leur couple tenait farouchement. Jamais Sansarmaa ou Pürev n’avaient pour l’autre de paroles amères comme on l’entend souvent au sujet de détails. Même s’il y avait une tracasserie, ils se couvraient de tendresses sans jamais s’abaisser à railler l’autre.
Pürev en faisait des jaloux, d’autant que sa femme lui avait donné de beaux enfants. Presque un par an au début. Pour les nourrir, Pürev disposait du troupeau que lui avait légué son père, des bêtes robustes dont la simple apparence semblait dire qu’un terroir austère donne des êtres magnifiques.
La région de Büren n’était pourtant pas la fleur de la province de Töv. Sur ses plateaux venteux déployés à des âges illustres aux confins du piémont granitique de Hustai, par-delà le coude que forment les eaux de la Tuul, ne poussait qu’une herbe coriace. Les animaux s’en contentaient pour donner ce qu’ils avaient de meilleur : un cachemire printanier de qualité dont la vente payait les études des enfants ; ce qu’il fallait de laine durant l’été pour renouveler à loisir la couverture de la yourte et vendre le surplus ; pareil pour le crin porté au marché de Züünmod ; assez de viande enfin pour obtenir de l’argent à l’entrée de l’hiver. Grâce à leurs vaches, moutons et chèvres, Pürev et Sansarmaa coulaient une vie rustique mais belle. Et surtout, durant la saison chaude, ce troupeau donnait en abondance un lait riche et savoureux. “Le bonheur sort du pis de nos femelles”, philosophait Sansarmaa qui, plus que tout, aimait faire des fromages.
Ce lait, c’était la matière brute avec laquelle elle faisait des miracles, le bloc dont le lapidaire sort la pierre précieuse. Quand elle n’en vendait pas à la coopérative d’éleveurs du village ou aux vacanciers qui rentraient à Oulan-Bator, 200 kilomètres plus à l’est, elle déployait tout le savoir-faire appris de sa mère et de sa grand-mère pour le transformer en mille et un produits : crème dont les enfants raffolent sur du pain frais, beurre jaune à consommer rance, notamment dans le thé, yaourt qu’on boit au bol, caillé dégusté en passant le temps, alcool de lait distillé patiemment, lait de jument fermenté, fromage dur comme la pierre grâce auquel le berger oublie sa faim. Et parce que le lait conservait le parfum de l’herbe, tout cela avait le goût de sa terre et des bonheurs simples?
Blanc et pur était le lait, comme l’amour qui unissait Pürev et Sansarmaa. Ils vivaient heureux. Allez donc savoir pourquoi vint à Pürev l’idée de critiquer le fromage de sa femme? »
La soupière (Hovd ~ province du Hovd) (p. 89-91)
À regarder dans le rétroviseur? (Chuluut ~ province de l’Arkhangai) (p. 182-184)
Extrait court
« 47° 10’ 57’’ N, 105° 07’ 38’’ E
C’est ainsi. Couler des jours heureux n’a pas que du bon pour un homme marié. Il s’ennuie et finit par chercher des poux à sa femme. Comme si une vie trop commode lui amaigrissait le cœur. C’est dans l’air chez les couples installés – c’est presque une figure imposée –, et les éleveurs nomades n’échappent pas à la règle.
Ainsi, tout allait bien pour Pürev. Jamais avare en jolis mots, il s’était marié à Sansarmaa, la femme la plus vigoureuse et la plus courtisée du district de Büren. Personne ne restait insensible à sa grâce, à son nez délicat qui semblait flairer la pluie, à ses joues couleur de pêche et, entre la lézarde des paupières, à ses yeux de feu qui disaient une grande sensualité. Son visage, où le vent avait déjà laissé sa trace, éclatait de santé et brillait comme le bronze poli. Tous les hommes en étaient émus – même les ivrognes arrêtaient de boire quand elle passait –, à moins que ce fût par ses lèvres, qui donnaient envie de mordre, par sa taille comme faite au tour ou sa poitrine cuirassée. Et puis il fallait la voir travailler, solide comme un roc et aussi légère à cheval qu’un vol d’alouettes au soleil. Quoi qu’il en fût, même les femmes marquaient un temps d’arrêt devant tant de grâce.
Sansarmaa était connue jusque dans les hameaux alentour, où l’on disait : “C’est la beauté de Büren.” Et, pour donner plus de force à cette histoire, j’exagérerai en disant qu’on parlait d’elle dans toute la province de Töv.
On raconte d’ailleurs que les plus belles passions ont des airs de chanson. Et c’est vrai que le voisinage se demandait quels secrets les deux tourtereaux pouvaient bien se chantonner pour mener une vie si saine et si paisible. Le bois de leur yourte, comme leur mariage, comptait quelques éraflures bien sûr mais leur couple tenait farouchement. Jamais Sansarmaa ou Pürev n’avaient pour l’autre de paroles amères comme on l’entend souvent au sujet de détails. Même s’il y avait une tracasserie, ils se couvraient de tendresses sans jamais s’abaisser à railler l’autre.
Pürev en faisait des jaloux, d’autant que sa femme lui avait donné de beaux enfants. Presque un par an au début. Pour les nourrir, Pürev disposait du troupeau que lui avait légué son père, des bêtes robustes dont la simple apparence semblait dire qu’un terroir austère donne des êtres magnifiques.
La région de Büren n’était pourtant pas la fleur de la province de Töv. Sur ses plateaux venteux déployés à des âges illustres aux confins du piémont granitique de Hustai, par-delà le coude que forment les eaux de la Tuul, ne poussait qu’une herbe coriace. Les animaux s’en contentaient pour donner ce qu’ils avaient de meilleur : un cachemire printanier de qualité dont la vente payait les études des enfants ; ce qu’il fallait de laine durant l’été pour renouveler à loisir la couverture de la yourte et vendre le surplus ; pareil pour le crin porté au marché de Züünmod ; assez de viande enfin pour obtenir de l’argent à l’entrée de l’hiver. Grâce à leurs vaches, moutons et chèvres, Pürev et Sansarmaa coulaient une vie rustique mais belle. Et surtout, durant la saison chaude, ce troupeau donnait en abondance un lait riche et savoureux. “Le bonheur sort du pis de nos femelles”, philosophait Sansarmaa qui, plus que tout, aimait faire des fromages.
Ce lait, c’était la matière brute avec laquelle elle faisait des miracles, le bloc dont le lapidaire sort la pierre précieuse. Quand elle n’en vendait pas à la coopérative d’éleveurs du village ou aux vacanciers qui rentraient à Oulan-Bator, 200 kilomètres plus à l’est, elle déployait tout le savoir-faire appris de sa mère et de sa grand-mère pour le transformer en mille et un produits : crème dont les enfants raffolent sur du pain frais, beurre jaune à consommer rance, notamment dans le thé, yaourt qu’on boit au bol, caillé dégusté en passant le temps, alcool de lait distillé patiemment, lait de jument fermenté, fromage dur comme la pierre grâce auquel le berger oublie sa faim. Et parce que le lait conservait le parfum de l’herbe, tout cela avait le goût de sa terre et des bonheurs simples?
Blanc et pur était le lait, comme l’amour qui unissait Pürev et Sansarmaa. Ils vivaient heureux. Allez donc savoir pourquoi vint à Pürev l’idée de critiquer le fromage de sa femme? »
(p. 27-29)
La soupière (Hovd ~ province du Hovd) (p. 89-91)
À regarder dans le rétroviseur? (Chuluut ~ province de l’Arkhangai) (p. 182-184)
Extrait court