La Volga au grand cours :
« Quelle distance reste-t-il à parcourir avant une possible remise à l’eau ? Oleg annonce :
— Pour l’instant, c’est mal engagé. Si tu es d’accord, ton kayak peut rester dans notre garage pour la nuit. Toi, tu te reposes, et demain on t’aide à te remettre sur la bonne voie.
— Absolument ! ajoute Nessim. Je te fais découvrir la ville et ce soir on va préparer le plat d’enfance de Vladik et Oleg, du plov. C’est une recette ouzbèke ; après y avoir goûté, tu ne pourras plus repartir.
Est-ce une bonne chose ? En jaugeant la situation et l’heure déjà bien avancée, en considérant les bons sentiments que m’inspirent ces nouvelles connaissances, j’accepte. “L’homme propose et Dieu dispose”, disent les Russes. À présent, je marche dans les pas de Nessim. Avec ses traits asiatiques, il pourrait s’enorgueillir d’être le sosie de Bruce Lee. Ce gaillard sec, possible candidat à la descendance de Gengis Khan, me devance sur le chemin qui mène au bourg. À la vue du barrage, il s’agite :
— Regarde, il est ultrasurveillé ! Si tu essaies de passer, on te sèche. C’est bien beau d’avoir une pagaie, mais ça ne fait pas tout. Sur le barrage, la sécurité te tire comme un lapin. Moi, je me laisse pas faire ; je leur cale un yoko geri et boum, terminé, je passe de l’autre côté !
Nessim s’engage sur le pont du barrage où roulent les voitures puis se tourne vers moi, cigarette à la bouche, pour esquisser un coup de pied haut à la manière d’un champion de kung-fu.
Les piétons et les véhicules semblent passer sans encombre, pas les kayakistes. Celui qui vient par la terre est admis ; celui qui vient par le fleuve est honni. Nous passons de l’autre côté de ce monstrueux édifice dont la construction, réalisée par des prisonniers du Goulag, commença en 1935.
Sur les quais, des croisiéristes sortent d’un confortable paquebot et s’engouffrent dans la ville fortifiée. Le ciel est gris, la pluie ne demande qu’à tomber.
— Il y a des avalanches de touristes tout le temps ici, mais regarde, toi, tu es aussi venu en bateau et tu as ton guide personnel. C’est ici qu’a été assassiné le tsarévitch Dimitri chuchote Nessim.
Cette tragédie, survenue en 1591, fut à l’origine de grands troubles et d’une crise dynastique. Dans l’enceinte du monastère, devant la statue du petit tsar, Nessim décide de me raconter cet épisode qui concerne l’histoire de la Russie :
— Alors que Fédor, le fils d’Ivan le Terrible, faible et sans descendance, occupe le trône, l’avenir du royaume semble reposer sur un autre fils d’Ivan. L’ennui, c’est que celui-ci est issu du septième mariage de son père – or l’Église orthodoxe n’en tolère que trois. Par conséquent, il est officiellement exclu qu’il règne un jour. Mais ce plus jeune fils représente un espoir. C’est le tsarévitch Dimitri, âgé de 8 ans, dont tu vois la statue ici.
Le garçonnet, au visage d’ange surmonté d’un bonnet de Monomaque et vêtu d’un long manteau brodé, joint ses mains en prière. Éloigné de la vie politique, il fut conduit avec sa mère, l’ex-tsarine Maria Fiodorovna, dans la forteresse d’Ouglitch. Le manque d’autorité du tsar Fédor est pallié par l’influence de Boris Godounov, ancien bras droit d’Ivan le Terrible, dont la sœur est mariée à Fédor. Le chambellan est un prétendant sérieux au trône. C’est d’ailleurs Boris Goudounov qui a ordonné que Dimitri fût envoyé à Ouglitch. Nessim poursuit :
— Par une lumineuse journée de printemps, bercée par la douce caresse du fleuve Volga, le jeune Dimitri s’adonne à l’un de ses passe-temps favori : jouer à la guerre avec d’autres enfants. Comme souvent, il manipule un couteau – son arme favorite, dont il use habituellement pour torturer des animaux inoffensifs. Alors que sa mère s’est absentée et qu’il chahute dans la cour de la forteresse, l’enfant est, dit-on, pris d’une crise d’épilepsie qui le fait trébucher sur sa lame. Lorsque sa gouvernante découvre la scène, il est trop tard : Dimitri agonise dans son sang. Les cris de la gouvernante alertent le sonneur de la tour de garde, qui fait résonner le tocsin, et la pauvre Maria Fiodorovna, qui hurle à l’assassin et bascule dans la folie. Tous les acteurs du drame sont pourchassés et exécutés, sur ordre de celle-ci. Quelques années plus tard, le tsar Fédor meurt sans héritier, laissant le trône vacant et à disposition de l’intrigant Boris Godounov. Nul ne connaît le fin mot de l’histoire. Était-ce un attentat fomenté par l’ancien conseiller du tsar, ou un malheureux accident ? Le fait est que cet épisode sonna la fin de la dynastie des Riourikides, qui régna plus de sept cents ans sur la Moscovie.
Toute cette histoire a pour effet de creuser mon appétit. Nessim s’en inquiète.
— Tu as faim ? Tu es aussi sec que moi, mais tu fais des kilomètres toute la journée. On va appeler Vlad. Il va préparer le plov.
C’est dans le vaste jardin de Nessim, accueillant une modeste bâtisse en bois, que nous allons cuisiner le plov. Mon hôte s’empare d’un chaudron et le dépose sur un poêle en tôle. Un jour de plov, c’est un jour de fête, et plus il y aura de plov, meilleure sera l’ambiance. En considérant la quantité des ingrédients que Vlad a réunis, je ne doute pas que l’atmosphère sera détendue plusieurs jours.
Le feu est lancé. Le garagiste, transformé en chef, verse dans le récipient de l’huile de tournesol ayant poussé sous le soleil torride d’Ukraine. Lorsqu’elle commence à frémir, on dépose dans le chaudron la viande choisie avec soin. Ici, nous cuisinerons du mouton bien gras. De gros oignons jaunes et les carottes sucrées qu’Olga a offertes sont découpés en bâtonnets. Vlad ajoute à la préparation des raisins secs, du poivre, du piment, du cumin, de l’épine-vinette (barbaris, en russe) et d’autres épices. Notre plov devrait se rapprocher de celui que Marco Polo dégusta dans les foires de Samarcande au XIIIe siècle. Nous ajoutons quelques gousses d’ail entières. Elles mijoteront jusqu’à devenir crémeuses. Pour finir, nous abreuvons en eau chaude un riz à grains longs qui sert de base au plat. »
Volga et Kama (p. 107-109)
La steppe (p. 148-149)
Extrait court
« Quelle distance reste-t-il à parcourir avant une possible remise à l’eau ? Oleg annonce :
— Pour l’instant, c’est mal engagé. Si tu es d’accord, ton kayak peut rester dans notre garage pour la nuit. Toi, tu te reposes, et demain on t’aide à te remettre sur la bonne voie.
— Absolument ! ajoute Nessim. Je te fais découvrir la ville et ce soir on va préparer le plat d’enfance de Vladik et Oleg, du plov. C’est une recette ouzbèke ; après y avoir goûté, tu ne pourras plus repartir.
Est-ce une bonne chose ? En jaugeant la situation et l’heure déjà bien avancée, en considérant les bons sentiments que m’inspirent ces nouvelles connaissances, j’accepte. “L’homme propose et Dieu dispose”, disent les Russes. À présent, je marche dans les pas de Nessim. Avec ses traits asiatiques, il pourrait s’enorgueillir d’être le sosie de Bruce Lee. Ce gaillard sec, possible candidat à la descendance de Gengis Khan, me devance sur le chemin qui mène au bourg. À la vue du barrage, il s’agite :
— Regarde, il est ultrasurveillé ! Si tu essaies de passer, on te sèche. C’est bien beau d’avoir une pagaie, mais ça ne fait pas tout. Sur le barrage, la sécurité te tire comme un lapin. Moi, je me laisse pas faire ; je leur cale un yoko geri et boum, terminé, je passe de l’autre côté !
Nessim s’engage sur le pont du barrage où roulent les voitures puis se tourne vers moi, cigarette à la bouche, pour esquisser un coup de pied haut à la manière d’un champion de kung-fu.
Les piétons et les véhicules semblent passer sans encombre, pas les kayakistes. Celui qui vient par la terre est admis ; celui qui vient par le fleuve est honni. Nous passons de l’autre côté de ce monstrueux édifice dont la construction, réalisée par des prisonniers du Goulag, commença en 1935.
Sur les quais, des croisiéristes sortent d’un confortable paquebot et s’engouffrent dans la ville fortifiée. Le ciel est gris, la pluie ne demande qu’à tomber.
— Il y a des avalanches de touristes tout le temps ici, mais regarde, toi, tu es aussi venu en bateau et tu as ton guide personnel. C’est ici qu’a été assassiné le tsarévitch Dimitri chuchote Nessim.
Cette tragédie, survenue en 1591, fut à l’origine de grands troubles et d’une crise dynastique. Dans l’enceinte du monastère, devant la statue du petit tsar, Nessim décide de me raconter cet épisode qui concerne l’histoire de la Russie :
— Alors que Fédor, le fils d’Ivan le Terrible, faible et sans descendance, occupe le trône, l’avenir du royaume semble reposer sur un autre fils d’Ivan. L’ennui, c’est que celui-ci est issu du septième mariage de son père – or l’Église orthodoxe n’en tolère que trois. Par conséquent, il est officiellement exclu qu’il règne un jour. Mais ce plus jeune fils représente un espoir. C’est le tsarévitch Dimitri, âgé de 8 ans, dont tu vois la statue ici.
Le garçonnet, au visage d’ange surmonté d’un bonnet de Monomaque et vêtu d’un long manteau brodé, joint ses mains en prière. Éloigné de la vie politique, il fut conduit avec sa mère, l’ex-tsarine Maria Fiodorovna, dans la forteresse d’Ouglitch. Le manque d’autorité du tsar Fédor est pallié par l’influence de Boris Godounov, ancien bras droit d’Ivan le Terrible, dont la sœur est mariée à Fédor. Le chambellan est un prétendant sérieux au trône. C’est d’ailleurs Boris Goudounov qui a ordonné que Dimitri fût envoyé à Ouglitch. Nessim poursuit :
— Par une lumineuse journée de printemps, bercée par la douce caresse du fleuve Volga, le jeune Dimitri s’adonne à l’un de ses passe-temps favori : jouer à la guerre avec d’autres enfants. Comme souvent, il manipule un couteau – son arme favorite, dont il use habituellement pour torturer des animaux inoffensifs. Alors que sa mère s’est absentée et qu’il chahute dans la cour de la forteresse, l’enfant est, dit-on, pris d’une crise d’épilepsie qui le fait trébucher sur sa lame. Lorsque sa gouvernante découvre la scène, il est trop tard : Dimitri agonise dans son sang. Les cris de la gouvernante alertent le sonneur de la tour de garde, qui fait résonner le tocsin, et la pauvre Maria Fiodorovna, qui hurle à l’assassin et bascule dans la folie. Tous les acteurs du drame sont pourchassés et exécutés, sur ordre de celle-ci. Quelques années plus tard, le tsar Fédor meurt sans héritier, laissant le trône vacant et à disposition de l’intrigant Boris Godounov. Nul ne connaît le fin mot de l’histoire. Était-ce un attentat fomenté par l’ancien conseiller du tsar, ou un malheureux accident ? Le fait est que cet épisode sonna la fin de la dynastie des Riourikides, qui régna plus de sept cents ans sur la Moscovie.
Toute cette histoire a pour effet de creuser mon appétit. Nessim s’en inquiète.
— Tu as faim ? Tu es aussi sec que moi, mais tu fais des kilomètres toute la journée. On va appeler Vlad. Il va préparer le plov.
C’est dans le vaste jardin de Nessim, accueillant une modeste bâtisse en bois, que nous allons cuisiner le plov. Mon hôte s’empare d’un chaudron et le dépose sur un poêle en tôle. Un jour de plov, c’est un jour de fête, et plus il y aura de plov, meilleure sera l’ambiance. En considérant la quantité des ingrédients que Vlad a réunis, je ne doute pas que l’atmosphère sera détendue plusieurs jours.
Le feu est lancé. Le garagiste, transformé en chef, verse dans le récipient de l’huile de tournesol ayant poussé sous le soleil torride d’Ukraine. Lorsqu’elle commence à frémir, on dépose dans le chaudron la viande choisie avec soin. Ici, nous cuisinerons du mouton bien gras. De gros oignons jaunes et les carottes sucrées qu’Olga a offertes sont découpés en bâtonnets. Vlad ajoute à la préparation des raisins secs, du poivre, du piment, du cumin, de l’épine-vinette (barbaris, en russe) et d’autres épices. Notre plov devrait se rapprocher de celui que Marco Polo dégusta dans les foires de Samarcande au XIIIe siècle. Nous ajoutons quelques gousses d’ail entières. Elles mijoteront jusqu’à devenir crémeuses. Pour finir, nous abreuvons en eau chaude un riz à grains longs qui sert de base au plat. »
(p. 57-60)
Volga et Kama (p. 107-109)
La steppe (p. 148-149)
Extrait court