Le combattant aux mains vides :
« Sensei se met inconsciemment à faire des mouvements de karaté avec les mains et les pieds, comme s’il affrontait, tout en marchant, un adversaire invisible. Devant la vitesse de ses déplacements, je songe à nouveau à l’agilité des félins.
— Vous savez, Jim-san, au karaté, on répète les mouvements de base pour les dépasser. Il faut dépasser la forme, ce n’est qu’une aide de départ. Une fois que l’on a compris le mouvement et son vrai sens, ce n’est pas nous qui le faisons, il se fait de lui-même.
Je sens que cette conversation ne mènera nulle part : je suis encore très loin, moi, d’avoir “dépassé la forme”. Je me demande par ailleurs s’il ne s’agit pas là d’un sens plus subtil du mot karaté. Des deux idéogrammes qui le composent, le premier, kara (qui se prononce aussi kū), signifie “vide”, et le second, te, “main”. Le karatéka n’employant aucune arme en dehors de ses mains et de ses pieds, il a en effet les “mains vides”. Toutefois, n’y aurait-il pas là aussi une allusion au dépassement de la forme, à la spontanéité de mouvements qui surgissent tout droit du vide, kū, de l’esprit ?
— Pensez-vous, Sensei, qu’il faille un maître pour atteindre l’Éveil ? Car c’est avec cette idée que je suis venu au Japon, et pas tout simplement pour profiter du pays.
Sensei réagit sans hésitation :
— Je ne sais pas s’il faut un maître. Peut-être cela dépend-il des gens. En tout cas, je ne peux pas le dire à votre place. Que ressentez-vous à l’intérieur de vous-même ? Quant à être venu au Japon pour y trouver la voie et non pas simplement pour en profiter? vous savez, en Belgique, j’ai connu pas mal de prostituées. Elles ne pratiquaient pas le karaté ni le zen. Étaient-elles pour autant moins Bouddha que nous ? Le plus souvent, je les ai trouvées très franches et naturelles. Et puis s’amuser, profiter, n’est pas entièrement mauvais ! J’ai bien profité de ma jeunesse, c’est pourquoi j’ai désormais l’esprit libre de ne plus me préoccuper des femmes !
Si je m’obstine à être convaincu que je sais ce que je suis venu chercher ici, ne suis-je pas en train de passer à côté de quelque chose ? Pourquoi ne pas essayer de se dire : “Je suis venu tout simplement, je ne sais pas vraiment pourquoi” ? Suis-je fier à ce point que je ne puisse m’avouer qu’à un certain niveau, les choix que je fais, les événements de ma vie, me dépassent ? Se pourrait-il alors que l’avenir, si je le laisse ouvert, se charge de m’apporter la réponse ?
La pluie redouble d’intensité. Je n’ai plus envie de parler. Ni de réfléchir. Ni même de tenir mon parapluie. Je le plie et laisse tomber la pluie sur mes cheveux et mon visage. Je pourrai me sécher à la maison, pourquoi m’en faire ?
Nous marchons ensemble en cadence, de nouveau sans parler.
Je me souviens des paroles d’un moine zen : “Un vrai maître, disait-il, ne nous apporte rien, ne nous donne rien. Bien au contraire, il nous aide à nous débarrasser de quelque chose. Quelque chose que nous avons en trop.”
Est-ce pour cela que je me sens soudain léger ? »
Une flûte nommée ? Shakuhachi » (p. 59-61)
Celle qui parlait avec les mains (p. 115-117)
Extrait court
« Sensei se met inconsciemment à faire des mouvements de karaté avec les mains et les pieds, comme s’il affrontait, tout en marchant, un adversaire invisible. Devant la vitesse de ses déplacements, je songe à nouveau à l’agilité des félins.
— Vous savez, Jim-san, au karaté, on répète les mouvements de base pour les dépasser. Il faut dépasser la forme, ce n’est qu’une aide de départ. Une fois que l’on a compris le mouvement et son vrai sens, ce n’est pas nous qui le faisons, il se fait de lui-même.
Je sens que cette conversation ne mènera nulle part : je suis encore très loin, moi, d’avoir “dépassé la forme”. Je me demande par ailleurs s’il ne s’agit pas là d’un sens plus subtil du mot karaté. Des deux idéogrammes qui le composent, le premier, kara (qui se prononce aussi kū), signifie “vide”, et le second, te, “main”. Le karatéka n’employant aucune arme en dehors de ses mains et de ses pieds, il a en effet les “mains vides”. Toutefois, n’y aurait-il pas là aussi une allusion au dépassement de la forme, à la spontanéité de mouvements qui surgissent tout droit du vide, kū, de l’esprit ?
— Pensez-vous, Sensei, qu’il faille un maître pour atteindre l’Éveil ? Car c’est avec cette idée que je suis venu au Japon, et pas tout simplement pour profiter du pays.
Sensei réagit sans hésitation :
— Je ne sais pas s’il faut un maître. Peut-être cela dépend-il des gens. En tout cas, je ne peux pas le dire à votre place. Que ressentez-vous à l’intérieur de vous-même ? Quant à être venu au Japon pour y trouver la voie et non pas simplement pour en profiter? vous savez, en Belgique, j’ai connu pas mal de prostituées. Elles ne pratiquaient pas le karaté ni le zen. Étaient-elles pour autant moins Bouddha que nous ? Le plus souvent, je les ai trouvées très franches et naturelles. Et puis s’amuser, profiter, n’est pas entièrement mauvais ! J’ai bien profité de ma jeunesse, c’est pourquoi j’ai désormais l’esprit libre de ne plus me préoccuper des femmes !
Si je m’obstine à être convaincu que je sais ce que je suis venu chercher ici, ne suis-je pas en train de passer à côté de quelque chose ? Pourquoi ne pas essayer de se dire : “Je suis venu tout simplement, je ne sais pas vraiment pourquoi” ? Suis-je fier à ce point que je ne puisse m’avouer qu’à un certain niveau, les choix que je fais, les événements de ma vie, me dépassent ? Se pourrait-il alors que l’avenir, si je le laisse ouvert, se charge de m’apporter la réponse ?
La pluie redouble d’intensité. Je n’ai plus envie de parler. Ni de réfléchir. Ni même de tenir mon parapluie. Je le plie et laisse tomber la pluie sur mes cheveux et mon visage. Je pourrai me sécher à la maison, pourquoi m’en faire ?
Nous marchons ensemble en cadence, de nouveau sans parler.
Je me souviens des paroles d’un moine zen : “Un vrai maître, disait-il, ne nous apporte rien, ne nous donne rien. Bien au contraire, il nous aide à nous débarrasser de quelque chose. Quelque chose que nous avons en trop.”
Est-ce pour cela que je me sens soudain léger ? »
(p. 216-218)
Une flûte nommée ? Shakuhachi » (p. 59-61)
Celle qui parlait avec les mains (p. 115-117)
Extrait court