Le voilier :
« Au bout du mât, la bannière du Canada se débat dans les bourrasques matinales. Les rectangles sang et neige floqués de la feuille d’érable ressortent magnifiquement, plantés dans le ciel azuré. À chaque fois qu’il voit ce drapeau, Lysandre se renfrogne. Le manque de sommeil, doublé de son agacement, l’oblige à s’y prendre à trois fois pour pianoter correctement le digicode du portail qui ferme l’entrée du yacht-club de Baie-d’Urfé. Finalement, le bip aigre retentit, et Lysandre, après avoir raccompagné la porte d’un coup de pied, trottine vers le bateau de Jonathan. Il slalome entre les barbecues portatifs, enjambe les glacières, hume les saucisses et compte les caisses de bière que les plaisanciers chargent à bord avec entrain avant de prendre un peu d’air frais et de plaisir sur le lac Saint-Louis.
Cette fois encore, Lysandre est en retard, mais la nuit a été longue, et Jonathan n’est pas du genre rancunier, surtout si le retard est dû aux combats qui les animent. À côté de l’embarcadère principal dont le bois vibre sous les pas, une poutre dodeline au rythme du ressac. Deux tortues y prennent le soleil pour réchauffer leur sang froid. La plus âgée, carapace écaillée d’avoir trop raclé la vie sur des décennies, observe Lysandre dégainer son téléphone pour la photographier. Le son numérique du déclencheur convainc la vieille dame courroucée de lui présenter son arrière-train. Avec grâce, elle fait un cent quatre-vingts degrés en glissant sur le ventre et retourne à son indolence. Lysandre rentre son téléphone dans la poche de son sac étanche et court sur le ponton où Bon Bagay est amarré et d’où jaillissent les chants enjoués de Jonathan.
— Tu viens de manquer un spectacle magnifique, Jo !
— Et toi ! Il y a cinq minutes, une grue immaculée, avec son long bec jaune, marchait là, dans le marigot. Au-dessus, un fou de Bassan, immaculé et à tête jaune lui aussi, captait les courants ascendants. Une fusée, un spectacle de voltige gratuit !
— Et donc, la grue ?
— Oui, elle allait et venait le long de la passerelle, tel Michael Jackson faisant le moonwalk mais inversé, ses longues pattes désarticulées glissant sur la vase. C’était incroyable ! Elle sillonnait le marécage sans faire une vague, dans un silence de mort. Et puis à un moment : toc ! Son cou a plongé comme un fouet vers l’eau qui s’est mise à bouillonner et, finalement, la tête de la grue en est ressortie avec, au bout, un énorme poisson. Calme, précision, efficacité, vitesse, puissance, économie de mouvement, maximum d’efficacité, je me suis dit que ça t’aurait inspiré, ha ha ! Et toi alors ?
— Oh rien, une tortue centenaire qui bronzait avec une copine entre deux rafiots : je nous ai vus dans quelque soixante ans.
— Perspective alléchante !
— Mets-en ! Tu as besoin d’aide pour un truc particulier ? Je charge la bouffe, et on y va ?
— Je dois simplement arranger les écoutes de génois parce qu’elles sont tout croches, mais ça ne devrait pas être long. Installe-toi, et remonte-nous deux bières ! On va trinquer.
— À quoi ?
— À nous, mon ami, et aux trois jours qui s’annoncent ! »
Les étrangers (p. 69-70)
La traque (p. 95-96)
Extrait court
« Au bout du mât, la bannière du Canada se débat dans les bourrasques matinales. Les rectangles sang et neige floqués de la feuille d’érable ressortent magnifiquement, plantés dans le ciel azuré. À chaque fois qu’il voit ce drapeau, Lysandre se renfrogne. Le manque de sommeil, doublé de son agacement, l’oblige à s’y prendre à trois fois pour pianoter correctement le digicode du portail qui ferme l’entrée du yacht-club de Baie-d’Urfé. Finalement, le bip aigre retentit, et Lysandre, après avoir raccompagné la porte d’un coup de pied, trottine vers le bateau de Jonathan. Il slalome entre les barbecues portatifs, enjambe les glacières, hume les saucisses et compte les caisses de bière que les plaisanciers chargent à bord avec entrain avant de prendre un peu d’air frais et de plaisir sur le lac Saint-Louis.
Cette fois encore, Lysandre est en retard, mais la nuit a été longue, et Jonathan n’est pas du genre rancunier, surtout si le retard est dû aux combats qui les animent. À côté de l’embarcadère principal dont le bois vibre sous les pas, une poutre dodeline au rythme du ressac. Deux tortues y prennent le soleil pour réchauffer leur sang froid. La plus âgée, carapace écaillée d’avoir trop raclé la vie sur des décennies, observe Lysandre dégainer son téléphone pour la photographier. Le son numérique du déclencheur convainc la vieille dame courroucée de lui présenter son arrière-train. Avec grâce, elle fait un cent quatre-vingts degrés en glissant sur le ventre et retourne à son indolence. Lysandre rentre son téléphone dans la poche de son sac étanche et court sur le ponton où Bon Bagay est amarré et d’où jaillissent les chants enjoués de Jonathan.
— Tu viens de manquer un spectacle magnifique, Jo !
— Et toi ! Il y a cinq minutes, une grue immaculée, avec son long bec jaune, marchait là, dans le marigot. Au-dessus, un fou de Bassan, immaculé et à tête jaune lui aussi, captait les courants ascendants. Une fusée, un spectacle de voltige gratuit !
— Et donc, la grue ?
— Oui, elle allait et venait le long de la passerelle, tel Michael Jackson faisant le moonwalk mais inversé, ses longues pattes désarticulées glissant sur la vase. C’était incroyable ! Elle sillonnait le marécage sans faire une vague, dans un silence de mort. Et puis à un moment : toc ! Son cou a plongé comme un fouet vers l’eau qui s’est mise à bouillonner et, finalement, la tête de la grue en est ressortie avec, au bout, un énorme poisson. Calme, précision, efficacité, vitesse, puissance, économie de mouvement, maximum d’efficacité, je me suis dit que ça t’aurait inspiré, ha ha ! Et toi alors ?
— Oh rien, une tortue centenaire qui bronzait avec une copine entre deux rafiots : je nous ai vus dans quelque soixante ans.
— Perspective alléchante !
— Mets-en ! Tu as besoin d’aide pour un truc particulier ? Je charge la bouffe, et on y va ?
— Je dois simplement arranger les écoutes de génois parce qu’elles sont tout croches, mais ça ne devrait pas être long. Installe-toi, et remonte-nous deux bières ! On va trinquer.
— À quoi ?
— À nous, mon ami, et aux trois jours qui s’annoncent ! »
(p. 113-115)
Les étrangers (p. 69-70)
La traque (p. 95-96)
Extrait court