Le phare du bout du monde :
« — Santa Maria di Leuca ? Pas du tout, avait corrigé une archéologue rencontrée à Martina Franca : saint Pierre a débarqué près de Tarente, à San Pietro in Bevagna. Des fouilles ont mis au jour?
On compte probablement autant de “vrais lieux du débarquement de saint Pierre” en Italie que de “vrais lieux du baptême de Jésus” sur le Jourdain.
Je rejoins la côte à Otrante, dont le cap marque le point le plus oriental d’Italie. Le vent souffle en tempête sur la vieille ville fortifiée et soulève une mer hachée qui vient se briser avec fracas sur le môle du port et déferle en arcs de cercle généreux sur la plage qui s’étend au nord des murailles. À l’aube, la ligne de crête des monts d’Albanie se profile sur le ciel orangé, à moins de 40 milles vers l’est. Otrante, sentinelle d’Occident et dont le nom, je ne sais pourquoi, sonne familièrement à mes oreilles. Je lui trouve un air de trompette, de clameur triomphale, d’oriflammes claquant en tête de mât et de voiles gonflées par le vent.
Dans la cathédrale romane des Bienheureux-Martyrs, qui rappelle la sobriété de celle de Trani, une extraordinaire mosaïque du XIIe siècle couvre le sol des trois nefs. Environ 600 figures – hommes, animaux et chimères – illustrent autour d’un arbre du Bien et du Mal l’histoire de l’homme et de la Création depuis la chute jusqu’à la rédemption, en mêlant aux scènes de l’Ancien Testament des mythes profanes comme celui du roi Arthur ou du voyage d’Alexandre le Grand au paradis.
Bizarrement, aucune représentation du Christ, et c’est peut-être cette absence qui sauva la mosaïque de la destruction par les musulmans à l’issue de la prise de la ville en 1480. Les Turcs d’Ahmed Pacha s’acharnèrent sur les fresques, mais ne s’en contentèrent pas ; ils pillèrent, saccagèrent. Ils massacrèrent aussi les rescapés du siège.
“À moins que vous n’abjuriez, et alors vous aurez la vie sauve.”
L’un après l’autre, huit cents hommes refusèrent et furent décapités. Leurs ossements sont exposés derrière des vitrines dans sept armoires de noyer disposées au fond d’une chapelle. Moi qui ne crains pas de dormir dans les cimetières, je détourne le regard car je me souviens d’un vieux rabbin à la barbe blanche qui guidait un groupe de visiteurs au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. Devant des photos montrant des hommes et des femmes nus au bord d’une fosse d’un camp d’extermination, il leur disait : “On ne devrait pas montrer une telle infamie. Même ici. Les photos qui se trouvent dans mon dos, je refuse de les regarder et vous supplie d’agir de même. Il ne s’agit pas de nier, mais songez seulement : si c’était votre père, si c’était votre mère qui étaient là, tremblants, humiliés, à quelques secondes d’une mort horrible, accepteriez-vous de lever les yeux sur eux ? Accepteriez-vous qu’ils soient livrés en pâture au regard des autres ?”
La pudeur.
Encore très vivace, le souvenir de ces hommes subsiste dans la ville d’aujourd’hui. Et le politiquement ou islamiquement correct n’a pas encore atteint ce coin reculé des Pouilles : sur une esplanade, face à la mer, s’élève une statue de bronze brandissant une croix et dédiée “aux martyrs d’Otrante par l’Italie reconnaissante”.
La reprise de la ville, l’année suivante, ne mit pas un terme aux incursions des Turcs et des Barbaresques. Les habitants du Salento renforcèrent leurs défenses, et il reste de leurs peurs et de leur résolution un long chapelet de tours de guet dont j’égrène de loin en loin les ruines massives sur la côte rocheuse et découpée qui file jusqu’à l’extrémité de la terre.
Mardi 16 octobre. Le bout du bout, quatre mois jour pour jour après le départ de Paris. Une toute petite journée, moins de 25 kilomètres que je savoure en suivant les échancrures de la côte sur la route déserte. Où est le cap ? Est-ce celui-ci ? est-ce celui-là ? Au loin progressent les cargos qui embouquent le canal d’Otrante ou en sortent. Il y a une heure encore, les falaises de calcaire chutaient dans la mer émeraude, 100 mètres en contrebas. À présent, le relief s’est assagi.
Au détour de la route apparaît enfin la silhouette du phare de Santa Maria di Leuca dans le ciel limpide, sa lanterne coiffée de noir posée sur une collerette de pierre et le long fût octogonal flanqué de la maison des gardiens, caressé par la lueur douce et dorée du soleil de fin d’après-midi. Un phare de roman de Jules Verne, planté sur un cap rocheux et dominant la mer qui scintille à ses pieds. Le phare du bout du monde.
Quatre mois tout rond, exactement ce qu’il m’avait fallu pour atteindre Istanbul : une coïncidence que je n’ai pas cherchée, quoique je sois ravi d’y voir la symétrie d’un jardin à la française. À la vue de ce bout du monde relégué au bas de ma carte et qui ressemble à une cime, j’éprouve une brève jubilation, quelque chose qui s’apparente à la satisfaction du travail bien fait. La joie d’un succès que ne vient pas ternir la satiété qui suit les triomphes puisque, tout en atteignant ce but longtemps rêvé, je demeure en chemin vers Rome : le bonheur d’arriver tout en restant en mouvement.
Cependant, le contentement fugitif qui m’a saisi à la vue du phare ne m’aveugle pas sur la futilité et la vanité de ce que j’ai accompli. Aller à pied jusqu’au Finibus terræ ? La belle affaire ! Et saint Pierre : que suis-je venu chercher ici qui le concerne et qui me concerne aussi ?
À 100 mètres en retrait du phare s’élève la basilique construite, dit-on, sur les ruines d’un temple de Minerve. Plusieurs fois détruite, à chaque fois rebâtie. Le XIIIe siècle lui donna l’allure d’une forteresse pour la cacher aux pirates qui l’avaient plusieurs fois saccagée. À l’intérieur, un bas-relief orne la chaire, montrant l’apôtre devant les portiques effondrés, désignant d’une main la statue abattue de la déesse et brandissant l’autre vers le ciel, exaltant les vérités d’en haut pour un groupe de disciples. Le temple, rapporte la tradition, se serait écroulé au moment où l’apôtre aurait abordé le rivage.
Saint Pierre a-t-il vraiment débarqué à Leuca ? Pour être franc, lorsque j’examine la disposition de ce bout de terre – une baie assez ouverte le long d’une côte rocheuse entre deux caps acérés, pas de port naturellement abrité sinon quelques criques minuscules –, je me dis que seule une fortune de mer a pu pousser l’apôtre vers ce rivage, alors que les lignes commerciales qu’empruntaient les voyageurs de son temps aboutissaient à des ports véritables comme Brindisi ou Otrante, d’où partaient ensuite les voies principales de l’Empire. Vrai, pas vrai ? Ou même vraisemblable ? Quelle différence par rapport aux plus hauts lieux saints de Palestine ! Pour le Saint-Sépulcre ou la basilique de la Nativité à Bethléem, du moins y a-t-il un assentiment général.
Mais qui sait ? Les fortunes de mer étaient fréquentes et tout n’était sûrement pas prévu avec la rationalité que nous permet le recul des années. De toute façon, je n’y attache pas beaucoup d’importance. Je n’ai pas le culte des lieux car “l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem, que vous adorerez le Père, mais en esprit et en vérité” (Jean, IV, 21-23).
Plus qu’un lieu, je suis venu chercher un chemin symbolique en compagnie de l’apôtre. Voilà pourquoi Rome ne suffisait pas, et pourquoi le voyage m’aurait paru incomplet si je n’étais venu jusqu’ici. Alors peu importe si la dévotion à saint Pierre semble anecdotique au village de Leuca et si, sur le front de mer, des surfeurs s’essaient aujourd’hui dans les rouleaux. »
Un passant du clair de lune (p. 18-22)
Vénus et la Thébaïde (p. 190-195)
Extrait court
« — Santa Maria di Leuca ? Pas du tout, avait corrigé une archéologue rencontrée à Martina Franca : saint Pierre a débarqué près de Tarente, à San Pietro in Bevagna. Des fouilles ont mis au jour?
On compte probablement autant de “vrais lieux du débarquement de saint Pierre” en Italie que de “vrais lieux du baptême de Jésus” sur le Jourdain.
Je rejoins la côte à Otrante, dont le cap marque le point le plus oriental d’Italie. Le vent souffle en tempête sur la vieille ville fortifiée et soulève une mer hachée qui vient se briser avec fracas sur le môle du port et déferle en arcs de cercle généreux sur la plage qui s’étend au nord des murailles. À l’aube, la ligne de crête des monts d’Albanie se profile sur le ciel orangé, à moins de 40 milles vers l’est. Otrante, sentinelle d’Occident et dont le nom, je ne sais pourquoi, sonne familièrement à mes oreilles. Je lui trouve un air de trompette, de clameur triomphale, d’oriflammes claquant en tête de mât et de voiles gonflées par le vent.
Dans la cathédrale romane des Bienheureux-Martyrs, qui rappelle la sobriété de celle de Trani, une extraordinaire mosaïque du XIIe siècle couvre le sol des trois nefs. Environ 600 figures – hommes, animaux et chimères – illustrent autour d’un arbre du Bien et du Mal l’histoire de l’homme et de la Création depuis la chute jusqu’à la rédemption, en mêlant aux scènes de l’Ancien Testament des mythes profanes comme celui du roi Arthur ou du voyage d’Alexandre le Grand au paradis.
Bizarrement, aucune représentation du Christ, et c’est peut-être cette absence qui sauva la mosaïque de la destruction par les musulmans à l’issue de la prise de la ville en 1480. Les Turcs d’Ahmed Pacha s’acharnèrent sur les fresques, mais ne s’en contentèrent pas ; ils pillèrent, saccagèrent. Ils massacrèrent aussi les rescapés du siège.
“À moins que vous n’abjuriez, et alors vous aurez la vie sauve.”
L’un après l’autre, huit cents hommes refusèrent et furent décapités. Leurs ossements sont exposés derrière des vitrines dans sept armoires de noyer disposées au fond d’une chapelle. Moi qui ne crains pas de dormir dans les cimetières, je détourne le regard car je me souviens d’un vieux rabbin à la barbe blanche qui guidait un groupe de visiteurs au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. Devant des photos montrant des hommes et des femmes nus au bord d’une fosse d’un camp d’extermination, il leur disait : “On ne devrait pas montrer une telle infamie. Même ici. Les photos qui se trouvent dans mon dos, je refuse de les regarder et vous supplie d’agir de même. Il ne s’agit pas de nier, mais songez seulement : si c’était votre père, si c’était votre mère qui étaient là, tremblants, humiliés, à quelques secondes d’une mort horrible, accepteriez-vous de lever les yeux sur eux ? Accepteriez-vous qu’ils soient livrés en pâture au regard des autres ?”
La pudeur.
Encore très vivace, le souvenir de ces hommes subsiste dans la ville d’aujourd’hui. Et le politiquement ou islamiquement correct n’a pas encore atteint ce coin reculé des Pouilles : sur une esplanade, face à la mer, s’élève une statue de bronze brandissant une croix et dédiée “aux martyrs d’Otrante par l’Italie reconnaissante”.
La reprise de la ville, l’année suivante, ne mit pas un terme aux incursions des Turcs et des Barbaresques. Les habitants du Salento renforcèrent leurs défenses, et il reste de leurs peurs et de leur résolution un long chapelet de tours de guet dont j’égrène de loin en loin les ruines massives sur la côte rocheuse et découpée qui file jusqu’à l’extrémité de la terre.
Mardi 16 octobre. Le bout du bout, quatre mois jour pour jour après le départ de Paris. Une toute petite journée, moins de 25 kilomètres que je savoure en suivant les échancrures de la côte sur la route déserte. Où est le cap ? Est-ce celui-ci ? est-ce celui-là ? Au loin progressent les cargos qui embouquent le canal d’Otrante ou en sortent. Il y a une heure encore, les falaises de calcaire chutaient dans la mer émeraude, 100 mètres en contrebas. À présent, le relief s’est assagi.
Au détour de la route apparaît enfin la silhouette du phare de Santa Maria di Leuca dans le ciel limpide, sa lanterne coiffée de noir posée sur une collerette de pierre et le long fût octogonal flanqué de la maison des gardiens, caressé par la lueur douce et dorée du soleil de fin d’après-midi. Un phare de roman de Jules Verne, planté sur un cap rocheux et dominant la mer qui scintille à ses pieds. Le phare du bout du monde.
Quatre mois tout rond, exactement ce qu’il m’avait fallu pour atteindre Istanbul : une coïncidence que je n’ai pas cherchée, quoique je sois ravi d’y voir la symétrie d’un jardin à la française. À la vue de ce bout du monde relégué au bas de ma carte et qui ressemble à une cime, j’éprouve une brève jubilation, quelque chose qui s’apparente à la satisfaction du travail bien fait. La joie d’un succès que ne vient pas ternir la satiété qui suit les triomphes puisque, tout en atteignant ce but longtemps rêvé, je demeure en chemin vers Rome : le bonheur d’arriver tout en restant en mouvement.
Cependant, le contentement fugitif qui m’a saisi à la vue du phare ne m’aveugle pas sur la futilité et la vanité de ce que j’ai accompli. Aller à pied jusqu’au Finibus terræ ? La belle affaire ! Et saint Pierre : que suis-je venu chercher ici qui le concerne et qui me concerne aussi ?
À 100 mètres en retrait du phare s’élève la basilique construite, dit-on, sur les ruines d’un temple de Minerve. Plusieurs fois détruite, à chaque fois rebâtie. Le XIIIe siècle lui donna l’allure d’une forteresse pour la cacher aux pirates qui l’avaient plusieurs fois saccagée. À l’intérieur, un bas-relief orne la chaire, montrant l’apôtre devant les portiques effondrés, désignant d’une main la statue abattue de la déesse et brandissant l’autre vers le ciel, exaltant les vérités d’en haut pour un groupe de disciples. Le temple, rapporte la tradition, se serait écroulé au moment où l’apôtre aurait abordé le rivage.
Saint Pierre a-t-il vraiment débarqué à Leuca ? Pour être franc, lorsque j’examine la disposition de ce bout de terre – une baie assez ouverte le long d’une côte rocheuse entre deux caps acérés, pas de port naturellement abrité sinon quelques criques minuscules –, je me dis que seule une fortune de mer a pu pousser l’apôtre vers ce rivage, alors que les lignes commerciales qu’empruntaient les voyageurs de son temps aboutissaient à des ports véritables comme Brindisi ou Otrante, d’où partaient ensuite les voies principales de l’Empire. Vrai, pas vrai ? Ou même vraisemblable ? Quelle différence par rapport aux plus hauts lieux saints de Palestine ! Pour le Saint-Sépulcre ou la basilique de la Nativité à Bethléem, du moins y a-t-il un assentiment général.
Mais qui sait ? Les fortunes de mer étaient fréquentes et tout n’était sûrement pas prévu avec la rationalité que nous permet le recul des années. De toute façon, je n’y attache pas beaucoup d’importance. Je n’ai pas le culte des lieux car “l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem, que vous adorerez le Père, mais en esprit et en vérité” (Jean, IV, 21-23).
Plus qu’un lieu, je suis venu chercher un chemin symbolique en compagnie de l’apôtre. Voilà pourquoi Rome ne suffisait pas, et pourquoi le voyage m’aurait paru incomplet si je n’étais venu jusqu’ici. Alors peu importe si la dévotion à saint Pierre semble anecdotique au village de Leuca et si, sur le front de mer, des surfeurs s’essaient aujourd’hui dans les rouleaux. »
(p. 310-315)
Un passant du clair de lune (p. 18-22)
Vénus et la Thébaïde (p. 190-195)
Extrait court