Vénus et la Thébaïde :
« Un choc et un long frisson : voici Florence. Un choc, lorsque en quittant la rue sombre de Vacchereccia, je débouche presque par hasard sur la place de la Seigneurie, dominée par les sombres murs de brique du Palazzo Vecchio, et tombe en arrêt devant le colossal David de Michel-Ange, puis découvre la loggia des Lansquenets, sur le côté, où se dressent des chefs-d’œuvre absolus de la sculpture de l’Antiquité et de la Renaissance : Ménélas soutenant le corps de Patrocle mourant, un Enlèvement des Sabines, Hercule combattant le Centaure par Jean de Bologne ou encore le fameux Persée brandissant la tête de la Gorgone, par Benvenuto Cellini. On a beau connaître par l’image certaines de ces œuvres, leur relief, leur présence, la force avec laquelle elles jaillissent dans l’espace et la juxtaposition de leur perfection stupéfient. Et le fait que le David exposé à l’extérieur soit une copie du XIXe siècle destinée à préserver l’original des outrages du temps ne change pas grand-chose à l’affaire.
Dans ma vie solitaire où le souvenir d’une brève et belle rencontre peut me soutenir durant plusieurs jours ingrats, je pourrais passer des heures, sans me lasser, à tourner autour d’un seul de ces chefs-d’œuvre, à m’en imprégner, à me charger de ses perfections que j’égrènerai durant les heures monotones pour donner une âme et une beauté à la vie le long des routes sans joie. L’Enlèvement de Polyxène, par exemple : la seule statue moderne de la loggia, composition pyramidale de taille colossale à quatre personnages, taillée au XIXe siècle par Pio Fedi dans un unique bloc de marbre.
Troie vient de tomber aux mains des Grecs. Dans la ville en flammes, livrée aux pillards, Pyrrhus, le fils d’Achille, a surgi dans le palais du roi Priam. À la tête d’un parti de soldats ivres de revanche, il a saccagé, tué, massacré avec une cruauté indigne de la gloire de son père. Au milieu des cris des mères épouvantées qui errent à travers l’immense palais, au milieu du brasier et de l’effondrement des charpentes en feu, il a cherché Polyxène, la plus jeune fille du roi des Troyens, aimée d’Achille et cause de sa mort car ce fut elle qui révéla à Pâris la faiblesse du talon. Il l’a découverte, enfin, réfugiée auprès d’Hécube, sa mère, protégée par son père et son frère Politès. Sans une once de pitié, Pyrrhus vient de décapiter le vieux Priam et de transpercer Politès qui gît à ses pieds. Énée, entré par une porte dérobée et portant son père sur ses épaules, a assisté à la scène, pétrifié. Les yeux agrandis par l’horreur, il ne voit plus qu’un quatuor de personnages saisi à l’instant suprême : Pyrrhus au cœur de la vengeance, enjambant le cadavre de Politès, enlevant dans son bras gauche Polyxène éperdue qui se débat contre l’étreinte, tandis que la dextre brandit le glaive pour frapper Hécube, suppliante, qui se traîne à ses genoux, s’accroche à lui et l’implore.
Pyrrhus est divin, beau et casqué comme le dieu Mars, le visage plein de morgue, le torse athlétique, le bras en extension au-dessus de la tête, le glaive rejeté en arrière, dans un geste qui veut tout ensemble échapper aux bras d’Hécube qui l’agrippent et ajouter un élan mortel à la lame qui fendra l’air en sifflant avant le prochain battement de paupières de la mère éplorée. Hécube, “la triste Hécube, dit Dante, esclave et misérable”, la chevelure défaite, indifférente au désordre qui la laisse à demi nue et lui découvre les reins, les yeux chavirés par la douleur, une main sur la poitrine du ravisseur et l’autre glissant sur la cuisse de sa fille. Polyxène, belle comme une nymphe, déjà ailleurs, le corps torturé comme si elle se débattait dans les flammes du bûcher, au sacrifice qui l’attend. À leurs pieds, pantin désarticulé, le cadavre de Politès et, au coin de sa paupière, une larme pas encore sèche qui va couler sur sa tempe.
Énée, épouvanté, ployant sous le poids d’Anchise, s’est enfui avant de voir le glaive s’abattre sur la femme de son roi. Sous mes yeux, en un seul jaillissement, se conjuguent la jeunesse, la force, la grâce, la majesté et le désespoir. Avant que l’esprit ne cherche à comprendre cet élan suspendu, les sens sont bouleversés. La terreur et la pitié : les deux ressorts de la tragédie qu’Aristote théorisait dans son Art poétique. Cinq actes jaillis d’un seul bloc de marbre.
Ébloui par la prodigieuse virtuosité du sculpteur, on tourne autour de la composition car aucun point de vue ne suffit à l’embrasser. On s’approche pour démêler l’enchevêtrement des corps, admirer, incrédule, la pression des doigts qui s’enfoncent dans la chair de marbre, la vie qui palpite dans les veines et les drapés transparents qui dévoilent les corps. Le naturel des chevelures et les plis des vêtements. Plus près apparaissent la perfection du polissage et les coups de ciseau laissés à dessein. Puis on prend du recul et l’on découvre une des mille facettes qui avaient échappé au premier abord : le contrepoint pathétique entre le cadavre de Politès et la vitalité féroce de Pyrrhus. On tourne à nouveau?
J’y consacrerais des heures sans me lasser. Pour une statue? et dans la seule loggia, mes yeux en comptent plus de dix !
Je ne peux quitter les lieux sans un dernier regard pour le Persée fondu en 1549 : ce n’est pas seulement un bronze charmant et terrifiant, c’est l’histoire dantesque de la création. Une prouesse jamais tentée, improbable, dangereuse et rédemptrice. Cellini, terrassé par la fièvre, agonisant, qui confie la fonte à ses ouvriers puis, à l’annonce de l’échec de la tentative, se relève, se rue sur le fourneau pour rétablir et précipiter la liquéfaction du métal, dans lequel il jette des stères de bois, tous les plats, toutes les écuelles d’étain de son ménage.
Alors, je fis prendre un demi-pain d’étain qui pesait environ 60 livres, et je le jetai dans le fourneau sur le gâteau, qui, grâce au chêne qui le chauffait en dessous et aux leviers avec lesquels nous l’attaquions en dessus, ne tarda pas à devenir liquide. Quand je vis que, contre l’attente de tous ces ignorants, j’avais ressuscité un mort, je repris tant de forces qu’il me semblait n’avoir plus ni fièvre ni crainte de la mort.
L’artiste a envoyé ses gens éteindre le feu que les flammes avaient allumé sur le toit. Soudain, le moule explose avec une détonation terrifiante. Aidé de ses ouvriers, Cellini, halluciné, s’emploie à réparer les dégâts et prie le Seigneur ressuscité.
À l’instant, mon moule s’emplit, je tombai à genoux et je remerciai le Seigneur de toute mon âme. Puis, ayant aperçu un plat de salade qui était là sur un mauvais petit banc, j’en mangeai de grand appétit et je bus avec tous mes hommes. Ensuite, comme il était deux heures avant le jour, j’allai joyeux et bien mieux portant me fourrer dans mon lit, où je me reposai aussi tranquillement que si je n’eusse jamais été le moins du monde indisposé.
Après avoir laissé refroidir le bronze deux jours, Cellini brise le moule à partir du sommet et découvre progressivement la perfection de la fonte. Une perfection qu’il avait prévue et détaillée à son commanditaire, jusque dans le défaut du pied droit, imparfaitement formé.
Bien que cet accident dût me donner un peu plus de travail, j’en fus enchanté, car il devait prouver au duc que je savais mon métier.
Un choc et aussi un long frisson lorsque je longe la cathédrale aux murs parés de marbres polychromes, dominée par l’audacieuse coupole de Brunelleschi. Mais je ne peux tout voir en un jour. Même Cellini, devant la Méduse incandescente, s’interrompit pour dévorer un plat de salade. M’arrachant au premier envoûtement, je me remets en route pour rejoindre mon refuge florentin sur les hauteurs qui dominent la ville. »
Un passant du clair de lune (p. 18-22)
Le phare du bout du monde (p. 310-315)
Extrait court
« Un choc et un long frisson : voici Florence. Un choc, lorsque en quittant la rue sombre de Vacchereccia, je débouche presque par hasard sur la place de la Seigneurie, dominée par les sombres murs de brique du Palazzo Vecchio, et tombe en arrêt devant le colossal David de Michel-Ange, puis découvre la loggia des Lansquenets, sur le côté, où se dressent des chefs-d’œuvre absolus de la sculpture de l’Antiquité et de la Renaissance : Ménélas soutenant le corps de Patrocle mourant, un Enlèvement des Sabines, Hercule combattant le Centaure par Jean de Bologne ou encore le fameux Persée brandissant la tête de la Gorgone, par Benvenuto Cellini. On a beau connaître par l’image certaines de ces œuvres, leur relief, leur présence, la force avec laquelle elles jaillissent dans l’espace et la juxtaposition de leur perfection stupéfient. Et le fait que le David exposé à l’extérieur soit une copie du XIXe siècle destinée à préserver l’original des outrages du temps ne change pas grand-chose à l’affaire.
Dans ma vie solitaire où le souvenir d’une brève et belle rencontre peut me soutenir durant plusieurs jours ingrats, je pourrais passer des heures, sans me lasser, à tourner autour d’un seul de ces chefs-d’œuvre, à m’en imprégner, à me charger de ses perfections que j’égrènerai durant les heures monotones pour donner une âme et une beauté à la vie le long des routes sans joie. L’Enlèvement de Polyxène, par exemple : la seule statue moderne de la loggia, composition pyramidale de taille colossale à quatre personnages, taillée au XIXe siècle par Pio Fedi dans un unique bloc de marbre.
Troie vient de tomber aux mains des Grecs. Dans la ville en flammes, livrée aux pillards, Pyrrhus, le fils d’Achille, a surgi dans le palais du roi Priam. À la tête d’un parti de soldats ivres de revanche, il a saccagé, tué, massacré avec une cruauté indigne de la gloire de son père. Au milieu des cris des mères épouvantées qui errent à travers l’immense palais, au milieu du brasier et de l’effondrement des charpentes en feu, il a cherché Polyxène, la plus jeune fille du roi des Troyens, aimée d’Achille et cause de sa mort car ce fut elle qui révéla à Pâris la faiblesse du talon. Il l’a découverte, enfin, réfugiée auprès d’Hécube, sa mère, protégée par son père et son frère Politès. Sans une once de pitié, Pyrrhus vient de décapiter le vieux Priam et de transpercer Politès qui gît à ses pieds. Énée, entré par une porte dérobée et portant son père sur ses épaules, a assisté à la scène, pétrifié. Les yeux agrandis par l’horreur, il ne voit plus qu’un quatuor de personnages saisi à l’instant suprême : Pyrrhus au cœur de la vengeance, enjambant le cadavre de Politès, enlevant dans son bras gauche Polyxène éperdue qui se débat contre l’étreinte, tandis que la dextre brandit le glaive pour frapper Hécube, suppliante, qui se traîne à ses genoux, s’accroche à lui et l’implore.
Pyrrhus est divin, beau et casqué comme le dieu Mars, le visage plein de morgue, le torse athlétique, le bras en extension au-dessus de la tête, le glaive rejeté en arrière, dans un geste qui veut tout ensemble échapper aux bras d’Hécube qui l’agrippent et ajouter un élan mortel à la lame qui fendra l’air en sifflant avant le prochain battement de paupières de la mère éplorée. Hécube, “la triste Hécube, dit Dante, esclave et misérable”, la chevelure défaite, indifférente au désordre qui la laisse à demi nue et lui découvre les reins, les yeux chavirés par la douleur, une main sur la poitrine du ravisseur et l’autre glissant sur la cuisse de sa fille. Polyxène, belle comme une nymphe, déjà ailleurs, le corps torturé comme si elle se débattait dans les flammes du bûcher, au sacrifice qui l’attend. À leurs pieds, pantin désarticulé, le cadavre de Politès et, au coin de sa paupière, une larme pas encore sèche qui va couler sur sa tempe.
Énée, épouvanté, ployant sous le poids d’Anchise, s’est enfui avant de voir le glaive s’abattre sur la femme de son roi. Sous mes yeux, en un seul jaillissement, se conjuguent la jeunesse, la force, la grâce, la majesté et le désespoir. Avant que l’esprit ne cherche à comprendre cet élan suspendu, les sens sont bouleversés. La terreur et la pitié : les deux ressorts de la tragédie qu’Aristote théorisait dans son Art poétique. Cinq actes jaillis d’un seul bloc de marbre.
Ébloui par la prodigieuse virtuosité du sculpteur, on tourne autour de la composition car aucun point de vue ne suffit à l’embrasser. On s’approche pour démêler l’enchevêtrement des corps, admirer, incrédule, la pression des doigts qui s’enfoncent dans la chair de marbre, la vie qui palpite dans les veines et les drapés transparents qui dévoilent les corps. Le naturel des chevelures et les plis des vêtements. Plus près apparaissent la perfection du polissage et les coups de ciseau laissés à dessein. Puis on prend du recul et l’on découvre une des mille facettes qui avaient échappé au premier abord : le contrepoint pathétique entre le cadavre de Politès et la vitalité féroce de Pyrrhus. On tourne à nouveau?
J’y consacrerais des heures sans me lasser. Pour une statue? et dans la seule loggia, mes yeux en comptent plus de dix !
Je ne peux quitter les lieux sans un dernier regard pour le Persée fondu en 1549 : ce n’est pas seulement un bronze charmant et terrifiant, c’est l’histoire dantesque de la création. Une prouesse jamais tentée, improbable, dangereuse et rédemptrice. Cellini, terrassé par la fièvre, agonisant, qui confie la fonte à ses ouvriers puis, à l’annonce de l’échec de la tentative, se relève, se rue sur le fourneau pour rétablir et précipiter la liquéfaction du métal, dans lequel il jette des stères de bois, tous les plats, toutes les écuelles d’étain de son ménage.
Alors, je fis prendre un demi-pain d’étain qui pesait environ 60 livres, et je le jetai dans le fourneau sur le gâteau, qui, grâce au chêne qui le chauffait en dessous et aux leviers avec lesquels nous l’attaquions en dessus, ne tarda pas à devenir liquide. Quand je vis que, contre l’attente de tous ces ignorants, j’avais ressuscité un mort, je repris tant de forces qu’il me semblait n’avoir plus ni fièvre ni crainte de la mort.
L’artiste a envoyé ses gens éteindre le feu que les flammes avaient allumé sur le toit. Soudain, le moule explose avec une détonation terrifiante. Aidé de ses ouvriers, Cellini, halluciné, s’emploie à réparer les dégâts et prie le Seigneur ressuscité.
À l’instant, mon moule s’emplit, je tombai à genoux et je remerciai le Seigneur de toute mon âme. Puis, ayant aperçu un plat de salade qui était là sur un mauvais petit banc, j’en mangeai de grand appétit et je bus avec tous mes hommes. Ensuite, comme il était deux heures avant le jour, j’allai joyeux et bien mieux portant me fourrer dans mon lit, où je me reposai aussi tranquillement que si je n’eusse jamais été le moins du monde indisposé.
Après avoir laissé refroidir le bronze deux jours, Cellini brise le moule à partir du sommet et découvre progressivement la perfection de la fonte. Une perfection qu’il avait prévue et détaillée à son commanditaire, jusque dans le défaut du pied droit, imparfaitement formé.
Bien que cet accident dût me donner un peu plus de travail, j’en fus enchanté, car il devait prouver au duc que je savais mon métier.
Un choc et aussi un long frisson lorsque je longe la cathédrale aux murs parés de marbres polychromes, dominée par l’audacieuse coupole de Brunelleschi. Mais je ne peux tout voir en un jour. Même Cellini, devant la Méduse incandescente, s’interrompit pour dévorer un plat de salade. M’arrachant au premier envoûtement, je me remets en route pour rejoindre mon refuge florentin sur les hauteurs qui dominent la ville. »
(p. 190-195)
Un passant du clair de lune (p. 18-22)
Le phare du bout du monde (p. 310-315)
Extrait court