
La disparition de Netsa :
« Il écoutait Amareche et les mois de tension précédant son départ du pays lui revenaient en mémoire. Elle lui dit encore la disparition soudaine au mois de mai, le tour des établissements où il vivait de sa musique pour dénicher une information, leurs recherches dans les commissariats et les prisons car l’État renforçait les contrôles à l’approche du procès des dirigeants arrêtés en novembre. Elle lui dit l’attente et le silence.
— Et tu n’as jamais eu de nouvelles depuis ?
— Jamais.
Amareche gardait les yeux dans le vague, semblant fixer un point sur le mur. Un serveur s’avança, remplit à nouveau leurs verres et repartit avec les bouteilles vides. Arnaud tendit son verre à la jeune femme qui lui sourit en le prenant. Il voulait lui poser une question mais ne savait comment la formuler. Il but une gorgée et se lança :
— Crois-tu qu’il aurait pu disparaître comme ça, volontairement je veux dire, sans informer quiconque de son départ ?
Elle le regarda droit dans les yeux, hésita avant de répondre :
— En fait, tu me demandes si Netsa aurait pu organiser sa disparition sans me le dire, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je me suis posé cette question quotidiennement pendant des mois et je n’ai jamais trouvé la réponse. Mais, je te l’ai dit, je ne crois pas vraiment à cette hypothèse.
— Qu’il ait disparu volontairement ou qu’on l’ait fait disparaître, il existe bien à Addis des personnes qui savent. Il est impossible qu’il se soit volatilisé comme ça, de manière anonyme.
Elle le regarda avec un sourire triste.
— Tout le monde a cherché. Ses parents, ses amis. Et puis, au fur et à mesure que le temps passait, chacun s’est fait une raison. Pas ses parents, bien sûr, mais les autres, nous tous. Que pouvions-nous faire d’autre ? Certains l’ont imaginé mort, quelque part en Éthiopie ou ailleurs, d’autres se sont mis à penser qu’il avait émigré aux États-Unis ou en Europe. D’autres, encore, se sont persuadés qu’il avait changé de vie et n’avait pas quitté le pays. C’est terrible à dire mais nous nous sommes tous plus ou moins habitués, non pas à sa disparition mais à son absence.
— Et toi, que crois-tu ?
— Je crois qu’il est mort, dit-elle d’abord, puis, dans un souffle : mais au fond de moi-même j’espère que je me trompe.
— Tu l’aimais ? lança-t-il.
Elle le regarda dans les yeux. Il soutint son regard.
— Oui. Je l’aimais, répondit-elle simplement? Lui aussi.
Que voulait-elle dire par “lui aussi” ?
— Mais, comme les autres, je me suis faite à cette absence, poursuivit-elle. Le temps a passé depuis ce mois de mai terrible. Même le pays s’est calmé et a pansé ses plaies. Nous avons pleuré les morts et les disparus. De Netsa, il me reste des photos, un doux souvenir et d’immenses regrets.
Un groupe entra dans le restaurant. Les serveurs déplacèrent quelques fauteuils. Ce remue-ménage interrompit les deux jeunes gens dans leur conversation. Ils en profitèrent pour avaler quelques dernières bouchées d’injera, mais ni l’un ni l’autre n’avait plus vraiment faim. Au bout d’un instant, Arnaud fit un signe au serveur qui vint débarrasser le plateau avant de revenir avec l’aiguière pour qu’ils se lavent les mains.
— Tu prends un café ?
— Oui. Ce n’est pas cette nuit que je vais pouvoir dormir, de toute façon.
Les derniers arrivés formaient un groupe bruyant qui ne paraissait nullement gêné par la présence plus discrète d’autres convives. Arnaud les regardait sans vraiment les voir et pensait à Netsa, à Amareche, à tout ce qu’elle venait de lui raconter et qui se mélangeait un peu dans son esprit. Reverrait-il Netsa un jour ? Peut-être que non, et cette éventualité l’attristait. Son goût pour ce pays était inséparable de ses amitiés.
— Amareche, j’aimerais revoir le vieux Medeksa.
— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Tu crois que c’est nécessaire ? lui demanda-t-elle sans beaucoup de conviction, battue d’avance.
Il ne répondit pas.
— Je vais essayer, Arnaud, dit-elle avec de la résignation dans la voix. Mais j’ai peur que tu ne veuilles réveiller un fantôme. En te quittant, toute la nuit peut-être, je sais que je vais penser à lui comme je ne l’avais pas fait depuis de longs mois. Je vais aussi penser à toi, à nous trois, à nos jours heureux. Nos virées ensemble, vos rires merveilleux quand vous plaisantiez tous les deux, notre course autour des feux de Meskel, cette nuit d’adieu passée à boire des bières dans ta chambre du Taitou. De notre fabuleux trio, il ne restait que moi et cette terrible nostalgie qui ne me quittait pas. Le temps avait redonné un peu de paix à mon cœur. Et maintenant?
Amareche ne finit pas sa phrase. Arnaud la regardait avec tendresse. Il était désolé de l’avoir replongée dans la tristesse de ses souvenirs. Mais, maintenant qu’elle lui avait dit qu’il avait disparu, il voulait à tout prix essayer de le retrouver. C’était pour cela qu’il devait voir Medeksa. Si une personne savait quelque chose, ce ne pouvait être que lui.
Comme elle est belle ! se dit-il en la regardant encore une fois. Netsa avait eu de la chance.
— Amareche, je ne suis pas sûr de t’avoir dit que tu étais toujours aussi belle? »
À Gondar (p. 264-267)
Face à Lucy (p. 317-321)
Extrait court
« Il écoutait Amareche et les mois de tension précédant son départ du pays lui revenaient en mémoire. Elle lui dit encore la disparition soudaine au mois de mai, le tour des établissements où il vivait de sa musique pour dénicher une information, leurs recherches dans les commissariats et les prisons car l’État renforçait les contrôles à l’approche du procès des dirigeants arrêtés en novembre. Elle lui dit l’attente et le silence.
— Et tu n’as jamais eu de nouvelles depuis ?
— Jamais.
Amareche gardait les yeux dans le vague, semblant fixer un point sur le mur. Un serveur s’avança, remplit à nouveau leurs verres et repartit avec les bouteilles vides. Arnaud tendit son verre à la jeune femme qui lui sourit en le prenant. Il voulait lui poser une question mais ne savait comment la formuler. Il but une gorgée et se lança :
— Crois-tu qu’il aurait pu disparaître comme ça, volontairement je veux dire, sans informer quiconque de son départ ?
Elle le regarda droit dans les yeux, hésita avant de répondre :
— En fait, tu me demandes si Netsa aurait pu organiser sa disparition sans me le dire, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je me suis posé cette question quotidiennement pendant des mois et je n’ai jamais trouvé la réponse. Mais, je te l’ai dit, je ne crois pas vraiment à cette hypothèse.
— Qu’il ait disparu volontairement ou qu’on l’ait fait disparaître, il existe bien à Addis des personnes qui savent. Il est impossible qu’il se soit volatilisé comme ça, de manière anonyme.
Elle le regarda avec un sourire triste.
— Tout le monde a cherché. Ses parents, ses amis. Et puis, au fur et à mesure que le temps passait, chacun s’est fait une raison. Pas ses parents, bien sûr, mais les autres, nous tous. Que pouvions-nous faire d’autre ? Certains l’ont imaginé mort, quelque part en Éthiopie ou ailleurs, d’autres se sont mis à penser qu’il avait émigré aux États-Unis ou en Europe. D’autres, encore, se sont persuadés qu’il avait changé de vie et n’avait pas quitté le pays. C’est terrible à dire mais nous nous sommes tous plus ou moins habitués, non pas à sa disparition mais à son absence.
— Et toi, que crois-tu ?
— Je crois qu’il est mort, dit-elle d’abord, puis, dans un souffle : mais au fond de moi-même j’espère que je me trompe.
— Tu l’aimais ? lança-t-il.
Elle le regarda dans les yeux. Il soutint son regard.
— Oui. Je l’aimais, répondit-elle simplement? Lui aussi.
Que voulait-elle dire par “lui aussi” ?
— Mais, comme les autres, je me suis faite à cette absence, poursuivit-elle. Le temps a passé depuis ce mois de mai terrible. Même le pays s’est calmé et a pansé ses plaies. Nous avons pleuré les morts et les disparus. De Netsa, il me reste des photos, un doux souvenir et d’immenses regrets.
Un groupe entra dans le restaurant. Les serveurs déplacèrent quelques fauteuils. Ce remue-ménage interrompit les deux jeunes gens dans leur conversation. Ils en profitèrent pour avaler quelques dernières bouchées d’injera, mais ni l’un ni l’autre n’avait plus vraiment faim. Au bout d’un instant, Arnaud fit un signe au serveur qui vint débarrasser le plateau avant de revenir avec l’aiguière pour qu’ils se lavent les mains.
— Tu prends un café ?
— Oui. Ce n’est pas cette nuit que je vais pouvoir dormir, de toute façon.
Les derniers arrivés formaient un groupe bruyant qui ne paraissait nullement gêné par la présence plus discrète d’autres convives. Arnaud les regardait sans vraiment les voir et pensait à Netsa, à Amareche, à tout ce qu’elle venait de lui raconter et qui se mélangeait un peu dans son esprit. Reverrait-il Netsa un jour ? Peut-être que non, et cette éventualité l’attristait. Son goût pour ce pays était inséparable de ses amitiés.
— Amareche, j’aimerais revoir le vieux Medeksa.
— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Tu crois que c’est nécessaire ? lui demanda-t-elle sans beaucoup de conviction, battue d’avance.
Il ne répondit pas.
— Je vais essayer, Arnaud, dit-elle avec de la résignation dans la voix. Mais j’ai peur que tu ne veuilles réveiller un fantôme. En te quittant, toute la nuit peut-être, je sais que je vais penser à lui comme je ne l’avais pas fait depuis de longs mois. Je vais aussi penser à toi, à nous trois, à nos jours heureux. Nos virées ensemble, vos rires merveilleux quand vous plaisantiez tous les deux, notre course autour des feux de Meskel, cette nuit d’adieu passée à boire des bières dans ta chambre du Taitou. De notre fabuleux trio, il ne restait que moi et cette terrible nostalgie qui ne me quittait pas. Le temps avait redonné un peu de paix à mon cœur. Et maintenant?
Amareche ne finit pas sa phrase. Arnaud la regardait avec tendresse. Il était désolé de l’avoir replongée dans la tristesse de ses souvenirs. Mais, maintenant qu’elle lui avait dit qu’il avait disparu, il voulait à tout prix essayer de le retrouver. C’était pour cela qu’il devait voir Medeksa. Si une personne savait quelque chose, ce ne pouvait être que lui.
Comme elle est belle ! se dit-il en la regardant encore une fois. Netsa avait eu de la chance.
— Amareche, je ne suis pas sûr de t’avoir dit que tu étais toujours aussi belle? »
(p. 84-87)
À Gondar (p. 264-267)
Face à Lucy (p. 317-321)
Extrait court