Exil en panique :
« Sochea sortit de sa poche un portefeuille de cuir jauni par le temps et l’ouvrit. À l’intérieur, une photo de sa mère, prise au cours de cette soirée funeste. Il caressa du bout des doigts le visage maternel et essaya de surligner le sourire éclatant qu’elle arborait alors. C’était la dernière fois qu’il l’avait vue sourire. À minuit, tandis que les bouchons s’échappaient des bouteilles de champagne et que les feux d’artifice illuminaient les jardins, les centaines de canons saisis sur les troupes gouvernementales par les soldats khmers rouges se mirent à cracher des flammes. L’assaut était lancé. Du sud, du nord et de l’ouest, trente mille Khmers rouges convergèrent vers Phnom Penh. À l’intérieur de la maison, les rires s’éteignirent. Lentement, les dizaines d’invités se rendirent sur la terrasse et les balcons et, muets, regardaient le ciel s’embraser de fauve. On tenta bien de faire jouer encore un peu l’orchestre, mais les cœurs n’y étaient plus. Un pétard puissant posé par les espiègles gamins du cloaque voisin explosa de l’autre côté de la maison. La panique survint. Un homme lâcha sa coupe, dont le cristal se brisa sur le marbre du sol. Une femme, plus surprise par le bruit du verre que par le danger qu’on percevait à peine sur les hauteurs de la ville, étouffa un cri. Ce fut la débandade. On courut, on hurla. Les femmes cherchaient leurs maris, les maris hélaient leurs épouses et, dans une bousculade générale dans laquelle la petite sœur de Sochea faillit mourir écrasée, toute la galante compagnie s’enfuyait. Le maître de maison, armé de ses domestiques, tenta de mettre un peu d’ordre dans ce tumulte mais le mal était fait. À fond de train, les voitures quittèrent le parc. Assise dans un fauteuil Louis XV, la mère de Sochea pleurait. Le père faisait les cent pas. Les enfants, médusés, ne comprenaient rien. Assez vite, on fit les bagages et toute la famille se retrouva serrée dans la grande berline mate qui fendait la foule en direction de l’aéroport. Arrivé sur place, Sochea vit des centaines de personnes se presser vers les portes d’embarquement, renvoyées à coups de matraque par des soldats débordés et apeurés. Le frère du ministre de l’Économie réussit à passer avec tous les membres de sa famille, qui se retrouvèrent à courir dans les allées de l’aéroport. Le père portait son fils et sa fille dans chaque bras pendant que la mère traînait les valises où avaient été rassemblés à la hâte quelques effets personnels. Au moment de monter dans l’appareil, Sochea regarda son père jeter un ultime regard sur la capitale. Les canons tonnaient sans relâche ; le ciel était en flammes. Derrière les grilles de l’aéroport, des gens hurlaient, pleuraient, se lamentaient. Dans l’avion, le silence. Il entendit son père dire à sa mère : “C’est la fin. À moins d’un miracle, nous ne reverrons plus notre cher pays.” »
Raz-de-marée (p. 57-58)
Voyage meurtrier (p. 86-87)
Extrait court
« Sochea sortit de sa poche un portefeuille de cuir jauni par le temps et l’ouvrit. À l’intérieur, une photo de sa mère, prise au cours de cette soirée funeste. Il caressa du bout des doigts le visage maternel et essaya de surligner le sourire éclatant qu’elle arborait alors. C’était la dernière fois qu’il l’avait vue sourire. À minuit, tandis que les bouchons s’échappaient des bouteilles de champagne et que les feux d’artifice illuminaient les jardins, les centaines de canons saisis sur les troupes gouvernementales par les soldats khmers rouges se mirent à cracher des flammes. L’assaut était lancé. Du sud, du nord et de l’ouest, trente mille Khmers rouges convergèrent vers Phnom Penh. À l’intérieur de la maison, les rires s’éteignirent. Lentement, les dizaines d’invités se rendirent sur la terrasse et les balcons et, muets, regardaient le ciel s’embraser de fauve. On tenta bien de faire jouer encore un peu l’orchestre, mais les cœurs n’y étaient plus. Un pétard puissant posé par les espiègles gamins du cloaque voisin explosa de l’autre côté de la maison. La panique survint. Un homme lâcha sa coupe, dont le cristal se brisa sur le marbre du sol. Une femme, plus surprise par le bruit du verre que par le danger qu’on percevait à peine sur les hauteurs de la ville, étouffa un cri. Ce fut la débandade. On courut, on hurla. Les femmes cherchaient leurs maris, les maris hélaient leurs épouses et, dans une bousculade générale dans laquelle la petite sœur de Sochea faillit mourir écrasée, toute la galante compagnie s’enfuyait. Le maître de maison, armé de ses domestiques, tenta de mettre un peu d’ordre dans ce tumulte mais le mal était fait. À fond de train, les voitures quittèrent le parc. Assise dans un fauteuil Louis XV, la mère de Sochea pleurait. Le père faisait les cent pas. Les enfants, médusés, ne comprenaient rien. Assez vite, on fit les bagages et toute la famille se retrouva serrée dans la grande berline mate qui fendait la foule en direction de l’aéroport. Arrivé sur place, Sochea vit des centaines de personnes se presser vers les portes d’embarquement, renvoyées à coups de matraque par des soldats débordés et apeurés. Le frère du ministre de l’Économie réussit à passer avec tous les membres de sa famille, qui se retrouvèrent à courir dans les allées de l’aéroport. Le père portait son fils et sa fille dans chaque bras pendant que la mère traînait les valises où avaient été rassemblés à la hâte quelques effets personnels. Au moment de monter dans l’appareil, Sochea regarda son père jeter un ultime regard sur la capitale. Les canons tonnaient sans relâche ; le ciel était en flammes. Derrière les grilles de l’aéroport, des gens hurlaient, pleuraient, se lamentaient. Dans l’avion, le silence. Il entendit son père dire à sa mère : “C’est la fin. À moins d’un miracle, nous ne reverrons plus notre cher pays.” »
(p. 31-33)
Raz-de-marée (p. 57-58)
Voyage meurtrier (p. 86-87)
Extrait court