
Arnannguaq :
« Le père d’Arnannguaq nous reçoit dans sa chambre. Comme dans tous les intérieurs groenlandais, des photos de famille tapissent le mur. Je regarde celles des grands-parents raides dans leurs costumes traditionnels, celle de la mère d’Arnannguaq, jeune femme frêle et très belle, celles d’Arnannguaq tout bébé. Je ne retrouve aucune photo d’Arnannguaq plus âgée, pas de photo de sa communion. Je ne m’en étonne pas. J’en connais la raison. J’ausculte le vieil homme. Rien de grave. Un antibiotique, un sirop, et tout rentrera dans l’ordre. Le regard tendre qu’il pose sur sa fille me fait chaud au cœur.
— Tu vois, elle est revenue, semble-t-il me dire. Ils me l’avaient enlevée, mais elle est revenue.
Arnannguaq m’avait un jour raconté que sa mère était morte alors qu’elle n’avait que 18 mois. Elle avait eu un cancer du col de l’utérus.
— Après sa mort, ma sœur âgée de 5 ans et moi sommes restées avec notre père. Il s’occupait de nous. Il n’y avait pas de problèmes à la maison. J’étais petite et n’ai pas de souvenirs, mais on m’a rapporté que tout se passait bien. Pourtant un jour, une assistante sociale est venue, m’a prise et m’a emmenée au Danemark. J’avais été adoptée par un couple de Danois. Sous la pression, mon père avait accepté de signer les papiers d’abandon. On l’avait certainement persuadé qu’il ne pourrait pas s’occuper d’une enfant aussi jeune. Ma sœur, elle, est restée.
Le cancer du col de l’utérus est fréquent au Groenland, probablement du fait des nombreux partenaires sexuels qui multiplient le risque d’infection avec le papillomavirus. Mais la vaccination généralisée à tous les enfants de 12 ans et acceptée par les parents portera bientôt ses fruits.
En écoutant Arnannguaq me raconter sa vie, je pense à un chasseur d’Ikerasaq, hospitalisé quelques mois auparavant pour un cancer du poumon en phase terminale. Comme la plupart des gens d’Uummannaq, il avait choisi de mourir à l’hôpital et non chez lui. Son âme allait ainsi pouvoir trouver plus facilement le chemin du royaume des morts sous la mer au lieu d’errer pendant des siècles dans la maison où il habitait. Il était arrivé seul et je m’en étais étonnée car, habituellement, la famille accompagne toujours un parent malade.
— As-tu des enfants ? lui avais-je demandé.
— Oui, j’ai deux filles. Elles sont au Danemark.
— Nous allons les contacter pour qu’elles puissent venir te voir.
Les employeurs danois et groenlandais doivent autoriser leurs employés à partir au maximum dix jours quand un membre proche de la famille est mourant et doivent également payer le voyage.
Il ne m’a pas répondu et son regard s’est voilé.
— Que se passe-t-il avec ses filles ? avais-je demandé à la vieille Elisabeth, qui connaît tout le monde.
— Sa femme est morte quand les filles avaient 4 et 6 ans. On a estimé qu’il n’était pas capable de s’en occuper, et elles ont été adoptées au Danemark. Ça fait plus de trente ans maintenant.
— Mais il ne pouvait vraiment pas les élever ?
— Je pense que si. Il était chasseur et rapportait beaucoup de gibier. La grand-mère des petites aurait pu l’aider. Il ne souhaitait pas abandonner ses enfants.
— Alors pourquoi ?
Elisabeth a haussé les épaules :
— C’est comme ça. Mais je sais qui a adopté l’une d’elles. Je peux la retrouver.
Pleines d’espoir, nous avions contacté une des filles. Elle connaissait l’existence de son père biologique et savait que sa sœur l’avait revu une fois, cinq ans plus tôt. Elle avait des contacts avec cette sœur, adoptée par une autre famille. Elle allait faire tout son possible pour venir.
Nous avions annoncé la nouvelle. Ses filles ne l’avaient pas oublié. L’une d’elles mettrait tout en œuvre pour être là et accompagner son père. Et nous avons attendu. Épuisé, le vieux chasseur refusait de mourir. Les nouvelles du Danemark étaient contradictoires. Finalement, la fille, en pleurs au téléphone, nous a dit que son employeur ne voulait pas payer le billet d’avion car son père biologique n’était pas son père officiel. Elle ne viendrait donc pas. Son père est mort aussitôt après.
Arnannguaq me regarde gentiment. Je suis perdue dans mes pensées, mais jamais elle ne s’autorisera à essayer d’y pénétrer.
Heureusement les parents adoptifs d’Arnannguaq se sont révélés être des gens aimants qui se sont vite attachés à leur fillette venue du Nord. Ils avaient d’autres enfants, et elle a eu une enfance heureuse et choyée. Elle a été élevée parmi les enfants danois, ne parlait que cette langue et n’a jamais rencontré d’enfants groenlandais. Ses camarades s’étaient habitués à son teint foncé, ses cheveux noirs et ses yeux bridés. Elle ne se souvient pas d’avoir été victime de discrimination et connaissait parfaitement son origine : Qaarsut, un village très au nord du Groenland dans la commune d’Uummannaq. Elle savait que son père et sa sœur y vivaient encore mais elle n’avait aucun contact avec eux. Après ses études secondaires, elle a passé un diplôme d’assistante maternelle. Tout allait bien au Danemark. Mais la puissance et la force de ses ancêtres inuit coulaient dans ses veines. Elle avait 20 ans et ses pensées s’envolaient de plus en plus souvent vers sa grande île froide. Elle devait revoir son père, sa sœur et surtout son pays. Alors elle est partie, un beau matin, sachant qu’elle ne reviendrait plus jamais vivre au Danemark.
— En partant, j’avais la certitude, au fond de moi, que je faisais le bon choix. Je ne suis pas une fille des forêts, des champs de blé et des pommiers. Je suis une fille du froid. La glace, la neige, les montagnes que je ne connaissais pas mais qui dormaient quelque part en moi m’attiraient. J’aime mes parents adoptifs, et ce fut difficile de les quitter mais je ne pouvais faire autrement.
L’intensité de son regard me fascine.
C’est à Qaarsut et nulle part ailleurs qu’elle voulait vivre. Quitter la ville, la société de consommation et le confort danois pour aller se perdre dans un minuscule village groenlandais aurait pu ressembler à un défi. Pour Arnannguaq, si intimement reliée à son pays, c’était la seule solution.
— J’ai retrouvé ma sœur et surtout mon père qui aurait tant voulu m’expliquer pourquoi il avait accepté que je parte mais nous ne parlions pas la même langue. Il a fallu que j’apprenne le groenlandais.
Elle parle maintenant un groenlandais parfait et, connaissant la difficulté de la langue, je suis impressionnée. »
Hans (p. 78-82)
Le tsunami (p. 286-291)
Extrait court
« Le père d’Arnannguaq nous reçoit dans sa chambre. Comme dans tous les intérieurs groenlandais, des photos de famille tapissent le mur. Je regarde celles des grands-parents raides dans leurs costumes traditionnels, celle de la mère d’Arnannguaq, jeune femme frêle et très belle, celles d’Arnannguaq tout bébé. Je ne retrouve aucune photo d’Arnannguaq plus âgée, pas de photo de sa communion. Je ne m’en étonne pas. J’en connais la raison. J’ausculte le vieil homme. Rien de grave. Un antibiotique, un sirop, et tout rentrera dans l’ordre. Le regard tendre qu’il pose sur sa fille me fait chaud au cœur.
— Tu vois, elle est revenue, semble-t-il me dire. Ils me l’avaient enlevée, mais elle est revenue.
Arnannguaq m’avait un jour raconté que sa mère était morte alors qu’elle n’avait que 18 mois. Elle avait eu un cancer du col de l’utérus.
— Après sa mort, ma sœur âgée de 5 ans et moi sommes restées avec notre père. Il s’occupait de nous. Il n’y avait pas de problèmes à la maison. J’étais petite et n’ai pas de souvenirs, mais on m’a rapporté que tout se passait bien. Pourtant un jour, une assistante sociale est venue, m’a prise et m’a emmenée au Danemark. J’avais été adoptée par un couple de Danois. Sous la pression, mon père avait accepté de signer les papiers d’abandon. On l’avait certainement persuadé qu’il ne pourrait pas s’occuper d’une enfant aussi jeune. Ma sœur, elle, est restée.
Le cancer du col de l’utérus est fréquent au Groenland, probablement du fait des nombreux partenaires sexuels qui multiplient le risque d’infection avec le papillomavirus. Mais la vaccination généralisée à tous les enfants de 12 ans et acceptée par les parents portera bientôt ses fruits.
En écoutant Arnannguaq me raconter sa vie, je pense à un chasseur d’Ikerasaq, hospitalisé quelques mois auparavant pour un cancer du poumon en phase terminale. Comme la plupart des gens d’Uummannaq, il avait choisi de mourir à l’hôpital et non chez lui. Son âme allait ainsi pouvoir trouver plus facilement le chemin du royaume des morts sous la mer au lieu d’errer pendant des siècles dans la maison où il habitait. Il était arrivé seul et je m’en étais étonnée car, habituellement, la famille accompagne toujours un parent malade.
— As-tu des enfants ? lui avais-je demandé.
— Oui, j’ai deux filles. Elles sont au Danemark.
— Nous allons les contacter pour qu’elles puissent venir te voir.
Les employeurs danois et groenlandais doivent autoriser leurs employés à partir au maximum dix jours quand un membre proche de la famille est mourant et doivent également payer le voyage.
Il ne m’a pas répondu et son regard s’est voilé.
— Que se passe-t-il avec ses filles ? avais-je demandé à la vieille Elisabeth, qui connaît tout le monde.
— Sa femme est morte quand les filles avaient 4 et 6 ans. On a estimé qu’il n’était pas capable de s’en occuper, et elles ont été adoptées au Danemark. Ça fait plus de trente ans maintenant.
— Mais il ne pouvait vraiment pas les élever ?
— Je pense que si. Il était chasseur et rapportait beaucoup de gibier. La grand-mère des petites aurait pu l’aider. Il ne souhaitait pas abandonner ses enfants.
— Alors pourquoi ?
Elisabeth a haussé les épaules :
— C’est comme ça. Mais je sais qui a adopté l’une d’elles. Je peux la retrouver.
Pleines d’espoir, nous avions contacté une des filles. Elle connaissait l’existence de son père biologique et savait que sa sœur l’avait revu une fois, cinq ans plus tôt. Elle avait des contacts avec cette sœur, adoptée par une autre famille. Elle allait faire tout son possible pour venir.
Nous avions annoncé la nouvelle. Ses filles ne l’avaient pas oublié. L’une d’elles mettrait tout en œuvre pour être là et accompagner son père. Et nous avons attendu. Épuisé, le vieux chasseur refusait de mourir. Les nouvelles du Danemark étaient contradictoires. Finalement, la fille, en pleurs au téléphone, nous a dit que son employeur ne voulait pas payer le billet d’avion car son père biologique n’était pas son père officiel. Elle ne viendrait donc pas. Son père est mort aussitôt après.
Arnannguaq me regarde gentiment. Je suis perdue dans mes pensées, mais jamais elle ne s’autorisera à essayer d’y pénétrer.
Heureusement les parents adoptifs d’Arnannguaq se sont révélés être des gens aimants qui se sont vite attachés à leur fillette venue du Nord. Ils avaient d’autres enfants, et elle a eu une enfance heureuse et choyée. Elle a été élevée parmi les enfants danois, ne parlait que cette langue et n’a jamais rencontré d’enfants groenlandais. Ses camarades s’étaient habitués à son teint foncé, ses cheveux noirs et ses yeux bridés. Elle ne se souvient pas d’avoir été victime de discrimination et connaissait parfaitement son origine : Qaarsut, un village très au nord du Groenland dans la commune d’Uummannaq. Elle savait que son père et sa sœur y vivaient encore mais elle n’avait aucun contact avec eux. Après ses études secondaires, elle a passé un diplôme d’assistante maternelle. Tout allait bien au Danemark. Mais la puissance et la force de ses ancêtres inuit coulaient dans ses veines. Elle avait 20 ans et ses pensées s’envolaient de plus en plus souvent vers sa grande île froide. Elle devait revoir son père, sa sœur et surtout son pays. Alors elle est partie, un beau matin, sachant qu’elle ne reviendrait plus jamais vivre au Danemark.
— En partant, j’avais la certitude, au fond de moi, que je faisais le bon choix. Je ne suis pas une fille des forêts, des champs de blé et des pommiers. Je suis une fille du froid. La glace, la neige, les montagnes que je ne connaissais pas mais qui dormaient quelque part en moi m’attiraient. J’aime mes parents adoptifs, et ce fut difficile de les quitter mais je ne pouvais faire autrement.
L’intensité de son regard me fascine.
C’est à Qaarsut et nulle part ailleurs qu’elle voulait vivre. Quitter la ville, la société de consommation et le confort danois pour aller se perdre dans un minuscule village groenlandais aurait pu ressembler à un défi. Pour Arnannguaq, si intimement reliée à son pays, c’était la seule solution.
— J’ai retrouvé ma sœur et surtout mon père qui aurait tant voulu m’expliquer pourquoi il avait accepté que je parte mais nous ne parlions pas la même langue. Il a fallu que j’apprenne le groenlandais.
Elle parle maintenant un groenlandais parfait et, connaissant la difficulté de la langue, je suis impressionnée. »
(p. 197-201)
Hans (p. 78-82)
Le tsunami (p. 286-291)
Extrait court
