
Hans :
« Hans prend son écran blanc en toile, percé au milieu pour laisser passage au canon du fusil, et commence à avancer doucement, sans bruit. Les chiens ont compris. Ils sont allongés dans la neige sur ordre de leur maître, les oreilles aux aguets. Dès qu’ils entendront le coup de fusil, ils se précipiteront vers l’endroit où leur maître aura tué le phoque. Mais cette fois-ci Hans nous a donné l’ordre de les retenir. Pierre et moi sommes perplexes. Comment retenir seize chiens de cette force, alléchés par l’odeur du gibier ?
— Il suffit de leur dire taassa d’un ton ferme et autoritaire.
Hans éclate de rire, se retourne et se dirige lentement, caché derrière son écran vers le phoque qui, pour l’instant, ne se doute de rien. Le phoque est curieux de nature et a une excellente vue. Il balaie la banquise du regard et dès qu’il tourne la tête dans notre direction, Hans s’arrête, essayant de se fondre dans le blanc de la glace. Assis sur le traîneau, Pierre et moi observons la scène. Je m’inquiète de la réaction des chiens dans quelques minutes et n’ai pas confiance dans le taassa de Pierre. Je crains que le traîneau ne parte à la vitesse de l’éclair et sais par expérience que, dans ces moments-là, je ne reste pas longtemps dessus. Mais j’en oublie mes craintes, tant la scène est fascinante.
Depuis quatre mille ans, les Inuit répètent les mêmes gestes, avancent du même pas lent et lourd, s’arrêtent au moindre frémissement de l’animal. C’est le combat ancestral pour nourrir la famille. C’est un combat noble, bien loin des massacres supposés par certaines associations de défense des animaux. La chasse au blanchon ou bébé phoque est, par ailleurs, interdite depuis 1987. Au Groenland, il est indigne d’un chasseur de tuer un petit. Les femelles phoques à capuchon mettent bas au Canada. Les phoques annelés, les plus fréquents au Groenland, restent dans les eaux ici.
Ce phoque n’est d’ailleurs pas sans défense, il est tout près de son trou et scrute l’horizon. Au moindre doute, il se laisse glisser dans l’eau et disparaît au nez et à la barbe de notre chasseur. Mais pour l’instant, il n’a pas encore aperçu Hans qui s’est allongé sur la glace et rampe doucement vers lui. Au moment où leurs regards se croiseront, la victoire sera pour le plus rapide. Ils sont si loin de nous que nous n’entendons même pas le coup de feu. Les chiens, eux, se sont levés d’un seul coup, le corps bandé, prêts à partir mais l’ordre de Pierre les a retenus. Ils acceptent de mauvaise grâce d’obéir à cet homme qui n’est pas leur maître et s’assoient dans la neige. Leur arrière-train ne touche pas terre et, dès le coup de sifflet de Hans, les voilà qui se jettent en avant. Nous nous accrochons tant bien que mal au traîneau et en quelques secondes nous sommes près de Hans victorieux. Hans verse un peu d’eau dans la gueule du phoque et jette un bout de sa peau dans l’eau afin de le remercier de s’être livré au chasseur, et pour que son âme puisse renaître dans un autre animal.
Le phoque est attaché sur le traîneau, réduisant encore notre place assise, et nous regagnons notre refuge au soleil couchant. À nouveau la paix arctique nous envahit et Pierre en oublie même de parler. Le temps est beau, la banquise est solide, les chiens nous mènent à vive allure et nous aurons de quoi manger ce soir ! La vie ne peut être plus généreuse. Le temps n’a pas d’importance. Hans nous offre l’immense cadeau de nous faire partager la vie de ses ancêtres. Comme il devait être fier et heureux, le chasseur inuit rentrant au campement le soir, le traîneau chargé de viande pour nourrir sa famille !
Nos pieds commencent à s’engourdir, et le froid mord nos visages. La position sur le traîneau est plutôt inconfortable. Assise, les jambes tendues, coincée entre le phoque et tous les sacs, je me balance d’une fesse sur l’autre pour faire circuler le sang dans mes membres. Les Groenlandais, eux, ont un bassin qui leur permet de rester des heures les cuisses à angle droit par rapport au buste, et les femmes qui dépècent les phoques à même le sol ne plient jamais les jambes. Comme j’aime, l’été venu, regarder les vieux assis sur un rocher, jambes tendues, dans cette attitude si caractéristique des Inuit. Ils se parlent peu et, la pipe à la bouche, observent la mer des heures durant, repérant ici un phoque, là les remous d’une baleine ou encore plus loin la frêle embarcation d’un de leurs fils. Mais mon bassin à moi semble être constitué d’autres gènes et je commence à trouver le temps long. Heureusement notre refuge apparaît à l’horizon. Les chiens ont repéré leurs traces du matin et vont bon train. Ils ne semblent pas avoir oublié que nous transportons un phoque et que, une fois arrivés, ils auront droit à un festin.
Hans remarque mon inconfort et fait arrêter les chiens. Je suis ravie de pouvoir courir sur la banquise. Nous entamons quelques pas de polka au son du silence blanc. Hans me fait virevolter de bonheur. Quelle fantastique piste de danse ! Les derniers kilomètres sont parcourus en peu de temps, et nous voilà devant notre hutte. D’un geste vif, Hans a sorti son couteau et commence à dépecer le phoque. Comme à chaque fois que j’ai l’occasion d’admirer ce travail, je suis saisie par la rapidité et la précision du geste. La peau est retirée sans une égratignure, soigneusement découpée autour des pattes et de la tête. Hans m’en fait cadeau et j’en suis très reconnaissante. C’est une jolie peau au poil soyeux gris avec des motifs ronds et noirs. Il faudra la faire gratter pour enlever la graisse et ensuite l’étendre dans un cadre en bois tout l’hiver pour faire blanchir le cuir. Alors peut-être pourrai-je me coudre une paire de moufles plus tard. Quand le froid est vraiment vif, seuls les habits en peau nous protègent vraiment. Je connais une vieille femme qui saura enlever la graisse au plus près du cuir. Pour cela, elle utilise un couteau en demi-cercle muni d’un petit manche, l’ulo. L’ulo est un couteau de femme. On ne verra jamais un homme en posséder un. Lorsqu’un chasseur en âge de se marier est intéressé par une jeune femme, il lui offre un ulo, fabriqué par ses soins, pour lui montrer son intérêt. »
Arnannguaq (p. 197-201)
Le tsunami (p. 286-291)
Extrait court
« Hans prend son écran blanc en toile, percé au milieu pour laisser passage au canon du fusil, et commence à avancer doucement, sans bruit. Les chiens ont compris. Ils sont allongés dans la neige sur ordre de leur maître, les oreilles aux aguets. Dès qu’ils entendront le coup de fusil, ils se précipiteront vers l’endroit où leur maître aura tué le phoque. Mais cette fois-ci Hans nous a donné l’ordre de les retenir. Pierre et moi sommes perplexes. Comment retenir seize chiens de cette force, alléchés par l’odeur du gibier ?
— Il suffit de leur dire taassa d’un ton ferme et autoritaire.
Hans éclate de rire, se retourne et se dirige lentement, caché derrière son écran vers le phoque qui, pour l’instant, ne se doute de rien. Le phoque est curieux de nature et a une excellente vue. Il balaie la banquise du regard et dès qu’il tourne la tête dans notre direction, Hans s’arrête, essayant de se fondre dans le blanc de la glace. Assis sur le traîneau, Pierre et moi observons la scène. Je m’inquiète de la réaction des chiens dans quelques minutes et n’ai pas confiance dans le taassa de Pierre. Je crains que le traîneau ne parte à la vitesse de l’éclair et sais par expérience que, dans ces moments-là, je ne reste pas longtemps dessus. Mais j’en oublie mes craintes, tant la scène est fascinante.
Depuis quatre mille ans, les Inuit répètent les mêmes gestes, avancent du même pas lent et lourd, s’arrêtent au moindre frémissement de l’animal. C’est le combat ancestral pour nourrir la famille. C’est un combat noble, bien loin des massacres supposés par certaines associations de défense des animaux. La chasse au blanchon ou bébé phoque est, par ailleurs, interdite depuis 1987. Au Groenland, il est indigne d’un chasseur de tuer un petit. Les femelles phoques à capuchon mettent bas au Canada. Les phoques annelés, les plus fréquents au Groenland, restent dans les eaux ici.
Ce phoque n’est d’ailleurs pas sans défense, il est tout près de son trou et scrute l’horizon. Au moindre doute, il se laisse glisser dans l’eau et disparaît au nez et à la barbe de notre chasseur. Mais pour l’instant, il n’a pas encore aperçu Hans qui s’est allongé sur la glace et rampe doucement vers lui. Au moment où leurs regards se croiseront, la victoire sera pour le plus rapide. Ils sont si loin de nous que nous n’entendons même pas le coup de feu. Les chiens, eux, se sont levés d’un seul coup, le corps bandé, prêts à partir mais l’ordre de Pierre les a retenus. Ils acceptent de mauvaise grâce d’obéir à cet homme qui n’est pas leur maître et s’assoient dans la neige. Leur arrière-train ne touche pas terre et, dès le coup de sifflet de Hans, les voilà qui se jettent en avant. Nous nous accrochons tant bien que mal au traîneau et en quelques secondes nous sommes près de Hans victorieux. Hans verse un peu d’eau dans la gueule du phoque et jette un bout de sa peau dans l’eau afin de le remercier de s’être livré au chasseur, et pour que son âme puisse renaître dans un autre animal.
Le phoque est attaché sur le traîneau, réduisant encore notre place assise, et nous regagnons notre refuge au soleil couchant. À nouveau la paix arctique nous envahit et Pierre en oublie même de parler. Le temps est beau, la banquise est solide, les chiens nous mènent à vive allure et nous aurons de quoi manger ce soir ! La vie ne peut être plus généreuse. Le temps n’a pas d’importance. Hans nous offre l’immense cadeau de nous faire partager la vie de ses ancêtres. Comme il devait être fier et heureux, le chasseur inuit rentrant au campement le soir, le traîneau chargé de viande pour nourrir sa famille !
Nos pieds commencent à s’engourdir, et le froid mord nos visages. La position sur le traîneau est plutôt inconfortable. Assise, les jambes tendues, coincée entre le phoque et tous les sacs, je me balance d’une fesse sur l’autre pour faire circuler le sang dans mes membres. Les Groenlandais, eux, ont un bassin qui leur permet de rester des heures les cuisses à angle droit par rapport au buste, et les femmes qui dépècent les phoques à même le sol ne plient jamais les jambes. Comme j’aime, l’été venu, regarder les vieux assis sur un rocher, jambes tendues, dans cette attitude si caractéristique des Inuit. Ils se parlent peu et, la pipe à la bouche, observent la mer des heures durant, repérant ici un phoque, là les remous d’une baleine ou encore plus loin la frêle embarcation d’un de leurs fils. Mais mon bassin à moi semble être constitué d’autres gènes et je commence à trouver le temps long. Heureusement notre refuge apparaît à l’horizon. Les chiens ont repéré leurs traces du matin et vont bon train. Ils ne semblent pas avoir oublié que nous transportons un phoque et que, une fois arrivés, ils auront droit à un festin.
Hans remarque mon inconfort et fait arrêter les chiens. Je suis ravie de pouvoir courir sur la banquise. Nous entamons quelques pas de polka au son du silence blanc. Hans me fait virevolter de bonheur. Quelle fantastique piste de danse ! Les derniers kilomètres sont parcourus en peu de temps, et nous voilà devant notre hutte. D’un geste vif, Hans a sorti son couteau et commence à dépecer le phoque. Comme à chaque fois que j’ai l’occasion d’admirer ce travail, je suis saisie par la rapidité et la précision du geste. La peau est retirée sans une égratignure, soigneusement découpée autour des pattes et de la tête. Hans m’en fait cadeau et j’en suis très reconnaissante. C’est une jolie peau au poil soyeux gris avec des motifs ronds et noirs. Il faudra la faire gratter pour enlever la graisse et ensuite l’étendre dans un cadre en bois tout l’hiver pour faire blanchir le cuir. Alors peut-être pourrai-je me coudre une paire de moufles plus tard. Quand le froid est vraiment vif, seuls les habits en peau nous protègent vraiment. Je connais une vieille femme qui saura enlever la graisse au plus près du cuir. Pour cela, elle utilise un couteau en demi-cercle muni d’un petit manche, l’ulo. L’ulo est un couteau de femme. On ne verra jamais un homme en posséder un. Lorsqu’un chasseur en âge de se marier est intéressé par une jeune femme, il lui offre un ulo, fabriqué par ses soins, pour lui montrer son intérêt. »
(p. 78-82)
Arnannguaq (p. 197-201)
Le tsunami (p. 286-291)
Extrait court
