
Rosa :
« Nombre de Groenlandais mènent au Danemark une vie sans histoire ; ils sont parfaitement intégrés. Ils y étudient ou travaillent sans problème. De nombreuses femmes groenlandaises ont suivi leur époux danois et elles se fondent totalement dans la société danoise. Toutefois, je me souviendrai toujours d’une phrase d’une de mes amies, assistante sociale :
— Parmi les immigrés ici au Danemark, les Groenlandais sont les plus vulnérables et les moins bien intégrés – et pourtant ils ont un passeport danois !
Pourquoi étaient-ils là ? Pourquoi cette déchéance ? Je ne savais pas que j’allais mettre des années à essayer de répondre à cette question. À l’hôpital, les soirées et les nuits étaient longues. Rosa avait mal au ventre, et les infirmières m’ont demandé de passer la voir. J’entrais doucement dans sa chambre. Elle m’ignorait. Je n’apprendrai que plus tard que ce peuple est à la fois fier et timide. J’ai posé la main sur son ventre, elle a enfin daigné me regarder.
— D’où viens-tu ? m’a-t-elle demandé. Tu as les cheveux noirs.
Je l’ai regardée :
— J’aimerais qu’ils soient aussi beaux que les tiens.
Et nous avons enfin ri toutes les deux, perdues dans ce pays qui n’était pas le nôtre.
— Raconte-moi ton pays, lui ai-je demandé.
Et j’ai vu les étoiles s’allumer dans ses yeux auparavant si vides. J’ai vu danser les aurores boréales, les icebergs, les chiens de traîneau ; j’ai imaginé le froid, la neige et les lumières roses du printemps. Elle m’a parlé d’Aasiaat, sa ville natale, les vacances d’été sous la tente dans les montagnes, la cueillette des baies à l’automne, les chants des femmes, les parties de pêche avec son père en bateau. L’hiver, une fois la banquise figée, ses parents et elle allaient rendre visite à la grand-mère qui habitait un autre village. Il fallait alors atteler les chiens, entasser toute la famille sur le traîneau et parcourir des kilomètres emmitouflés dans le froid et le silence. Rosa se souvient de son père qui l’habillait de pied en cap de peaux de phoque avant de la caler contre sa mère et ses frères et sœurs. Elle se souvient de sa grand-mère qui connaissait tant d’histoires d’angakkoq et de qivittoq qui la faisaient trembler de peur et de plaisir. Et d’imiter le bruit des icebergs qui éclatent, le halètement des chiens sur la banquise. Devant moi, elle déroule le monde de son enfance, peuplé de légendes. »
Hans (p. 78-82)
Arnannguaq (p. 197-201)
Le tsunami (p. 286-291)
« Nombre de Groenlandais mènent au Danemark une vie sans histoire ; ils sont parfaitement intégrés. Ils y étudient ou travaillent sans problème. De nombreuses femmes groenlandaises ont suivi leur époux danois et elles se fondent totalement dans la société danoise. Toutefois, je me souviendrai toujours d’une phrase d’une de mes amies, assistante sociale :
— Parmi les immigrés ici au Danemark, les Groenlandais sont les plus vulnérables et les moins bien intégrés – et pourtant ils ont un passeport danois !
Pourquoi étaient-ils là ? Pourquoi cette déchéance ? Je ne savais pas que j’allais mettre des années à essayer de répondre à cette question. À l’hôpital, les soirées et les nuits étaient longues. Rosa avait mal au ventre, et les infirmières m’ont demandé de passer la voir. J’entrais doucement dans sa chambre. Elle m’ignorait. Je n’apprendrai que plus tard que ce peuple est à la fois fier et timide. J’ai posé la main sur son ventre, elle a enfin daigné me regarder.
— D’où viens-tu ? m’a-t-elle demandé. Tu as les cheveux noirs.
Je l’ai regardée :
— J’aimerais qu’ils soient aussi beaux que les tiens.
Et nous avons enfin ri toutes les deux, perdues dans ce pays qui n’était pas le nôtre.
— Raconte-moi ton pays, lui ai-je demandé.
Et j’ai vu les étoiles s’allumer dans ses yeux auparavant si vides. J’ai vu danser les aurores boréales, les icebergs, les chiens de traîneau ; j’ai imaginé le froid, la neige et les lumières roses du printemps. Elle m’a parlé d’Aasiaat, sa ville natale, les vacances d’été sous la tente dans les montagnes, la cueillette des baies à l’automne, les chants des femmes, les parties de pêche avec son père en bateau. L’hiver, une fois la banquise figée, ses parents et elle allaient rendre visite à la grand-mère qui habitait un autre village. Il fallait alors atteler les chiens, entasser toute la famille sur le traîneau et parcourir des kilomètres emmitouflés dans le froid et le silence. Rosa se souvient de son père qui l’habillait de pied en cap de peaux de phoque avant de la caler contre sa mère et ses frères et sœurs. Elle se souvient de sa grand-mère qui connaissait tant d’histoires d’angakkoq et de qivittoq qui la faisaient trembler de peur et de plaisir. Et d’imiter le bruit des icebergs qui éclatent, le halètement des chiens sur la banquise. Devant moi, elle déroule le monde de son enfance, peuplé de légendes. »
(p. 22-24)
Hans (p. 78-82)
Arnannguaq (p. 197-201)
Le tsunami (p. 286-291)
