
De Roure aux Granges de la Brasque :
« Je quitte tranquillement les dernières habitations du bourg pour m’engouffrer dans les vallons de la forêt de Valdeblore. L’orage menace clairement, et l’endroit où je vais est très exposé. Je décide de poursuivre en direction du Caïre Gros, sorte de promontoire arrondi surplombant d’environ 700 mètres le village que je viens de quitter, et j’anticipe de faire demi-tour par le fond des vallons si les éclairs arrivent. Il est 15 heures, toujours pas de pluie, peut être le cumulonimbus va-t-il se vider et cracher sa rage plus loin ? Peut-être ne vais-je pas être obligé de rebrousser chemin. Je prolonge un peu le défi, j’ose la provocation. Le sentier contourne le dôme du Caïre Gros par le nord à flanc de coteau dans la forêt et remonte par de petits lacets vers le col des Deux-Caïres. De là-haut, je sais que je verrai plus clair sur la suite, la vue y sera dégagée, et j’ai repéré sur la carte un abri au besoin, dans une construction militaire. Je sais que ces casemates fortifiées ne protègent pas forcément de la foudre en cas d’orage mais elles constituent au moins un auvent pour la pluie.
J’ai croisé des Marseillais dans la courte remontée vers ce fameux col. J’ai entendu de loin leurs clameurs qui perturbaient le silence de la forêt. Je les ai rejoints juste avant la fin de l’ascension. Tout un groupe, au moins quinze personnes, avec des ânes et des enfants qui hurlent. Les adultes, eux, peinent à grimper. Je n’ai pas envie de rester, pas le cœur à la discussion. Alors en arrivant au point culminant de la crête entre les deux Caïres, je ne jette qu’un regard furtif vers le ciel, et j’avance sans me poser de question, sans me retourner. Je n’ai écouté que ma stupide misanthropie. Ce que je désire par-dessus tout, à ce moment précis, c’est fuir le bruit des gens et replonger dans le monde des montagnes sauvages. Qu’importe l’orage, pourvu que je sois seul. Je n’irai pas à l’abri militaire, j’ai eu peur du groupe, peur de me sentir étranger. Peur des hommes.
On est toujours le con d’un autre ; là, j’ai été le con de moi-même. J’ai sacrifié toute la sécurité élémentaire du montagnard averti à mon égoïsme crétin. Je m’élance à toute vitesse, en fuyant, tête baissée, comme l’enfant qui dit non, sur l’arête exposée du mont Chalancha et de la Partissuollo. La bêtise, c’est terrible, c’est elle qui nous met en danger. Et alors que je progresse sur ces cimes dégagées, ce qui devait arriver finit par arriver. L’atmosphère se charge rapidement, le vent fulgurant de la dépression se met à claquer dans mes oreilles, j’entends bourdonner les abeilles, celles qui annoncent la frappe de la foudre. Dans l’instant, une détonation sourde a explosé dans le ciel bousculé, comme un coup de canon qui soulève la poitrine et fait vibrer tout le corps. Je n’ai même pas eu le temps de voir l’éclair. Et la pluie gelée s’est mise à tomber de toute part, comme si elle venait du sol même. Puis les crépitements incessants et le vacarme du tonnerre qui tapait partout à la fois. Je suis au beau milieu de l’orage, au cœur de la tempête. C’est effrayant et beau à la fois, comme les marins de l’Antiquité entendant les sirènes. Alors je me suis recroquevillé sur moi-même, sur mon sac – c’est le meilleur moyen de ne pas prendre la foudre, paraît-il –, et j’ai patiemment attendu que tout se calme. Mon grand-père, qui était aussi médecin, avait développé au cours de sa carrière toute une dialectique pour adoucir certains moments douloureux qu’allaient vivre ses patients. Par exemple, pour l’annonce d’un cancer, il ne parlait pas de maladie “grave” mais de situation “sérieuse”, comme si le choix de certains mots pouvait presque inconsciemment mieux faire passer la pilule. Alors je me suis dit que mon cas à moi, là, sur mon petit îlot de solitude en forme d’arête dénudée, était “sérieux”, et d’un coup je me suis aussi mis à aller mieux. J’ai pensé à ma mort. À force de côtoyer celle des autres, j’y pense souvent, en fait, à ma mort.
C’est le clapotis de la pluie sur les épaules et le petit ruissellement gelé dans le bas du dos qui m’ont réveillé. Quand je rouvre les yeux, l’orage s’est éloigné, il est allé effrayer d’autres montagnards. Je perçois la clameur du tonnerre au loin désormais. Je n’entends que le son de l’eau qui perle sur la montagne, le vent furieux a cessé. Je n’étais pas tombé au champ des fleurs. J’ai dormi ainsi presque deux heures, en boule, sur mon sac.
J’ai l’air un peu stupide, un peu bêta, comme le gamin qui vient de recevoir une grosse fessée après une bêtise. J’ai l’impression que tous les animaux me regardent, me jugent. “Hé ! oh ! c’est bon, quoi. Ça ne vous est jamais arrivé à vous, de faire une connerie ?” Alors je me remets en route, la queue entre les jambes. J’ai besoin de me stimuler, me réchauffer l’ardeur. »
De Samoëns au col d’Anterne (p. 52-54)
De Briançon à Arvieux (p. 136-139)
Extrait court
« Je quitte tranquillement les dernières habitations du bourg pour m’engouffrer dans les vallons de la forêt de Valdeblore. L’orage menace clairement, et l’endroit où je vais est très exposé. Je décide de poursuivre en direction du Caïre Gros, sorte de promontoire arrondi surplombant d’environ 700 mètres le village que je viens de quitter, et j’anticipe de faire demi-tour par le fond des vallons si les éclairs arrivent. Il est 15 heures, toujours pas de pluie, peut être le cumulonimbus va-t-il se vider et cracher sa rage plus loin ? Peut-être ne vais-je pas être obligé de rebrousser chemin. Je prolonge un peu le défi, j’ose la provocation. Le sentier contourne le dôme du Caïre Gros par le nord à flanc de coteau dans la forêt et remonte par de petits lacets vers le col des Deux-Caïres. De là-haut, je sais que je verrai plus clair sur la suite, la vue y sera dégagée, et j’ai repéré sur la carte un abri au besoin, dans une construction militaire. Je sais que ces casemates fortifiées ne protègent pas forcément de la foudre en cas d’orage mais elles constituent au moins un auvent pour la pluie.
J’ai croisé des Marseillais dans la courte remontée vers ce fameux col. J’ai entendu de loin leurs clameurs qui perturbaient le silence de la forêt. Je les ai rejoints juste avant la fin de l’ascension. Tout un groupe, au moins quinze personnes, avec des ânes et des enfants qui hurlent. Les adultes, eux, peinent à grimper. Je n’ai pas envie de rester, pas le cœur à la discussion. Alors en arrivant au point culminant de la crête entre les deux Caïres, je ne jette qu’un regard furtif vers le ciel, et j’avance sans me poser de question, sans me retourner. Je n’ai écouté que ma stupide misanthropie. Ce que je désire par-dessus tout, à ce moment précis, c’est fuir le bruit des gens et replonger dans le monde des montagnes sauvages. Qu’importe l’orage, pourvu que je sois seul. Je n’irai pas à l’abri militaire, j’ai eu peur du groupe, peur de me sentir étranger. Peur des hommes.
On est toujours le con d’un autre ; là, j’ai été le con de moi-même. J’ai sacrifié toute la sécurité élémentaire du montagnard averti à mon égoïsme crétin. Je m’élance à toute vitesse, en fuyant, tête baissée, comme l’enfant qui dit non, sur l’arête exposée du mont Chalancha et de la Partissuollo. La bêtise, c’est terrible, c’est elle qui nous met en danger. Et alors que je progresse sur ces cimes dégagées, ce qui devait arriver finit par arriver. L’atmosphère se charge rapidement, le vent fulgurant de la dépression se met à claquer dans mes oreilles, j’entends bourdonner les abeilles, celles qui annoncent la frappe de la foudre. Dans l’instant, une détonation sourde a explosé dans le ciel bousculé, comme un coup de canon qui soulève la poitrine et fait vibrer tout le corps. Je n’ai même pas eu le temps de voir l’éclair. Et la pluie gelée s’est mise à tomber de toute part, comme si elle venait du sol même. Puis les crépitements incessants et le vacarme du tonnerre qui tapait partout à la fois. Je suis au beau milieu de l’orage, au cœur de la tempête. C’est effrayant et beau à la fois, comme les marins de l’Antiquité entendant les sirènes. Alors je me suis recroquevillé sur moi-même, sur mon sac – c’est le meilleur moyen de ne pas prendre la foudre, paraît-il –, et j’ai patiemment attendu que tout se calme. Mon grand-père, qui était aussi médecin, avait développé au cours de sa carrière toute une dialectique pour adoucir certains moments douloureux qu’allaient vivre ses patients. Par exemple, pour l’annonce d’un cancer, il ne parlait pas de maladie “grave” mais de situation “sérieuse”, comme si le choix de certains mots pouvait presque inconsciemment mieux faire passer la pilule. Alors je me suis dit que mon cas à moi, là, sur mon petit îlot de solitude en forme d’arête dénudée, était “sérieux”, et d’un coup je me suis aussi mis à aller mieux. J’ai pensé à ma mort. À force de côtoyer celle des autres, j’y pense souvent, en fait, à ma mort.
C’est le clapotis de la pluie sur les épaules et le petit ruissellement gelé dans le bas du dos qui m’ont réveillé. Quand je rouvre les yeux, l’orage s’est éloigné, il est allé effrayer d’autres montagnards. Je perçois la clameur du tonnerre au loin désormais. Je n’entends que le son de l’eau qui perle sur la montagne, le vent furieux a cessé. Je n’étais pas tombé au champ des fleurs. J’ai dormi ainsi presque deux heures, en boule, sur mon sac.
J’ai l’air un peu stupide, un peu bêta, comme le gamin qui vient de recevoir une grosse fessée après une bêtise. J’ai l’impression que tous les animaux me regardent, me jugent. “Hé ! oh ! c’est bon, quoi. Ça ne vous est jamais arrivé à vous, de faire une connerie ?” Alors je me remets en route, la queue entre les jambes. J’ai besoin de me stimuler, me réchauffer l’ardeur. »
(p. 207-210)
De Samoëns au col d’Anterne (p. 52-54)
De Briançon à Arvieux (p. 136-139)
Extrait court