
De Samoëns au col d’Anterne :
« À cet instant, mon regard est attiré par des bouquetins qui sont posés à quelque 200, 300 mètres plus haut, à droite du sentier. Je m’avance vers eux discrètement et lentement. Je tente un apprivoisement. J’ai dû mettre près d’une heure à les approcher. Trois vieux boucs dont un d’au moins 16 ou 17 ans – les étagnes, elles, sont toujours cachées. C’est la première fois que je peux compter les anneaux au bord postérieur de leurs somptueuses encornures sans utiliser les jumelles pour déterminer leur âge. Fantastique Capra ibex. Et dire que cette espèce de bovidés placide a failli complètement disparaître de nos contrées. Ces vieux mâles, qui n’ont pas encore totalement recouvré leur livrée beige clair estivale, m’offrent le spectacle de leur agilité de rochassiers avant de s’immobiliser tranquillement. Je les observe de longues minutes, j’essaie de les imiter. De prendre le temps, sans le compter, sans m’en soucier. Je m’allonge dans l’alpage les surplombant, et j’apprends. En les dévisageant comme on regarde discrètement une fille qui nous plaît en espérant ne pas la mettre mal à l’aise, je me suis toujours demandé pourquoi les bouquetins ont ce regard si particulier, presque mystérieux. Peut-être est-ce cette pupille qui leur fend l’œil horizontalement ? Comme leur cousin le mouton, le cheval, ou comme, plus bas, les crapauds communs ? Ces chèvres de montagne ainsi couronnées ont une espèce de nonchalance altière, un port majestueux quand elles tournent la tête lentement. Elles sont paisibles, semblent décontractées. Elles contemplent la vallée avec une sorte de hauteur aristocratique calme, sans crainte, paraissant presque méditer sur ce qui s’y passe, sur ce à quoi elles assistent de loin. Dans un semblant de ferme, le bouquetin serait le chien et le chamois plutôt le chat. Mais un chien pataud, bonhomme et sans histoires. C’est juste le rut qui l’excite un peu, il faut bien que le corps exulte. Mais à la fin juin, on en est loin, il est rassasié.
Il est 19 heures 30, je n’ai pas vu le temps passer. Je m’élance dans la pente caillouteuse qui dégueule jusqu’au pied du refuge. Le vent glacial se lève. Je vais probablement m’y arrêter pour dormir. J’ai le pied montagnard mais je reste prudent. Je tiens à garder mes chevilles intactes. C’est alors que ma progression toute précautionneuse est subitement interrompue par le déboulement bruyant, juste en dessous de moi d’un des bouquetins de la bande. Un des plus jeunes s’est détaché du groupe. Il s’arrête, me regarde, et se remet à descendre à fond d’une vingtaine de mètres. Puis il s’immobilise à nouveau. Alors moi aussi je me remets en mouvement, je tente de le rejoindre. Mais à peine ai-je fait quelques sauts dans sa direction qu’il ne me laisse pas le temps de venir à sa hauteur et se remet en route. Et le manège dure ainsi pendant presque trente minutes. Comme s’il voulait me guider et me narguer en même temps. En une poignée de secondes, je l’ai vu remonter à toute vitesse vers le groupe, en avalant les quelque 200 mètres de dénivelée, presque dix fois plus rapidement qu’il m’aura fallu pour les descendre. Il m’abandonne au refuge, à sa vieille gardienne et à sa bonne soupe de légumes face au sommet du mont Blanc, qui montre timidement le bout de son nez, juste au-dessus de la crête du Brévent, avant d’être le dernier à s’éteindre. Le programme du lendemain s’offre à la vue et invite, comme un conseil à suivre, au sommeil du juste. »
De Briançon à Arvieux (p. 136-139)
De Roure aux Granges de la Brasque (p. 207-210)
Extrait court
« À cet instant, mon regard est attiré par des bouquetins qui sont posés à quelque 200, 300 mètres plus haut, à droite du sentier. Je m’avance vers eux discrètement et lentement. Je tente un apprivoisement. J’ai dû mettre près d’une heure à les approcher. Trois vieux boucs dont un d’au moins 16 ou 17 ans – les étagnes, elles, sont toujours cachées. C’est la première fois que je peux compter les anneaux au bord postérieur de leurs somptueuses encornures sans utiliser les jumelles pour déterminer leur âge. Fantastique Capra ibex. Et dire que cette espèce de bovidés placide a failli complètement disparaître de nos contrées. Ces vieux mâles, qui n’ont pas encore totalement recouvré leur livrée beige clair estivale, m’offrent le spectacle de leur agilité de rochassiers avant de s’immobiliser tranquillement. Je les observe de longues minutes, j’essaie de les imiter. De prendre le temps, sans le compter, sans m’en soucier. Je m’allonge dans l’alpage les surplombant, et j’apprends. En les dévisageant comme on regarde discrètement une fille qui nous plaît en espérant ne pas la mettre mal à l’aise, je me suis toujours demandé pourquoi les bouquetins ont ce regard si particulier, presque mystérieux. Peut-être est-ce cette pupille qui leur fend l’œil horizontalement ? Comme leur cousin le mouton, le cheval, ou comme, plus bas, les crapauds communs ? Ces chèvres de montagne ainsi couronnées ont une espèce de nonchalance altière, un port majestueux quand elles tournent la tête lentement. Elles sont paisibles, semblent décontractées. Elles contemplent la vallée avec une sorte de hauteur aristocratique calme, sans crainte, paraissant presque méditer sur ce qui s’y passe, sur ce à quoi elles assistent de loin. Dans un semblant de ferme, le bouquetin serait le chien et le chamois plutôt le chat. Mais un chien pataud, bonhomme et sans histoires. C’est juste le rut qui l’excite un peu, il faut bien que le corps exulte. Mais à la fin juin, on en est loin, il est rassasié.
Il est 19 heures 30, je n’ai pas vu le temps passer. Je m’élance dans la pente caillouteuse qui dégueule jusqu’au pied du refuge. Le vent glacial se lève. Je vais probablement m’y arrêter pour dormir. J’ai le pied montagnard mais je reste prudent. Je tiens à garder mes chevilles intactes. C’est alors que ma progression toute précautionneuse est subitement interrompue par le déboulement bruyant, juste en dessous de moi d’un des bouquetins de la bande. Un des plus jeunes s’est détaché du groupe. Il s’arrête, me regarde, et se remet à descendre à fond d’une vingtaine de mètres. Puis il s’immobilise à nouveau. Alors moi aussi je me remets en mouvement, je tente de le rejoindre. Mais à peine ai-je fait quelques sauts dans sa direction qu’il ne me laisse pas le temps de venir à sa hauteur et se remet en route. Et le manège dure ainsi pendant presque trente minutes. Comme s’il voulait me guider et me narguer en même temps. En une poignée de secondes, je l’ai vu remonter à toute vitesse vers le groupe, en avalant les quelque 200 mètres de dénivelée, presque dix fois plus rapidement qu’il m’aura fallu pour les descendre. Il m’abandonne au refuge, à sa vieille gardienne et à sa bonne soupe de légumes face au sommet du mont Blanc, qui montre timidement le bout de son nez, juste au-dessus de la crête du Brévent, avant d’être le dernier à s’éteindre. Le programme du lendemain s’offre à la vue et invite, comme un conseil à suivre, au sommeil du juste. »
(p. 52-54)
De Briançon à Arvieux (p. 136-139)
De Roure aux Granges de la Brasque (p. 207-210)
Extrait court