De Quenza à la montagne de Cagna :
« Dix minutes plus tard, le temps de quelques foulées dans le sous-bois frais, je fais un bond de près de deux millénaires dans le temps : je me trouve en face du site archéologique de Capula qui mérite une halte historique. Les chroniques du haut Moyen Âge corse sont aussi mystérieuses que rares et truculentes : y apparaissent nombre de personnalités plus ou moins mythiques. Ainsi naissait Ugo Colonna au IXe siècle, qui aurait été un prince romain, héros de la reconquête face aux Maures. Cette figure plus ou moins légendaire, mais tout du moins nécessaire et tutélaire des origines, a posé les bases assurées d’une longue lignée de seigneuries quasiment jusqu’à nos jours.
Je me trouve devant un mur d’enceinte médiéval, ou plutôt une fortification qui aurait été édifiée au Xe siècle par le comte Bianco, fils du célébrissime Ugo Colonna. Une statue-menhir guerrière anachronique se trouve au pied de la construction. Elle indique aux historiens d’aujourd’hui la filiation ténue qui existe entre l’organisation sociétale des chefferies de l’âge du Bronze et les prémices des lignées seigneuriales du haut Moyen Âge.
En 1077, la Corse est sous la domination “juste et glorieuse du gouvernement apostolique” pisan. Au prix d’une liberté et d’une certaine autonomie laissée à la noblesse insulaire, celui-ci entretient un équilibre avec le clergé séculier, les seigneurs des vallées et les représentants des communautés monastiques déjà bien installées. Le XIe siècle, période de la Pax Pisana, aurait été en Corse une forme d’âge d’or que reflètent l’édification de belles églises, la croissance démographique, les constructions urbaines et le renfort de la notion de pieve – qui devient le centre de circonscriptions à la fois religieuses et administratives. La féodalité insulaire est vraiment née avec les grandes familles d’alors : les Obertenghi et les Cinarchesi qui se partagent le Deçà-des-Monts et le Delà-des-Monts. Les Cinarchesi, qui deviendront plus tard les seigneurs incontestés de l’essentiel de la Corse, sont les descendants d’Ugo Colonna. Ils comptent dans leurs rangs des personnages illustres comme Arrigo Bel Messere – “Henri le beau Messire”, nommé ainsi du fait, paraît-il, d’un port élégant – et, quatre cents ans plus tard, le célèbre Vincentello d’Istria. De la maison Cinarchesi naîtront les grandes lignées dont les noms sont encore largement portés de nos jours : Rocca, Istria, Ornano, Leca et Bozzi.
Cette période, plutôt faste jusqu’au XIVe siècle, vit le développement d’un phénomène social marquant appelé incastellamento : la construction et l’installation des seigneurs dans des fortifications rudimentaires, loin de l’image des châteaux forts médiévaux du continent. On en dénombre plus de trois cents sur l’île ; Capula est probablement une préfiguration de ces édifices. Les fouilles actuelles ont démontré que le site était le bastion d’une seigneurie bien implantée, à l’influence modérée mais dont la place était d’importance avec une citadelle, une forteresse, un donjon, des remparts et, plus bas, le village.
Pas sûr que Capula ait appartenu à la maison des Cinarchesi, mais qu’à cela ne tienne ! Il m’a plu de venir saluer ce que mes ancêtres avaient peut-être construit. Les sympathiques dames qui gardent l’entrée du site, et avec lesquelles j’ai discuté, m’ont gracieusement offert le ticket parce que je leur ai dit en souriant : “Je vais rendre visite à un lointain cousin.” Ça les a fait rire.
En m’éloignant sous les frondaisons, je repense aux instants que je viens de vivre, enivrants, littéralement projeté dans les siècles et les millénaires passés. Une sorte de Puy-du-Fou à la mode corse, plus modeste, sans spectacle ni artifice, mais qui appartient à l’histoire collective d’une région, d’un peuple, d’une civilisation même, et pourquoi pas de l’humanité entière. »
De Saint-Florent à Murato (p. 56-60)
De Calacuccia à la Restonica (p. 94-96)
Extrait court
« Dix minutes plus tard, le temps de quelques foulées dans le sous-bois frais, je fais un bond de près de deux millénaires dans le temps : je me trouve en face du site archéologique de Capula qui mérite une halte historique. Les chroniques du haut Moyen Âge corse sont aussi mystérieuses que rares et truculentes : y apparaissent nombre de personnalités plus ou moins mythiques. Ainsi naissait Ugo Colonna au IXe siècle, qui aurait été un prince romain, héros de la reconquête face aux Maures. Cette figure plus ou moins légendaire, mais tout du moins nécessaire et tutélaire des origines, a posé les bases assurées d’une longue lignée de seigneuries quasiment jusqu’à nos jours.
Je me trouve devant un mur d’enceinte médiéval, ou plutôt une fortification qui aurait été édifiée au Xe siècle par le comte Bianco, fils du célébrissime Ugo Colonna. Une statue-menhir guerrière anachronique se trouve au pied de la construction. Elle indique aux historiens d’aujourd’hui la filiation ténue qui existe entre l’organisation sociétale des chefferies de l’âge du Bronze et les prémices des lignées seigneuriales du haut Moyen Âge.
En 1077, la Corse est sous la domination “juste et glorieuse du gouvernement apostolique” pisan. Au prix d’une liberté et d’une certaine autonomie laissée à la noblesse insulaire, celui-ci entretient un équilibre avec le clergé séculier, les seigneurs des vallées et les représentants des communautés monastiques déjà bien installées. Le XIe siècle, période de la Pax Pisana, aurait été en Corse une forme d’âge d’or que reflètent l’édification de belles églises, la croissance démographique, les constructions urbaines et le renfort de la notion de pieve – qui devient le centre de circonscriptions à la fois religieuses et administratives. La féodalité insulaire est vraiment née avec les grandes familles d’alors : les Obertenghi et les Cinarchesi qui se partagent le Deçà-des-Monts et le Delà-des-Monts. Les Cinarchesi, qui deviendront plus tard les seigneurs incontestés de l’essentiel de la Corse, sont les descendants d’Ugo Colonna. Ils comptent dans leurs rangs des personnages illustres comme Arrigo Bel Messere – “Henri le beau Messire”, nommé ainsi du fait, paraît-il, d’un port élégant – et, quatre cents ans plus tard, le célèbre Vincentello d’Istria. De la maison Cinarchesi naîtront les grandes lignées dont les noms sont encore largement portés de nos jours : Rocca, Istria, Ornano, Leca et Bozzi.
Cette période, plutôt faste jusqu’au XIVe siècle, vit le développement d’un phénomène social marquant appelé incastellamento : la construction et l’installation des seigneurs dans des fortifications rudimentaires, loin de l’image des châteaux forts médiévaux du continent. On en dénombre plus de trois cents sur l’île ; Capula est probablement une préfiguration de ces édifices. Les fouilles actuelles ont démontré que le site était le bastion d’une seigneurie bien implantée, à l’influence modérée mais dont la place était d’importance avec une citadelle, une forteresse, un donjon, des remparts et, plus bas, le village.
Pas sûr que Capula ait appartenu à la maison des Cinarchesi, mais qu’à cela ne tienne ! Il m’a plu de venir saluer ce que mes ancêtres avaient peut-être construit. Les sympathiques dames qui gardent l’entrée du site, et avec lesquelles j’ai discuté, m’ont gracieusement offert le ticket parce que je leur ai dit en souriant : “Je vais rendre visite à un lointain cousin.” Ça les a fait rire.
En m’éloignant sous les frondaisons, je repense aux instants que je viens de vivre, enivrants, littéralement projeté dans les siècles et les millénaires passés. Une sorte de Puy-du-Fou à la mode corse, plus modeste, sans spectacle ni artifice, mais qui appartient à l’histoire collective d’une région, d’un peuple, d’une civilisation même, et pourquoi pas de l’humanité entière. »
(p. 164-166)
De Saint-Florent à Murato (p. 56-60)
De Calacuccia à la Restonica (p. 94-96)
Extrait court