Rue des Petits-Sous :
« Il professe au château depuis tant d’années qu’on l’appelle désormais Son Éternité. Le comble, c’est qu’il ne change pas : à 106 ans, toujours ce même petit corps sec qu’il promène d’un trot enlevé, sa barbe en parterre de fleurs, son front haut comme l’Oural, son nez péninsulaire, ses yeux bleu couleur de chardon, sa conversation aigrelette qu’il réserve, le plus souvent, aux dames et aux jardiniers, ses façons frugales de père La Tisane avec cette impression qu’il donne d’avoir toujours quelque chose à faire? Du reste, si Son Éternité est pressée, ce n’est certes pas d’aller sous terre.
Pourtant, vu sa petite taille (ainsi rit-on dans le voisinage), le vieux n’aurait pas à descendre de bien haut pour toucher le fond de sa tombe ; à moins qu’à l’inverse (plaisanteries toujours) il ne soit trop court pour atteindre le ciel, et maintenant le bon Dieu, dans le grenier céleste, s’occupe de lui trouver une échelle assez longue : cela prend du temps et Son Éternité fait durer, elle en profite.
Elle en profite, mais avec quel ascétisme. Ce sont toujours les mêmes paroles d’Horace qu’elle donne en exemple à ses élèves : Multa tulit fecitque puer, sudavit et alsit, Abstinuit Venere et vino, et tout le monde – piètre ou fin latiniste – voit bien qu’il est ici question de chasteté et de sobriété (“abstinence”, “Vénus”, “vin”?), recette donnée par le poète romain aux athlètes, puis détournée et reforgée par le centenaire en secret de vieillesse. Mais quel mérite a-t-il, lui centenaire, à s’interdire les débordements ? Le même mérite qu’aurait une poule à s’interdire de voler, ou qu’aurait une vache à s’empêcher de grimper aux arbres. Car Savin le pourrait-il encore : faire abus de chair ou de libation ? Là n’est pas la moindre énigme de l’âge.
Du haut de sa terrasse, le barine châtelain, septuagénaire, son employeur et bienfaiteur, regarde Son Éternité tricoter de ses vieilles jambettes à travers le parc domanial. Elle marche vers lui. La matinée est belle, dorée par la lumière du solstice : cet été 1874 commence sous un ciel tiède et généreux.
Mais cette fois la coupe est pleine, le barine n’en peut plus de souffrir dans son château une telle antiquité sur pieds. Il se demande même si le bonhomme ne courtise pas madame la barynia, sa fille, elle-même ancienne élève de l’éternel barbon et déjà grand-mère des petits auxquels il court faire la grammaire avec ses tableaux de conjugaison tout fleuris de dessins, les mêmes qu’il y a soixante ans, pardi. Peut-être même a-t-il courtisé aussi sa petite-fille, dans la foulée. Le barine n’est pas poète mais il connaît assez la poésie pour savoir que ce rimailleur des Gaules ne fait pas consonner “vieux ans” avec “sentiments” d’une façon tout à fait innocente, ah ! le birbe.
Des cris dans le parc. Une volée d’enfants court en riant après un bébé hérisson égaré (il y a de quoi perdre son nid dans tout ce bruit). Comme toujours, la fille de la lingère est devant, meneuse et chipie, avec sa face rigolote plantée d’un nez en buffet de France. Même buffet massif sur le joli minois de l’arrière-petite-fille du barine, c’est à se demander quel ciseau de menuisier est passé par là, qui a taillé aux enfants tous ces nez en meuble de chêne, ces nez péninsul? Le visage tordu d’une soudaine grimace, le barine chasse de la main la pensée monstrueuse qui vient de lui traverser l’esprit comme une décharge d’électricité. Et c’est Savin maintenant qui montre le nez (à ce mot, nouvelle décharge) à la terrasse du château. Et par quoi commence-t-il ? Par réclamer son mois, ou plutôt ses mois, en criant aux arriérés. Voilà donc ce qui faisait trotter le vieux birbe à travers le parc, l’œil tendu vers la silhouette du barine.
— Je ne sache pas que la réussite de nos enfants justifie vos appointements. Tenez, ma petite Nastia n’a même pas eu le premier prix de poésie à la soirée d’anniversaire du gouverneur de Saratov. Qui aurait dû l’aider ? Certes pas moi, son pauvre arrière-grand-père, qui ne ferais même pas rimer fleurette et pâquerette ! (Et d’ajouter en russe, fier comme un rouge-gorge :) Ou tsvetotchek et lepestotchek !
Savin, triturant son chapeau dans ses deux mains :
— Et la veuve Popova vous réclame toujours mon loyer.
— Eh bien, allez-y de vos deniers.
— L’affaire avait été conclue par sieur votre père, paix céleste à son âme. (Savin se signe et poursuit :) Mon loyer à titre viager dans la maison de rapport de la veuve Popova.
— Viager, viager? Le mot ne vaut que pour les mortels. Si vous fricotez avec l’éternité, c’est qu’il y a tromperie ! parjure ! escroquerie ! Je mourrai avant vous, si ça se trouve !
Savin esquisse une courbette, puis :
— Je vous promets de suivre l’instruction de votre petite Nastia jusqu’à son mariage après votre mort.
“Il se moque. À 106 ans, il se moque !” Une bouffée de colère empourpre la face du barine, et c’est l’éruption :
— Je vous donne votre congé ! (Il passe au russe.) Vone ! Stoupaïtié vone !
— Alors rendez-moi mes attestations.
— Quelles attestations ?
— Qui m’autorisent à enseigner le français.
— Où sont-elles ?
— Dans ce château, où je les ai consignées.
— Quand ?
— L’autre fois.
— Mais encore ?
Savin, après réflexion :
— À sieur votre grand-père, il n’y a pas quarante ans.
Le barine rugit. »
Sous escorte (p. 72-79)
Douce isba (p. 117-120)
Extrait court
« Il professe au château depuis tant d’années qu’on l’appelle désormais Son Éternité. Le comble, c’est qu’il ne change pas : à 106 ans, toujours ce même petit corps sec qu’il promène d’un trot enlevé, sa barbe en parterre de fleurs, son front haut comme l’Oural, son nez péninsulaire, ses yeux bleu couleur de chardon, sa conversation aigrelette qu’il réserve, le plus souvent, aux dames et aux jardiniers, ses façons frugales de père La Tisane avec cette impression qu’il donne d’avoir toujours quelque chose à faire? Du reste, si Son Éternité est pressée, ce n’est certes pas d’aller sous terre.
Pourtant, vu sa petite taille (ainsi rit-on dans le voisinage), le vieux n’aurait pas à descendre de bien haut pour toucher le fond de sa tombe ; à moins qu’à l’inverse (plaisanteries toujours) il ne soit trop court pour atteindre le ciel, et maintenant le bon Dieu, dans le grenier céleste, s’occupe de lui trouver une échelle assez longue : cela prend du temps et Son Éternité fait durer, elle en profite.
Elle en profite, mais avec quel ascétisme. Ce sont toujours les mêmes paroles d’Horace qu’elle donne en exemple à ses élèves : Multa tulit fecitque puer, sudavit et alsit, Abstinuit Venere et vino, et tout le monde – piètre ou fin latiniste – voit bien qu’il est ici question de chasteté et de sobriété (“abstinence”, “Vénus”, “vin”?), recette donnée par le poète romain aux athlètes, puis détournée et reforgée par le centenaire en secret de vieillesse. Mais quel mérite a-t-il, lui centenaire, à s’interdire les débordements ? Le même mérite qu’aurait une poule à s’interdire de voler, ou qu’aurait une vache à s’empêcher de grimper aux arbres. Car Savin le pourrait-il encore : faire abus de chair ou de libation ? Là n’est pas la moindre énigme de l’âge.
Du haut de sa terrasse, le barine châtelain, septuagénaire, son employeur et bienfaiteur, regarde Son Éternité tricoter de ses vieilles jambettes à travers le parc domanial. Elle marche vers lui. La matinée est belle, dorée par la lumière du solstice : cet été 1874 commence sous un ciel tiède et généreux.
Mais cette fois la coupe est pleine, le barine n’en peut plus de souffrir dans son château une telle antiquité sur pieds. Il se demande même si le bonhomme ne courtise pas madame la barynia, sa fille, elle-même ancienne élève de l’éternel barbon et déjà grand-mère des petits auxquels il court faire la grammaire avec ses tableaux de conjugaison tout fleuris de dessins, les mêmes qu’il y a soixante ans, pardi. Peut-être même a-t-il courtisé aussi sa petite-fille, dans la foulée. Le barine n’est pas poète mais il connaît assez la poésie pour savoir que ce rimailleur des Gaules ne fait pas consonner “vieux ans” avec “sentiments” d’une façon tout à fait innocente, ah ! le birbe.
Des cris dans le parc. Une volée d’enfants court en riant après un bébé hérisson égaré (il y a de quoi perdre son nid dans tout ce bruit). Comme toujours, la fille de la lingère est devant, meneuse et chipie, avec sa face rigolote plantée d’un nez en buffet de France. Même buffet massif sur le joli minois de l’arrière-petite-fille du barine, c’est à se demander quel ciseau de menuisier est passé par là, qui a taillé aux enfants tous ces nez en meuble de chêne, ces nez péninsul? Le visage tordu d’une soudaine grimace, le barine chasse de la main la pensée monstrueuse qui vient de lui traverser l’esprit comme une décharge d’électricité. Et c’est Savin maintenant qui montre le nez (à ce mot, nouvelle décharge) à la terrasse du château. Et par quoi commence-t-il ? Par réclamer son mois, ou plutôt ses mois, en criant aux arriérés. Voilà donc ce qui faisait trotter le vieux birbe à travers le parc, l’œil tendu vers la silhouette du barine.
— Je ne sache pas que la réussite de nos enfants justifie vos appointements. Tenez, ma petite Nastia n’a même pas eu le premier prix de poésie à la soirée d’anniversaire du gouverneur de Saratov. Qui aurait dû l’aider ? Certes pas moi, son pauvre arrière-grand-père, qui ne ferais même pas rimer fleurette et pâquerette ! (Et d’ajouter en russe, fier comme un rouge-gorge :) Ou tsvetotchek et lepestotchek !
Savin, triturant son chapeau dans ses deux mains :
— Et la veuve Popova vous réclame toujours mon loyer.
— Eh bien, allez-y de vos deniers.
— L’affaire avait été conclue par sieur votre père, paix céleste à son âme. (Savin se signe et poursuit :) Mon loyer à titre viager dans la maison de rapport de la veuve Popova.
— Viager, viager? Le mot ne vaut que pour les mortels. Si vous fricotez avec l’éternité, c’est qu’il y a tromperie ! parjure ! escroquerie ! Je mourrai avant vous, si ça se trouve !
Savin esquisse une courbette, puis :
— Je vous promets de suivre l’instruction de votre petite Nastia jusqu’à son mariage après votre mort.
“Il se moque. À 106 ans, il se moque !” Une bouffée de colère empourpre la face du barine, et c’est l’éruption :
— Je vous donne votre congé ! (Il passe au russe.) Vone ! Stoupaïtié vone !
— Alors rendez-moi mes attestations.
— Quelles attestations ?
— Qui m’autorisent à enseigner le français.
— Où sont-elles ?
— Dans ce château, où je les ai consignées.
— Quand ?
— L’autre fois.
— Mais encore ?
Savin, après réflexion :
— À sieur votre grand-père, il n’y a pas quarante ans.
Le barine rugit. »
(p. 263-266)
Sous escorte (p. 72-79)
Douce isba (p. 117-120)
Extrait court