Massacre au gué :
« Il regarde. Un mort. Son camarade de lit ! Assis près de lui, contre le même arbre, l’homme a dû chavirer au moment d’expirer, et le voilà couché à terre. Il y a longtemps que le froid a mangé son nez creux quand il était vivant, on y voit la trace de couteau d’un carabin adroit, mais pressé. Ses yeux caves sont remplis de givre. Sa longue barbe est hérissée d’aiguilles blanches. Dans la chute, le pavillon de son oreille droite, vitrifié par le gel, s’est détaché : il est là près de lui, qui mêle aux cristaux de neige sa vilaine spire violacée – on dirait une anse cassée près de sa tasse de porcelaine. L’homme a trois doigts tranchés, signe que les cosaques en maraude, ces vide-goussets, lui ont arraché une bague. Savin se souvient alors d’une conversation qu’ils avaient eue, quelques jours avant, quand ils sentaient tout ça venir. “Je crains de mourir dans ce pays, disait l’autre, je ne supporte pas l’idée de terminer mes jours loin de tout ce que j’aime ; si je meurs, ne me livrez pas aux Russes, qui me jetteront dans le premier bois venu. Enterrez-moi, ventre-saint-gris. D’être dévoré par les loups et les corbeaux est une pensée qui me révolte?” Et tous les autres, en riant fort, avaient promis de lui faire de somptueuses obsèques? Savin balaie les lieux du regard. À chaque arbre son cadavre de glace dans la pose exacte du passage à trépas, aussi loin qu’on puisse voir. Un peuple de fantômes givrés, plusieurs milliers, pour sûr, autant peut-être que de Pompéiens sous les cendres du Vésuve. Des ombres se meuvent de corps en corps. Des Russes. Pendant ce temps, en contrebas, d’autres Russes en formation de combat resserrent l’étau sur la rive gauche où les “traînards” se pressent encore par milliers pour franchir la rivière. L’eau glacée devant, la mitraille derrière. On entend le hourra ! des assaillants, les fusils qui crépitent. En face, l’artillerie de la Grande Armée réplique, et réplique bien. Les autres croyaient peut-être en faire bon marché, et pourtant voyez les beaux restes que nous avons. Puis les Français brûlent les ponts, par explosion, et le cri de la foule au gué, à son paroxysme, couvre celui des salves. Un nuage âcre, roux et gras s’élève, lourd, qui répand bientôt une puanteur insoutenable de chair calcinée. Le flot roule des cadavres, par grappes. Comment le loup peut-il rester aussi impassible auprès d’un tel branle-bas ? Le feu, le fer, les hommes, les canonnades, toutes choses que son espèce fuit depuis quatre cents siècles? Et si la bête, instruite par les esprits, avait l’intuition qu’elle tenait là celui qui devait être l’unique survivant du foirail, et dont elle pourrait se repaître, son sang chaud lui dilatant les babines ? C’est pour cela peut-être que Savin est maintenu vivant par le hasard, ou bien pour donner au monde des nouvelles de ce fléau, s’il finit par avoir raison du loup, du froid et du sommeil de la mort. »
Sous escorte (p. 72-79)
Douce isba (p. 117-120)
Rue des Petits-Sous (p. 263-266)
« Il regarde. Un mort. Son camarade de lit ! Assis près de lui, contre le même arbre, l’homme a dû chavirer au moment d’expirer, et le voilà couché à terre. Il y a longtemps que le froid a mangé son nez creux quand il était vivant, on y voit la trace de couteau d’un carabin adroit, mais pressé. Ses yeux caves sont remplis de givre. Sa longue barbe est hérissée d’aiguilles blanches. Dans la chute, le pavillon de son oreille droite, vitrifié par le gel, s’est détaché : il est là près de lui, qui mêle aux cristaux de neige sa vilaine spire violacée – on dirait une anse cassée près de sa tasse de porcelaine. L’homme a trois doigts tranchés, signe que les cosaques en maraude, ces vide-goussets, lui ont arraché une bague. Savin se souvient alors d’une conversation qu’ils avaient eue, quelques jours avant, quand ils sentaient tout ça venir. “Je crains de mourir dans ce pays, disait l’autre, je ne supporte pas l’idée de terminer mes jours loin de tout ce que j’aime ; si je meurs, ne me livrez pas aux Russes, qui me jetteront dans le premier bois venu. Enterrez-moi, ventre-saint-gris. D’être dévoré par les loups et les corbeaux est une pensée qui me révolte?” Et tous les autres, en riant fort, avaient promis de lui faire de somptueuses obsèques? Savin balaie les lieux du regard. À chaque arbre son cadavre de glace dans la pose exacte du passage à trépas, aussi loin qu’on puisse voir. Un peuple de fantômes givrés, plusieurs milliers, pour sûr, autant peut-être que de Pompéiens sous les cendres du Vésuve. Des ombres se meuvent de corps en corps. Des Russes. Pendant ce temps, en contrebas, d’autres Russes en formation de combat resserrent l’étau sur la rive gauche où les “traînards” se pressent encore par milliers pour franchir la rivière. L’eau glacée devant, la mitraille derrière. On entend le hourra ! des assaillants, les fusils qui crépitent. En face, l’artillerie de la Grande Armée réplique, et réplique bien. Les autres croyaient peut-être en faire bon marché, et pourtant voyez les beaux restes que nous avons. Puis les Français brûlent les ponts, par explosion, et le cri de la foule au gué, à son paroxysme, couvre celui des salves. Un nuage âcre, roux et gras s’élève, lourd, qui répand bientôt une puanteur insoutenable de chair calcinée. Le flot roule des cadavres, par grappes. Comment le loup peut-il rester aussi impassible auprès d’un tel branle-bas ? Le feu, le fer, les hommes, les canonnades, toutes choses que son espèce fuit depuis quatre cents siècles? Et si la bête, instruite par les esprits, avait l’intuition qu’elle tenait là celui qui devait être l’unique survivant du foirail, et dont elle pourrait se repaître, son sang chaud lui dilatant les babines ? C’est pour cela peut-être que Savin est maintenu vivant par le hasard, ou bien pour donner au monde des nouvelles de ce fléau, s’il finit par avoir raison du loup, du froid et du sommeil de la mort. »
(p. 46-48)
Sous escorte (p. 72-79)
Douce isba (p. 117-120)
Rue des Petits-Sous (p. 263-266)