Le narrateur entre en lice :
« Ce 1er avril 1921, il était donc aux alentours de 21 heures 30 lorsque je découvris la boutique de George. Fasciné par l’enseigne, je n’avais même pas entendu l’Oakland noire repartir.
Le jeune garçon s’était effacé et avait ouvert la porte. Il m’invita à entrer, d’un geste particulièrement obséquieux, presque ridicule. Les méthodes du commerce oriental commençaient dès le seuil du magasin.
Loin de révéler un parfum d’Antiquité, l’intérieur du magasin dégageait au contraire une surprenante odeur de vernis, de laque et de plâtre, l’odeur d’une production artisanale à peine sèche? Il regorgeait de reproductions miniatures, de poteries, de masques, de figurines d’animaux, de fragments d’amulettes et de bijoux fantaisie, dans toutes les matières imaginables : terre cuite, bois, plâtre, verre, bronze, étain, argent plaqué ou imitation or. Un extravagant capharnaüm qui étincelait sous la lumière crue des ampoules électriques.
Au fond de la boutique se trouvaient des statuettes soigneusement alignées dans des vitrines garnies de velours noir. Elles étaient sans doute destinées aux “acheteurs exigeants” (donc plus naïfs encore), prêts à payer le prix fort, justifié par un luxe de présentation. Les divinités se reconnaissaient au premier coup d’œil : Hathor, Isis, Osiris, Râ? toutes plus connues les unes que les autres. Il ne s’agissait pas d’égarer l’amateur s’estimant éclairé, ou même l’apprenti receleur.
Le jeune rabatteur saisit mon regard vers les vitrines.
— Sir, mon Bey, tu reconnais la qualité. Tu peux choisir dans les vitrines. Rien que le meilleur du meilleur. Mon patron, il est anglais. Il aime bien les Anglais. Pour toi, ça sera pas cher.
Être pris pour un imbécile par un gamin d’une quinzaine d’années n’est jamais très agréable. Je lui répondis sèchement :
— J’ai pas traversé le Caire en pleine nuit pour qu’on essaie de me refourguer du bric-à-brac !
C’est alors que s’ouvrit l’épais rideau rouge séparant la pièce de l’arrière-boutique et que je vis George pour la première fois : une apparition théâtrale, presque le lever de rideau sur un artiste. Ce fut aussi la première fois que j’entendis sa voix, cette voix si particulière, à la fois un peu trop haut perchée et légèrement imprégnée de l’accent nasal de Manchester :
— Ah, monsieur Stapleton, je vous attendais? Vous êtes un Stapleton du Yorkshire ou un Stapleton du Norfolk ?
En moins d’une seconde, il avait réussi à me faire oublier mon irritation et à me désarçonner. Sans même en avoir vraiment conscience, je m’entendis lui répondre :
— Du Yorkshire.
— Ah? alors nous sommes sans doute un peu voisins. Enfin, nos familles l’ont peut-être été. Mon père était photographe, photographe d’art à Manchester. Il tenait boutique à Cannon Street, dans le centre. Vous connaissez ?
Il attendait ma réponse, son visage juvénile figé par l’intérêt, sourcils levés, yeux écarquillés et bouche entrouverte, comme si les mots qu’il attendait étaient d’une importance capitale. Un instant plus tard, une lueur d’ironie passa dans ses yeux et fit disparaître sa première expression. En réalité, il se fichait pas mal de savoir si je connaissais ou non Cannon Street ! »
La chute de lady Alethea (p. 164-166)
George charme le roi fantasque (p. 204-206)
Extrait court
« Ce 1er avril 1921, il était donc aux alentours de 21 heures 30 lorsque je découvris la boutique de George. Fasciné par l’enseigne, je n’avais même pas entendu l’Oakland noire repartir.
Le jeune garçon s’était effacé et avait ouvert la porte. Il m’invita à entrer, d’un geste particulièrement obséquieux, presque ridicule. Les méthodes du commerce oriental commençaient dès le seuil du magasin.
Loin de révéler un parfum d’Antiquité, l’intérieur du magasin dégageait au contraire une surprenante odeur de vernis, de laque et de plâtre, l’odeur d’une production artisanale à peine sèche? Il regorgeait de reproductions miniatures, de poteries, de masques, de figurines d’animaux, de fragments d’amulettes et de bijoux fantaisie, dans toutes les matières imaginables : terre cuite, bois, plâtre, verre, bronze, étain, argent plaqué ou imitation or. Un extravagant capharnaüm qui étincelait sous la lumière crue des ampoules électriques.
Au fond de la boutique se trouvaient des statuettes soigneusement alignées dans des vitrines garnies de velours noir. Elles étaient sans doute destinées aux “acheteurs exigeants” (donc plus naïfs encore), prêts à payer le prix fort, justifié par un luxe de présentation. Les divinités se reconnaissaient au premier coup d’œil : Hathor, Isis, Osiris, Râ? toutes plus connues les unes que les autres. Il ne s’agissait pas d’égarer l’amateur s’estimant éclairé, ou même l’apprenti receleur.
Le jeune rabatteur saisit mon regard vers les vitrines.
— Sir, mon Bey, tu reconnais la qualité. Tu peux choisir dans les vitrines. Rien que le meilleur du meilleur. Mon patron, il est anglais. Il aime bien les Anglais. Pour toi, ça sera pas cher.
Être pris pour un imbécile par un gamin d’une quinzaine d’années n’est jamais très agréable. Je lui répondis sèchement :
— J’ai pas traversé le Caire en pleine nuit pour qu’on essaie de me refourguer du bric-à-brac !
C’est alors que s’ouvrit l’épais rideau rouge séparant la pièce de l’arrière-boutique et que je vis George pour la première fois : une apparition théâtrale, presque le lever de rideau sur un artiste. Ce fut aussi la première fois que j’entendis sa voix, cette voix si particulière, à la fois un peu trop haut perchée et légèrement imprégnée de l’accent nasal de Manchester :
— Ah, monsieur Stapleton, je vous attendais? Vous êtes un Stapleton du Yorkshire ou un Stapleton du Norfolk ?
En moins d’une seconde, il avait réussi à me faire oublier mon irritation et à me désarçonner. Sans même en avoir vraiment conscience, je m’entendis lui répondre :
— Du Yorkshire.
— Ah? alors nous sommes sans doute un peu voisins. Enfin, nos familles l’ont peut-être été. Mon père était photographe, photographe d’art à Manchester. Il tenait boutique à Cannon Street, dans le centre. Vous connaissez ?
Il attendait ma réponse, son visage juvénile figé par l’intérêt, sourcils levés, yeux écarquillés et bouche entrouverte, comme si les mots qu’il attendait étaient d’une importance capitale. Un instant plus tard, une lueur d’ironie passa dans ses yeux et fit disparaître sa première expression. En réalité, il se fichait pas mal de savoir si je connaissais ou non Cannon Street ! »
(p. 105-107)
La chute de lady Alethea (p. 164-166)
George charme le roi fantasque (p. 204-206)
Extrait court