Évadé de la mer Blanche (L’)
Youri Bezsonov
Aux premières heures de la révolution bolchevik, l’officier du tsar Youri Bezsonov se retrouve entraîné dans une diabolique spirale d’incarcérations, de transferts et d’évasions. Il découvre la pègre, ses malheurs et son langage ; il s’encanaille. Sa dernière arrestation le plonge dans une profonde crise spirituelle, dont il émerge persuadé qu’à l’épreuve succédera le salut. Envoyé aux Solovki, laboratoire du Goulag au cœur de la mer Blanche, il porte sur cet enfer gelé un regard nouveau, ouvert à la lumière. Il échafaude alors le projet d’une ultime évasion à travers la toundra marécageuse et enneigée, une épreuve à laquelle il lui faudra survivre pour rallier la Finlande. Le témoignage exceptionnel du ? Papillon » russe.
Traduit du russe par : Evgueni Petrovitch Semenoff
Avec une introduction par : Cédric Gras
« Premier témoignage d’une évasion du Goulag
Ce livre constitue le tout premier témoignage connu d’une évasion du Goulag. D’autres prisonniers ont bien sûr pu s’enfuir à des dates antérieures sans s’en vanter. La rumeur parle notamment d’une évasion par la mer d’un déporté en mer Blanche, dissimulé dans un bateau en partance pour l’étranger. Personne n’a jamais revendiqué cet exploit, soit qu’il y ait eu des raisons à rester discret, soit que l’affaire n’ait jamais eu lieu. Ce qui est certain en revanche, c’est le nombre de tentatives avortées par une noyade ou d’une balle dans le dos. Si des évadés parvenaient à gagner la taïga, la faim les faisait revenir vers des villages où on les arrêtait avant de les exécuter. Aussi la cavale de Youri Bezsonov et ses compagnons reste-t-elle exceptionnelle. L’histoire appartient à celui qui la raconte et cette réédition veut rendre hommage à celui qui mena cinq hommes vers la liberté pour la première fois sous l’ère soviétique. Ce récit est devenu un document historique autant que romanesque.
Le présent texte est paru en 1928 aux éditions Payot. Il y avait bien eu en 1927 Un bagne en Russie rouge de Raymond Duguet, mais l’ouvrage avait été écrit depuis un bureau parisien dans un esprit antibolchevik notoire et à partir de témoignages épars et incertains. Le récit de Bezsonov, lui, était de première main. Et s’il dénonce le traitement qu’on lui a infligé en déportation, le comportement des communistes et l’URSS naissante, il est aussi sévère avec les armées blanches.
Le livre fit à son époque grand bruit en France où étaient arrivés massivement des émigrés russes “blancs”. Pour la première fois, l’Occident eut clairement vent des camps de réhabilitation par le travail que mettait en place le jeune pouvoir bolchevik. Pour la première fois, un rescapé ébruitait ce qui aurait dû rester secret. La révolution d’Octobre n’avait pas 10 ans que ses extrémités étaient exposées à qui voulait en prendre connaissance. Mais qui voulait vraiment l’entendre ? L’utopie du communisme faisait souffler un espoir immense parmi les masses européennes. Les partis essaimaient dans le sillage de l’Internationale.
La force de l’utopie communiste, attisée par la propagande de Moscou, étouffa peu à peu cette révélation. Le livre fut lu mais l’incendie éteint. La vérité était malvenue. L’époque n’était pas prête. Elle croyait trop dans cette alternative politique aux injustices de l’ère industrielle naissante. Les élites antilibérales restaient interdites et fascinées. Romain Rolland et Anatole France pour ne prendre qu’eux, déclarèrent que le récit de Bezsonov n’était qu’un faux destiné à compromettre la révolution. Le leader syndicaliste anglais Ben Tillet, que Bezsonov cite dans ces pages, chantait les louanges du régime bolchevik. Quelques-uns cependant, tel Rudyard Kipling, affirmèrent croire Bezsonov. Et longtemps après lui, les Soviétiques passés à l’ouest se heurtèrent à la crédulité des partisans de l’URSS en Europe. Le plus retentissant exemple reste celui de Kravchenko, aussi tard qu’en 1949, dont la véracité du témoignage finit d’être discutée au tribunal. Le Parti communiste et les syndicats français soutenus par Louis Aragon et Elsa Triolet l’accusaient lui aussi de mentir?
Nous condamnons aujourd’hui sans ciller les crimes de Staline et le système du Goulag. C’est oublier que l’Occident fut aveugle toute la première période de l’URSS durant. Qu’il voulut croire, comme souvent, aux révolutions, avec une indulgence confinant à la complicité. Dans les années 1930, les intellectuels occidentaux défilaient à Moscou en chantant les louanges du Petit père des peuples. Louis Aragon rentra fasciné de son voyage en Oural. Une révolution accouche difficilement sans violence, se disait-on. Certains comme André Gide, émettront néanmoins de sérieux doutes sur l’avènement de ce socialisme-là. Peine perdue, l’atmosphère du nouveau siècle était à l’alternative idéologique et à la justice sociale. L’Europe n’a vu ce qu’elle voulait voir. Elle en a d’ailleurs tiré pour elle-même quelques réformes salvatrices. Le communisme avait tout crédit et le même aveuglement se répétera plus tard vis-à-vis du maoïsme. Aujourd’hui encore, ces épopées n’ont pas fini de hanter un monde que la victoire libérale ne satisfait pas pleinement.
Comment Youri Bezsonov vécut-il de ne pouvoir pleinement faire entendre sa vérité ? Ou plutôt d’échouer à avertir sur la nature profonde de ce régime se parant d’humanisme ? Ce témoignage n’était guère que le premier d’une longue liste qui culminera avec L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Ce dernier mentionne d’ailleurs le “groupe de Bezsonov” en précisant erronément qu’il est parti par la mer? Isolé en URSS, Soljenitsyne a malgré tout eu vent du récit publié par ce dernier à l’étranger. Il écrit que “ce livre stupéfia l’Europe. Et bien entendu, l’auteur fut taxé d’exagération.” Il en attribue la cause aux “albums sur les Solovki diffusés par les représentations diplomatiques des Soviets en Europe, sur papier superbe, avec photos irréfutables de confortables cellules”.
“De la calomnie, bien sûr, mais qui ouvrait une brèche contrariante !” reprend le célèbre écrivain et opposant soviétique. “En ce qui concerne l’île, on jugea bon d’y envoyer – non : de prier de bien vouloir y aller ! – le grand écrivain prolétarien Maxime Gorki.” Car oui, le pouvoir soviétique s’inquiéta tout de même de ce premier témoignage diffusé hors de ses frontières et de son potentiel retentissement. Contre toute attente, la réaction la plus forte à la publication du récit de Bezsonov vint du régime bolchevik lui-même. Moscou voulut contre-attaquer et se prouver sa bonne foi.
On fit donc Maxime Gorki, le grand écrivain russe en exil en Italie. En compagnie d’autres auteurs chantant les louanges de Staline, il vient en 1929 visiter le goulag des îles Solovki. C’est là qu’avait été déporté Bezsonov quelques années auparavant alors que le Goulag n’en était qu’à ses débuts. Gorki et ses confrères ne trouvèrent rien à redire. Il faut dire que les camps avaient été “potemkisés” en prévision de leur arrivée. On fit croire que les prisonniers étaient traités au mieux. C’était un mensonge éhonté. L’esclavage des zeka, comme on nommera le peuple du Goulag, ne faisait que commencer. Gorki ne fut sans doute pas dupe. Il savait. Il savait mais il mentit, désamorçant les dégâts idéologiques du récit de Bezsonov. Lui et les autres vantèrent les vertus de la rééducation par le travail et Bezsonov n’aura finalement sauvé que sa peau. Pour le reste, des millions de gens continuèrent de croire que l’enfer était un paradis.
La mer Blanche, l’origine du Goulag
Il est naturel que la toute première évasion du goulag nous ramène aux origines de ce dernier. Celui-ci naquit en mer Blanche, au seuil de l’Arctique russe, sous l’acronyme de SLON, “Camp du Nord à régime sévère”. Une association de lettres qui signifie aussi “éléphant” en russe par un jeu de mots sans objet. On employait par ailleurs couramment dans ce temps le mot allemand de konzlager. “Camp de concentration”, bien que la comparaison avec les futurs camps nazis soit sans objet. Le SLON se voulait un “camp de rééducation par le travail”. Il fut le seul de toute l’Union soviétique jusqu’au tournant des années 1930 et l’explosion de la géographie carcérale.
Les Solovki furent ainsi l’embryon de ce qui devait devenir selon l’expression de Soljenitsyne, un “archipel” de centaines de camps dispersés à travers tout le territoire de l’URSS. C’est là-bas, sur ces quelques îles perdues au cœur des flots froid et de la banquise, que Lénine décida de déporter les “ennemis du peuple” dont faisait partie Bezsonov. Un vaste monastère, dont on avait arrêté les moines, fut le premier réaffecté en prison. Les besoins d’une retraite spirituelle et d’une solide relégation se trouvèrent être les mêmes. Ces îles dans le Grand Nord faisaient parfaitement l’affaire.
Youri Bezsonov raconte tout cela brièvement. Il n’a pas été déporté sur l’île principale. Il redoutait justement d’y être transféré comprenant qu’il ne pourrait s’en enfuir. Aussi la décision de tromper ses gardiens fut-elle prise immédiatement et mise à exécution tout aussi rapidement. Il n’en était pas, du reste, à sa première évasion. C’est bien cela qui donne le vertige dans ce livre, l’intensité de ses péripéties. Des rebondissements d’autant plus fascinants qu’ils sont véritables. Là où la plupart des livres traitant du Goulag témoignent d’années interminables d’internement, celui de Bezsonov est une succession d’arrestations, de prisons, d’interrogatoires, de déportations qui se terminent inévitablement en poudre d’escampette. Pour mieux appréhender ce que supposait la survie dans les camps du SLON, il faudra donc lire des récits publiés plus tard par d’autres rescapés. La bibliographie en la matière est particulièrement éloquente ne serait-ce que par ses intitulés : Les Ténèbres (O. Volkov), L’ÃŽle de l’Enfer (S. Malsagov), Camps de la mort en URSS (N. Kisselev-Gromov) et autres titres de cet acabit. Fascinante littérature du goulag, devenu un genre littéraire en soi.
Si l’on associe avec raison l’archipel du Goulag avec l’ère stalinienne, ses purges et sa terreur, le SLON est lui à associer avec la révolution et Vladimir Lénine. Si Staline a démultiplié la répression politique et la déportation, c’est sur la base de ce qu’avait déjà mis en place son prédécesseur. Le pouvoir bolchevik a d’emblée assumé sa violence au nom de la “dictature du prolétariat”. Les Solovki furent sans délai destinés aux éléments de l’ancien monde dont on souhaitait se débarrasser. À commencer par le clergé. Les moines des Solovki virent leur monastère devenir un enfer sur Terre. Ils furent rejoints par les détenus politiques (anarchistes et menchévistes compris), les supposés bourgeois, les koulaks, les officiers d’empire, etc. Personne n’imaginait sérieusement “rééduquer” les tenants de l’ancien régime ou les indécis. Ils furent toujours vus comme l’ennemi héréditaire. Leur progéniture en paierait aussi le prix. La révolution d’Octobre n’a jamais cherché à rallier à elle ses opposants. Elle n’ambitionnait que de les détruire.
À l’époque de Bezsonov, le SLON en est donc à ses tâtonnements. Ils ne sont que 3 000 à 4 000 prisonniers. Dès les années 1930, ils seront des dizaines de milliers, employés aux grands chantiers staliniens comme le percement du canal de la mer Blanche. Ce sera alors le goulag. Puis l’archipel des Solovki sera vidé de ses prisonniers en raison de la Seconde Guerre mondiale. La frontière finlandaise était trop proche et le front approchait de la mer Blanche. Les détenus furent dirigés vers les camps sibériens. Ce qui fut le premier goulag de l’URSS à ouvrir fut aussi le premier à fermer. Après avoir longtemps hébergé l’armée Rouge, le monastère des Solovki fut rendu à l’église orthodoxe à la chute de l’URSS. Aujourd’hui, une poignée de civils et les moines occupent ce petit archipel d’une beauté enivrante, parsemé de croix aux martyrs du communisme.
Les Blancs contre les Rouges
Qu’on ne s’y trompe pas, l’immense intérêt du témoignage de Bezsonov n’est pas tant sa description du goulag que la relation de ses péripéties carcérales dans une URSS à peine née mais déjà à la dérive. Les débuts d’une entreprise monstrueuse d’esclavagisme moderne, de déportation de masse, de répression politique et ce alors que la guerre civile fait encore rage, que les Rouges ne maîtrisent pas encore le territoire. Une guerre qui justifia d’autant plus la détention de ceux qu’on décrétait contre-révolutionnaires. Toute la première partie de ce livre se déroule dans une Russie en proie au terrible conflit civil né du coup d’État bolchevik. Une lutte qui emporta des millions de personnes.
Youri Bezsonov, né en 1891, était officier de l’armée impériale et fils d’un général du tsar. Il avait passé deux ans à Paris dans des cercles artistiques puis avait intégré l’école de cavalerie de Saint-Pétersbourg dont il sortit en 1910. Dans l’empire russe, c’est donc un élément de la classe exploitante telle que décrite par Marx. Il jouit de privilèges, c’est un monarchiste et a tout à perdre à la révolution du peuple. Durant la Première Guerre mondiale, il est capitaine du régiment des dragons de la garde personnelle de Sa Majesté. Après la révolution de février 1917, il fit partie de la marche de Lavr Kornilov sur Petrograd alors siège du gouvernement de Kerenski. Tentative qui échoua et ouvrit un boulevard aux bolcheviks pour leur révolution d’Octobre. C’est justement pendant l’assaut du palais d’Hiver, au beau milieu des combats, que commence ce récit.
Bezsonov était un Blanc, fidèle de l’ancien régime. Les Rouges contrôlent Saint-Pétersbourg, Moscou et de manière générale le cœur historique de la Russie. Les fidèles du tsar ont été repoussés en Sibérie, vers le Caucase et le sud de l’Ukraine ou encore dans l’Arctique. Plusieurs puissances européennes les soutiennent dans ce conflit, hantées par la contagion du communisme et furieux du traité de Brest-Litovsk par lequel Trotski a signé un armistice avec les puissances centrales. C’est ce que l’on appelle en Russie “l’intervention étrangère”. Les Français et un certain Joseph Kessel (lire Les Temps sauvages) sont par exemple postés à Vladivostok. Mais ce n’est pas de ce côté-là que se déroule l’histoire de Bezsonov. Ce n’est pas, comme l’imaginaire occidental le suppose immédiatement, vers la Sibérie qu’il est déporté. Non, c’est vers le Grand Nord.
Le lecteur ne s’étonnera ainsi pas de croiser les troupes anglaises au fil de ces lignes. Les Alliés ravitaillent les armées impériales via l’Arctique. Ils pénètrent par bateau en mer Blanche et débarquent dès 1918 dans la ville d’Arkhangelsk où s’installe le gouvernement provisoire d’une provisoire Région septentrionale. Les Anglais iront jusqu’à bombarder avec des armes chimiques des villages aux mains des bolcheviks. Leurs bataillons progressent en Carélie avant de reculer devant l’armée rouge des ouvriers et paysans commandée par Trotski. Leur retraite et leur retour au pays accélérera la débâcle des armées blanches. Bezsonov en témoigne, lui qui a été pris dans ce tourbillon militaire polaire avant d’être renvoyé au même endroit ou presque, comme prisonnier cette fois.
Bezsonov est pris dans le tourbillon de la guerre civile et de la répression politique. C’est toute la valeur de son récit que de témoigner d’une époque sans répit où un monde expire tandis que naît un autre. Qu’est sa vie dans ce grand coup de balai de l’histoire ? Il s’en remet vite à Dieu sans pour autant fermer les yeux. On découvre avec lui une Russie bolchevik (elle ne deviendra URSS qu’en 1921) encore balbutiante, qui improvise ses prisons, qui tâtonne et dont la Tcheka, le futur kgb, est d’abord maladroite. Une chance pour notre homme ! Il parvient plusieurs fois à protéger sa véritable identité, sachant que les commissaires sont ignorants de pans entiers de son existence. Il survivra à plusieurs arrestations et camps avant de pouvoir s’évader définitivement. Quelques années plus tard, les méthodes seront plus huilées, les mailles du filet plus serrées, la possibilité de passer au travers plus aléatoire voire improbable. On voit cependant déjà poindre entre les lignes de Bezsonov ces interrogatoires tristement absurdes qui conduiront des centaines de milliers d’innocents au Goulag.
Géographie de l’évasion
L’essentiel de ce récit se déroule dans cette région qu’on appelle le “Nord russe”, c’est-à-dire la partie de l’Arctique qui coiffe Moscou et Saint-Pétersbourg. Sorte de Nord immédiat, à proximité, par antagonisme avec la Sibérie boréale, déserte, lointaine et peuplée de Tchouktche et autres Yakoutes. Le Nord russe a au contraire été colonisé précocement par les Russes qui ont fondé Arkhangelsk sur la mer Blanche, puis Mourmansk sur la mer de Barentsz. Et ce sous les tsars, dès Pierre-le-Grand qui y fonda la première amirauté. C’était en effet le seul accès maritime de la Russie avant qu’elle ne conquière un accès à la Baltique.
Bezsonov, qui va de prisons en maisons d’arrêt et s’évade à trois reprises, est sans cesse ramené vers cette partie pré-polaire de la Russie. Il n’est déporté du côté de la Sibérie qu’une seule fois. Les autres, c’est le Nord russe qui l’attend, bordé par l’Arctique et la frontière finnoise. Dès lors et puisque ses évasions vers l’intérieur de la Russie ou de l’autre côté du front n’ont pas été couronnées de succès, il ne pense qu’à l’étranger. C’est donc la Finlande toute proche qui s’impose. Un pays si proche à l’échelle des immensités eurasiatiques?
La Finlande était alors fraîchement indépendante. Lénine et Staline s’y sont rencontrés pour la première fois alors qu’elle était sous le joug des tsars. Puis elle a obtenu de sortir de l’empire du giron russe en échange de son soutien à la révolution. C’est désormais le territoire étranger le plus proche de l’archipel des Solovki, l’évidence même. Une frontière longue de bien plus de 1 000 kilomètres (qui sera un peu modifiée suite à la guerre finno-soviétique de 1939). Des forêts, des marécages, des rivières, une passoire à l’époque pour qui était capable de survivre dans la taïga.
Il était bien plus aisé de passer à l’étranger depuis la partie occidentale de la Russie que du fin fond de la Sibérie où allait essaimer le goulag. La Mongolie, l’Iran firent plus tard partie des destinations les plus folles au départ des camps extrême-orientaux. On connaît notamment celle du soldat allemand Clemens Forell qui s’évada du lointain cap Dejnev, en face de l’Alaska, et qui trouva le salut en Iran. Celle racontée par Slavomir Rawicz, vers l’Inde, et qui s’avéra mensongère quoique sans doute inspirée de l’épopée d’un camarade. Mais notons encore l’évasion de Boris Solonevitch en août 1934, après un premier échec. Il était affecté à au percement du canal de la mer Blanche. Il franchit en treize jours 150 kilomètres de taïga et de marais avec son frère et son neveu, jusqu’à la Finlande. La Finlande, toujours la Finlande. La meilleure chance de succès.
Mais même de ce côté-là, la plupart des évasions tournaient court. La faim, la taïga, le froid ou les gardiens lancés aux trousses des fugitifs avaient souvent raison de leurs courses vers la liberté. Des échappées souvent irréfléchies voire suicidaires. La cavale de Bezsonov était un tant soit peu préparée, certes. Ils partaient au printemps, laissant l’hiver derrière eux. Ils possédaient des armes et une boussole, une vague idée de la géographie régionale. Pour le reste la chance fit son affaire. Le destin plutôt, car ce sont d’incroyables destins que l’existence de ces hommes. Eux-mêmes ont du mal à ne pas voir dans leur sort une raison supérieure qui lui commanderait.
Une évasion racontée par un autre récit
Chose incroyable, le texte de Bezsonov n’est pas le seul témoignage que l’on ait de son évasion. Il faisait partie d’un groupe de cinq personnes, ou plutôt il le menait. Parmi ses compagnons d’évasion, trois Russes mais aussi un Ingouche, originaire d’une petite république du Caucase, partie intégrante de l’empire russe et désormais de la jeune URSS. L’homme s’appelle Sozerko Malsagov et a lui aussi laissé à la postérité une relation de leur évasion. Elle a été publiée à Londres en 1926 sous le titre éloquent de L’ÃŽle de l’Enfer.
Malsagov aussi est militaire, ancien officier de cavalerie des armées impériales. En 1922, il a cru naïvement aux promesses d’amnistie de la Tcheka. Le régime bolchevik avait en effet garanti aux soldats et officiers blancs un pardon total. Mensonge (Bezsonov met d’ailleurs en évidence dans ce livre l’absence de parole systématique des bolcheviks : mensonge des commissaires pour que les détenus parlent, mensonges lors des redditions des Blancs, mensonges vis-à-vis des Russes rentrant de l’étranger). Malsagov fut trimbalé lui aussi de prison en prison jusqu’à sa condamnation comme ennemi du peuple, espion, etc., à la déportation aux Solovki. Il y parvient en 1924. C’est durant l’hiver 1925 que le rejoint au camp un certain Bezsonov.
Voilà comment Sozerko Malsagov décrit leur rencontre :
“Un samedi de février 1925, un nouveau convoi de CR [contre-révolutionnaires, les autres catégories de détenus étant les politiques et la pègre] arriva aux Solovki. L’ex-capitaine du régiment des dragons de la garde personnelle de Sa Majesté, Bezsonov, en faisait partie. Il ne s’était pas passé deux jours que déjà il me demandait : “Que pensez-vous d’une évasion ? j’ai l’intention de prendre la poudre d’escampette rapidement.” Comme je craignais qu’il fût un informateur, je lui ai répondu : “Je n’ai pas l’intention de m’enfuir. Je suis satisfait ici.””
Sozerko Malsagov finit pourtant par se dévoiler à Bezsonov. Il est l’homme qu’il attendait pour mettre à bien son projet. Il vient de passer une année déjà dans le camp et son témoignage s’attarde longuement sur son fonctionnement. On a peine à croire à l’inhumanité des tchékistes, sadiques, déséquilibrés, qui agissent dans l’impunité absolue. Il ne consacre en vérité que quelques pages à l’évasion qui le tire de cet enfer. C’est Bezsonov qui la racontera le mieux et de manière détaillée. Si l’on en croit Sozerko Malsagov, c’est de toute manière lui qui la mena avec autorité et la conduisit au succès :
“Bezsonov assuma alors le rôle d’un dictateur impitoyable : il agitait son fusil devant le nez de celui qui s’arrêtait ne serait-ce qu’une minute en menaçant de le tuer sur place. Cela semblait cruel mais je comprends maintenant que la détermination inflexible de ce “tyran” contribua grandement au succès de notre évasion.”
Et Sozerko Malsagov d’appeler partout Bezsonov “notre dictateur”. Ce dernier était de surcroît le seul à prendre des notes au quotidien. C’est grâce à son journal, dit Sozerko Malsagov qu’ils ne perdirent pas le compte des jours. “C’était un homme d’un sang-froid exceptionnel”, commente-t-il encore. À vrai dire, c’est sans doute l’unique fois dans l’histoire du Goulag que l’on a une évasion corroborée par au moins deux narrateurs. À la différence d’autres cavales, parfois mises en doute, celle-ci a indubitablement eu lieu et on en a la description quotidienne presque exhaustive par Youri Bezsonov, doublée du récit de Sozerko Malsagov.
Vie libre et mort de Bezsonov en émigration
L’émigration, ce grand exode russe qui dirigea tant qu’il put sa nostalgie vers le pays natal avant de se fondre dans les différents pays d’accueil, a été la destination finale de Youri Bezsonov. L’ancienne Russie, celle des tsars émigra en masse vers l’Europe mais aussi la Chine, l’Australie, l’Amérique du Sud, les États-Unis? Combien furent-ils ? Au moins un million à prendre le chemin de l’exil grâce notamment aux passeports Nansen, du nom de l’explorateur norvégien qui s’occupait des apatrides à la Société des Nations.
Les communautés de Russes blancs s’organisèrent. L’émigration russe en France fut un phénomène en soi, avec ses gazettes, ses cercles, ses cafés, etc. Tous les ponts étaient coupés, rares étaient ceux qui parvenaient à communiquer avec leurs proches restés au pays. En France, on a retenu de cette vague migratoire l’image d’Épinal du prince désargenté devenu chauffeur de taxi. Ou encore les noubas mémorables des établissements russes de Montmartre si bien narrées par Joseph Kessel. D’immenses artistes et écrivains russes ont laissé libre cours à leur génie au sein de leurs nouvelles patries. Sans oublier cette main-d’œuvre employée dans nos usines Renault ou métallurgiques.
Montmartre. C’est justement là que Bezsonov ouvrira quelque chose comme un salon artistique. Car si Bezsonov raconte fort bien à travers ce livre de quel enfer il revient, il nous appartient de dire ce qu’il advint de lui, au-delà de sa fuite d’Union Soviétique. En Finlande, Bezsonov aura à prouver qu’il n’est pas un espion bolchevik maquillé en fuyard. On croyait avec peine qu’il ait pu connaître tant de prisons et finir par s’évader. Puis, en 1925, il rejoignit via la Norvège et l’Angleterre cette France si chère à tant de Russes alors. Lui-même y avait séjourné deux années dans sa jeunesse. Et pourtant, comme tant de compatriotes, il y connut cette fois la terrible mélancolie de l’exil. Chez les Russes, la terre natale est de l’ordre du sacré. En s’évadant, Bezsonov l’avait quittée pour toujours.
La communauté russe s’est intégrée jusqu’à l’effacement. Aujourd’hui, les noms de famille translittérés, en -off et non en -ov, sont le marqueur d’une origine mais aussi d’une époque. Ce sont les Russes blancs. Ceux qui les portent ne connaissent généralement plus la langue de leurs grands-parents. Mais alors, beaucoup imaginaient que le pouvoir bolchevik ne tiendrait pas longtemps. Soit qu’il perdrait la guerre civile, soit que la Russie serait “sauvée” du dehors, soit que le communisme dégoûterait rapidement le peuple et ramènerait un régime plus consensuel, voire l’ancien. L’immense majorité avait quitté la Russie dans les mois suivant la révolution.
Mais Bezsonov, lui, avait vu la Tcheka imprimer sa main de fer au pays. Il a vu la défaite des Blancs dont il critique le comportement amèrement. S’il croit au début de ses errances carcérales à un retournement de situation, ce n’est plus le cas quand il quitte définitivement la Russie pour l’exil. Bezsonov dispense par ailleurs une certaine indulgence à certains bolcheviks. Il esquisse quelque compréhension de la révolution et de ses partisans, simples moujiks et autres “prolétaires”. Et ce tout en riant à chaque page de leur bêtise et de leur ignorance. Le pire étant ce “matérialisme” qui lui paraît être la religion du communisme. Bezsonov s’en remet, lui, de plus en plus à l’orthodoxie.
En émigration, il se plaindra d’avoir été un peu écarté des cercles russes impériaux. On lui aurait reproché un certain discernement dans son jugement sur l’Union Soviétique. Son regard désenchanté sur les armées impériales l’écarta de ses cercles en émigration. Les souvenirs commencèrent à le hanter. Il exprime lui-même cette idée belle et triste, que son évasion avait été quelque chose comme le plus beau moment de sa vie, l’apogée de la liberté. Une fois le but atteint, l’horizon s’était obscurci. Il n’y avait plus que l’exil sans fin. Il doutera même de la nécessité d’avoir fui.
Bezsonov n’eut pas d’enfants connus. Il ne semble pas avoir refait son existence en France. Il mourut à la fin des années 1950 et n’aura pas survécu jusqu’aux révélations de Soljenitsyne et la prise de conscience de l’Occident des crimes staliniens. Vécut-il suffisamment pour suivre le procès Kravchenko en 1949 ? On sait simplement qu’il publia pendant la Seconde Guerre mondiale un deuxième livre, Partia Silnykh (“Le Camp des forts”), dont on n’a pas de manuscrit en français et qui appelait à l’alliance de toutes les forces chrétiennes orthodoxes? Ne jugeons pas et rendons hommage à un évadé ballotté dans la grande, l’immense Histoire des hommes. Un homme passé de son bel uniforme d’officier aux loques d’un prisonnier, avant d’enfiler le fade costume de l’exilé.
Comme tant d’autres, Youri Dmitrievitch Bezsonov repose à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans le plus grand cimetière russe qui existe hors des frontières de la Russie. C’est là-bas, en grande banlieue parisienne que l’on peut se promener dans les fascinantes allées de l’émigration (l’immigration pour nous !) russe et prendre conscience de sa richesse. Des dizaines de noms renommés se succèdent sur les tombes. Toute un monde en exil, enterré en terre étrangère. Un monde avec lequel la Russie d’aujourd’hui a fait la paix, dans son délicat exercice de synthèse historique consistant à ne renier ni Lénine ni le tsar. »
Rédaction des notes par : Cédric Gras