Vertige :
« Le jour du départ, après avoir sacrifié aux dieux, Alexandre grimpa sur une tour de siège que les ingénieurs n’avaient pas démontée et il contempla avec orgueil l’ébranlement de la multitude qu’il emmenait jusqu’aux confins de la terre. Pendant le mois de repos qu’il avait accordé aux troupes, il avait souvent songé à cette Inde que seul Dionysos avait conquise avant lui. Tantôt il s’y sentait contraint par la grandeur, tantôt il y voyait une de ses plus anciennes aspirations, remontant à son enfance enchantée par les récits qu’en avait laissés Ctésias de Cnide. Tantôt le poids insupportable de la légende et des dieux, tantôt l’expression de sa volonté la plus libre. Et il ne savait comment sortir de ce vertige. Alors, comme au printemps des amours avec Roxane, il s’était laissé un temps porter par la masse qu’il avait lui-même mise en mouvement. Il y avait un peu de lâcheté dans cet abandon à la puissance du nombre.
Il aurait dû décider au lieu de se laisser entraîner, il le savait, mais ne s’y résolvait pas. À la mort de Darius, déjà, il aurait dû décider et il n’avait pas su le faire. Car en le privant d’adversaire et de but visible à atteindre, cette mort ne l’avait pas seulement projeté dans la solitude, elle l’avait aussi profondément désorienté. Même s’il n’était plus sûr aujourd’hui de l’avoir voulu, il avait rêvé de conquérir la totalité de l’Empire perse. C’était presque arrivé, et il pressentait que c’est une chose étrange et douloureuse de survivre à ses rêves. Poursuivre jusqu’en Inde, c’était une manière un peu malhonnête de prolonger la jouissance de la conquête et de repousser le moment de vérité.
Avant de mener ses propres hommes sur le fleuve, Kaïros monta au côté du roi pour observer de haut la progression des troupes qui le précédaient. En voyant la lente caravane qui traversait l’Indus, il songea à la reine Sémiramis qui avait jadis jeté sur ce fleuve un pont immense et magnifique. Elle avait conduit ses troupes à l’assaut des rois indiens et de leurs éléphants, mais elle avait dû ensuite se replier en hâte après un combat qui avait décimé ses forces. Qui pouvait être sûr que l’on ne se précipitait pas vers un anéantissement complet ?
Si l’histoire de Sémiramis s’était répandue parmi les soldats, elle aurait pu soulever une vague de crainte, mais peu la connaissaient et tous s’en remettaient avec confiance à leurs chefs et à Alexandre pour les guider. En outre, depuis l’établissement du camp sur les bords du fleuve, de nombreux échanges avaient été noués avec les populations de la rive orientale qui relevaient de l’autorité de Taxilès. Des marchands avaient commencé à prospecter la région. Des intendants avaient parcouru le royaume pour préparer l’approvisionnement des troupes et Taxilès leur avait fourni du blé gratuitement. Des messagers arrivaient régulièrement de la capitale. Ces éclaireurs rapportaient une image rassurante des terres d’au-delà du fleuve, et la vigueur du printemps consolidait la confiance de tous.
Au-dessus de l’eau, cependant, l’anxiété demeurait perceptible. Il y régnait un étrange silence, comme si l’inquiétude surgissait de la souplesse mouvante du fragile ouvrage des hommes. Le brouhaha qui enveloppait les rives, émaillé d’ordres époumonés, de jurons et d’exclamations bruyantes, s’était assagi ; les conversations s’étaient tues. On n’entendait plus que le sourd martèlement des pas et le grincement des planches sous le poids de l’armée en marche. »
Alexandrie du Caucase (p. 96-98)
Tenir tête (p. 441-443)
Extrait court
« Le jour du départ, après avoir sacrifié aux dieux, Alexandre grimpa sur une tour de siège que les ingénieurs n’avaient pas démontée et il contempla avec orgueil l’ébranlement de la multitude qu’il emmenait jusqu’aux confins de la terre. Pendant le mois de repos qu’il avait accordé aux troupes, il avait souvent songé à cette Inde que seul Dionysos avait conquise avant lui. Tantôt il s’y sentait contraint par la grandeur, tantôt il y voyait une de ses plus anciennes aspirations, remontant à son enfance enchantée par les récits qu’en avait laissés Ctésias de Cnide. Tantôt le poids insupportable de la légende et des dieux, tantôt l’expression de sa volonté la plus libre. Et il ne savait comment sortir de ce vertige. Alors, comme au printemps des amours avec Roxane, il s’était laissé un temps porter par la masse qu’il avait lui-même mise en mouvement. Il y avait un peu de lâcheté dans cet abandon à la puissance du nombre.
Il aurait dû décider au lieu de se laisser entraîner, il le savait, mais ne s’y résolvait pas. À la mort de Darius, déjà, il aurait dû décider et il n’avait pas su le faire. Car en le privant d’adversaire et de but visible à atteindre, cette mort ne l’avait pas seulement projeté dans la solitude, elle l’avait aussi profondément désorienté. Même s’il n’était plus sûr aujourd’hui de l’avoir voulu, il avait rêvé de conquérir la totalité de l’Empire perse. C’était presque arrivé, et il pressentait que c’est une chose étrange et douloureuse de survivre à ses rêves. Poursuivre jusqu’en Inde, c’était une manière un peu malhonnête de prolonger la jouissance de la conquête et de repousser le moment de vérité.
Avant de mener ses propres hommes sur le fleuve, Kaïros monta au côté du roi pour observer de haut la progression des troupes qui le précédaient. En voyant la lente caravane qui traversait l’Indus, il songea à la reine Sémiramis qui avait jadis jeté sur ce fleuve un pont immense et magnifique. Elle avait conduit ses troupes à l’assaut des rois indiens et de leurs éléphants, mais elle avait dû ensuite se replier en hâte après un combat qui avait décimé ses forces. Qui pouvait être sûr que l’on ne se précipitait pas vers un anéantissement complet ?
Si l’histoire de Sémiramis s’était répandue parmi les soldats, elle aurait pu soulever une vague de crainte, mais peu la connaissaient et tous s’en remettaient avec confiance à leurs chefs et à Alexandre pour les guider. En outre, depuis l’établissement du camp sur les bords du fleuve, de nombreux échanges avaient été noués avec les populations de la rive orientale qui relevaient de l’autorité de Taxilès. Des marchands avaient commencé à prospecter la région. Des intendants avaient parcouru le royaume pour préparer l’approvisionnement des troupes et Taxilès leur avait fourni du blé gratuitement. Des messagers arrivaient régulièrement de la capitale. Ces éclaireurs rapportaient une image rassurante des terres d’au-delà du fleuve, et la vigueur du printemps consolidait la confiance de tous.
Au-dessus de l’eau, cependant, l’anxiété demeurait perceptible. Il y régnait un étrange silence, comme si l’inquiétude surgissait de la souplesse mouvante du fragile ouvrage des hommes. Le brouhaha qui enveloppait les rives, émaillé d’ordres époumonés, de jurons et d’exclamations bruyantes, s’était assagi ; les conversations s’étaient tues. On n’entendait plus que le sourd martèlement des pas et le grincement des planches sous le poids de l’armée en marche. »
(p. 235-237)
Alexandrie du Caucase (p. 96-98)
Tenir tête (p. 441-443)
Extrait court