Alexandrie du Caucase :
« Eléazar secoua la tête. Il entendait à peine le verbiage de son compagnon, regrettant les longues marches solitaires et silencieuses. La danse des grues l’habitait encore. Elle suscitait en lui le désir irritant d’un but qu’il ignorait, comme s’il éprouvait la nostalgie d’un monde inaccessible. Il accéléra le pas dans la côte et distança le corpulent bavard. Arrivé en haut de la colline, il eut pitié de son compagnon et s’assit sur un rocher pour l’attendre. Onésicrite le rejoignit en haletant.
— Où as-tu donc appris à grimper comme cela ? demanda-t-il en s’épongeant le front !
— Dans les monts de Judée.
— Où est-ce ? Au sommet du Caucase, probablement !
— Non, entre la Phénicie et l’Égypte.
— Gaza ?
— Oui, dans ce pays-là, répondit Eléazar. Je colportais le poisson sur mon dos, depuis les plages jusqu’aux villages des monts de Judée?
— J’ai entendu parler d’un athlète qui a remporté une couronne à Olympie après s’être entraîné en portant du poisson sur les épaules sur des centaines de stades. Tu devrais concourir aux prochains jeux qu’organisera Alexandre. Je suis sûr que tu as une bonne chance? Mais pourquoi as-tu quitté ton pays ?
Eléazar regarda les terrasses d’arbres fruitiers qui s’étageaient sur la colline jusque dans la plaine. Des pommiers, des pruniers, des noyers, des mûriers et aussi ces arbres aux fruits jusqu’alors inconnus et que l’on nommait pêchers ou abricotiers. Le sol était couvert de leurs fleurs tombées qui avaient été poussées dans les coins comme de la neige. Il songea avec un pincement au cœur que les collines de son pays natal devaient resplendir de la même allégresse printanière. Là-bas, il aurait pu? Non, il ne dirait probablement jamais la véritable raison. Il aurait voulu l’oublier. De toute façon, il avait un alibi.
— Au début, j’ai suivi un marchand. C’était un vieil homme, usé, fatigué, qui ne pouvait plus marcher. Nous suivions l’armée et, parfois, lorsque les chariots ne passaient pas, je le portais sur mon dos pendant des heures. Mais il ne pesait rien, le pauvre homme. Une vraie plume.
— Que vendiez-vous ?
— Du parfum : ce n’est pas très lourd et un seul cotyle se marchande au moins à trois cents journées de travail. Je pouvais porter à la fois le vieux et notre magasin sur mon dos. Nous trafiquions, nous négociions. Lorsque nous sommes arrivés en Perse, cela a failli nous ruiner car il y avait trop de richesses. Après un pillage, tu sais, les trésors ne valent plus rien. Mais le vieux s’en moquait, parce qu’il cherchait autre chose, et je crois que c’était pour cette raison qu’il était si léger.
— Que cherchait-il ?
— Il cherchait le paradis.
— Le paradis ?
— C’est drôle, non ? Depuis sa jeunesse, il étudiait nos textes sacrés et il était convaincu de le trouver quelque part vers l’orient. Quand il a vu passer l’armée d’Alexandre, il a saisi l’occasion et, un jour où je lui apportais du poisson, il m’a dit : “Laisse tes filets et allons chercher le Paradis.” Moi, je ne savais pas de quoi il parlait. Alors, il a sorti un vieux rouleau en me disant que c’était l’histoire du commencement du monde. Il avait beau me montrer les caractères, moi, je ne sais pas lire ! On y parlait apparemment d’un jardin de perfection où régnait le bonheur sans fin. Quatre fleuves en sortaient : le Tigre, l’Euphrate, le Phison et le Géhon. “Le Tigre et l’Euphrate ! me disait-il en me secouant par la manche et en me regardant avec des yeux brillants. Ils coulent en Babylonie. Si nous y parvenons avec ce Grec, nous trouverons le Paradis?” Je n’y croyais pas trop, mais j’avais besoin de partir? »
Vertige (p. 235-237)
Tenir tête (p. 441-443)
Extrait court
« Eléazar secoua la tête. Il entendait à peine le verbiage de son compagnon, regrettant les longues marches solitaires et silencieuses. La danse des grues l’habitait encore. Elle suscitait en lui le désir irritant d’un but qu’il ignorait, comme s’il éprouvait la nostalgie d’un monde inaccessible. Il accéléra le pas dans la côte et distança le corpulent bavard. Arrivé en haut de la colline, il eut pitié de son compagnon et s’assit sur un rocher pour l’attendre. Onésicrite le rejoignit en haletant.
— Où as-tu donc appris à grimper comme cela ? demanda-t-il en s’épongeant le front !
— Dans les monts de Judée.
— Où est-ce ? Au sommet du Caucase, probablement !
— Non, entre la Phénicie et l’Égypte.
— Gaza ?
— Oui, dans ce pays-là, répondit Eléazar. Je colportais le poisson sur mon dos, depuis les plages jusqu’aux villages des monts de Judée?
— J’ai entendu parler d’un athlète qui a remporté une couronne à Olympie après s’être entraîné en portant du poisson sur les épaules sur des centaines de stades. Tu devrais concourir aux prochains jeux qu’organisera Alexandre. Je suis sûr que tu as une bonne chance? Mais pourquoi as-tu quitté ton pays ?
Eléazar regarda les terrasses d’arbres fruitiers qui s’étageaient sur la colline jusque dans la plaine. Des pommiers, des pruniers, des noyers, des mûriers et aussi ces arbres aux fruits jusqu’alors inconnus et que l’on nommait pêchers ou abricotiers. Le sol était couvert de leurs fleurs tombées qui avaient été poussées dans les coins comme de la neige. Il songea avec un pincement au cœur que les collines de son pays natal devaient resplendir de la même allégresse printanière. Là-bas, il aurait pu? Non, il ne dirait probablement jamais la véritable raison. Il aurait voulu l’oublier. De toute façon, il avait un alibi.
— Au début, j’ai suivi un marchand. C’était un vieil homme, usé, fatigué, qui ne pouvait plus marcher. Nous suivions l’armée et, parfois, lorsque les chariots ne passaient pas, je le portais sur mon dos pendant des heures. Mais il ne pesait rien, le pauvre homme. Une vraie plume.
— Que vendiez-vous ?
— Du parfum : ce n’est pas très lourd et un seul cotyle se marchande au moins à trois cents journées de travail. Je pouvais porter à la fois le vieux et notre magasin sur mon dos. Nous trafiquions, nous négociions. Lorsque nous sommes arrivés en Perse, cela a failli nous ruiner car il y avait trop de richesses. Après un pillage, tu sais, les trésors ne valent plus rien. Mais le vieux s’en moquait, parce qu’il cherchait autre chose, et je crois que c’était pour cette raison qu’il était si léger.
— Que cherchait-il ?
— Il cherchait le paradis.
— Le paradis ?
— C’est drôle, non ? Depuis sa jeunesse, il étudiait nos textes sacrés et il était convaincu de le trouver quelque part vers l’orient. Quand il a vu passer l’armée d’Alexandre, il a saisi l’occasion et, un jour où je lui apportais du poisson, il m’a dit : “Laisse tes filets et allons chercher le Paradis.” Moi, je ne savais pas de quoi il parlait. Alors, il a sorti un vieux rouleau en me disant que c’était l’histoire du commencement du monde. Il avait beau me montrer les caractères, moi, je ne sais pas lire ! On y parlait apparemment d’un jardin de perfection où régnait le bonheur sans fin. Quatre fleuves en sortaient : le Tigre, l’Euphrate, le Phison et le Géhon. “Le Tigre et l’Euphrate ! me disait-il en me secouant par la manche et en me regardant avec des yeux brillants. Ils coulent en Babylonie. Si nous y parvenons avec ce Grec, nous trouverons le Paradis?” Je n’y croyais pas trop, mais j’avais besoin de partir? »
(p. 96-98)
Vertige (p. 235-237)
Tenir tête (p. 441-443)
Extrait court