En route pour l’océan glacial :
« La découverte de l’océan Glacial ne procure pas le frisson de liberté que l’on éprouve d’habitude en abordant un nouvel océan, pour la bonne raison qu’il est en majeure partie emprisonné sous une couche de glace de 3 à 5 mètres d’épaisseur. En général, l’été dégage des chenaux d’eaux libres le long de la côte. Naviguer dans le Passage donne alors l’impression de remonter un fleuve-étau dont une rive, mobile, peut à tout instant se plaquer contre l’autre. Que le vent vienne à souffler du nord, et les mâchoires du piège se resserrent. Dans ces circonstances, suivre une côte sans abri n’est pas ce qu’il y a de plus rassurant.
Au sortir du détroit, nous nous rapprochons de la côte américaine. Entre la pointe Hope et le cap Lisburne, elle est formée de collines douces, contreforts de la chaîne de Brooks qui ne dépassent pas 400 mètres d’altitude. Quelques plaques de neige y subsistent dans de petits ravins. Au-delà, le relief côtier s’aplatit rapidement et se confond avec l’horizon. Sous la coque aussi, les fonds diminuent. Décidément, le monde s’aplanit complètement. En plus du risque d’écrasement latéral, allons-nous bientôt devoir vivre en deux dimensions ? Quoi qu’il en soit, nous nous habituons à naviguer dans de moins en moins d’eau. Nous suivons la ligne de sonde des 15 mètres.
Les caprices du vent nous retiennent à la manœuvre. Il n’est plus question d’y aller en chemisette et les mains nues. La morsure du froid a fait son apparition.
Je réussis à parler avec la station météo de Barrow. Ils sont surpris d’apprendre la présence d’un voilier dans les parages. Je leur communique mes observations : force et direction du vent, pression atmosphérique, état de la mer, conditions de glace, visibilité. Ce sont des renseignements intéressants pour leurs prévisions car nous sommes les seuls à naviguer dans cette zone. Pour dire la fréquence du trafic dans le Passage, il n’y a qu’un brise-glace qui a taillé la route vers le grand archipel canadien il y a une quinzaine de jours. Mes informations météo sont donc recueillies au même titre que celles communiquées par leur réseau d’observatoires répartis sur tout le territoire alaskan.
Le plafond est gris mais haut, bonne visibilité, beau temps. Ici, le soleil est tellement rare l’été que l’on devient expert en nuances de gris et qu’il paraît normal d’en consacrer certaines à la description des belles journées.
Malgré le vent de nord-est soutenu, la mer n’enfle pas comme elle le ferait partout ailleurs. La portion d’eau libre n’est plus suffisante pour permettre la formation de la moindre houle digne de ce nom. Nous marchons ainsi pendant trois jours en nous habituant à cette côte monotone et déserte. À mi-parcours, nous passons quand même devant un énigmatique bâtiment équipé de gigantesques antennes paraboliques. Il s’agit d’un des points stratégiques de la DEW Line. Ces postes d’écoute et d’observation de l’espace aérien ont été mis en place à la fin des années cinquante, en pleine guerre froide. N’y ayant pas débarqué, nous ne savons pas si cette tour de guet des temps modernes est toujours occupée et opérationnelle.
Le ciel au nord et sur l’avant se couvre de petits points clairs, cotonneux, juste sur l’horizon. Au début nous pensons qu’il s’agit de nuages lointains mais ces taches qui nous apparaissent de plus en plus serrées et lumineuses sont bien dues à un phénomène de réfraction. C’est la première fois qu’il m’est donné d’en observer un avec autant d’acuité. Nous voyons maintenant la masse blanche et uniforme de la banquise s’inscrire en une fine bande entre ciel et mer alors qu’elle est encore au-delà de notre champ de vision directe. Assis sur la première barre de flèche, Jean-Michel, qui regarde le mirage avec les jumelles, ne voit pas de séparation entre la côte et la glace. Nous nous approchons. Nous restons sur le pont tous les deux, enthousiastes. L’Arctique nous offre un lever de rideau triomphal. Un moment à nous faire oublier toutes les tempêtes. Bientôt la glace se montre bien réelle, en ligne fortifiée continue et inquiétante. Elle paraît très solide, haute et compacte. En fait, la banquise peut donner de loin l’impression d’un rempart homogène alors qu’elle est navigable, comme les quilles de bowling qui ont l’air d’un mur alors qu’elles sont espacées les unes des autres sur plusieurs rangs.
Nous frôlons volontairement les premières îles flottantes qui ne sont encore que des morceaux clairsemés. C’est une manière d’exorcisme d’aller au contact d’un obstacle ou d’un danger lorsqu’il se présente sous des dehors paisibles. Peut-être espère-t-on ainsi apprivoiser le génie qui l’anime et s’en faire un allié pour plus tard. Sans préjuger de l’avenir, je retrouve avec plaisir la mélodie cristalline que joue l’eau sur la glace. Notre avance repousse la ligne dense sur l’horizon. Le champ de glace a l’air praticable. Nous réussissons presque à garder un cap. Quand la voie est étroite ou pour ne pas faire un détour, nous passons au ras des blocs que nous ne pouvons prendre le risque de toucher. Ils pèsent des dizaines de fois le poids d’Ocean Search qui nous semble soudain bien petit et fragile. Nous sommes exaltés à la pensée qu’ici commence peut-être vraiment notre passage du Nord-Ouest. »
Le grand départ (p. 62-63)
Course dans les détroits (p. 241-243)
Extrait court
« La découverte de l’océan Glacial ne procure pas le frisson de liberté que l’on éprouve d’habitude en abordant un nouvel océan, pour la bonne raison qu’il est en majeure partie emprisonné sous une couche de glace de 3 à 5 mètres d’épaisseur. En général, l’été dégage des chenaux d’eaux libres le long de la côte. Naviguer dans le Passage donne alors l’impression de remonter un fleuve-étau dont une rive, mobile, peut à tout instant se plaquer contre l’autre. Que le vent vienne à souffler du nord, et les mâchoires du piège se resserrent. Dans ces circonstances, suivre une côte sans abri n’est pas ce qu’il y a de plus rassurant.
Au sortir du détroit, nous nous rapprochons de la côte américaine. Entre la pointe Hope et le cap Lisburne, elle est formée de collines douces, contreforts de la chaîne de Brooks qui ne dépassent pas 400 mètres d’altitude. Quelques plaques de neige y subsistent dans de petits ravins. Au-delà, le relief côtier s’aplatit rapidement et se confond avec l’horizon. Sous la coque aussi, les fonds diminuent. Décidément, le monde s’aplanit complètement. En plus du risque d’écrasement latéral, allons-nous bientôt devoir vivre en deux dimensions ? Quoi qu’il en soit, nous nous habituons à naviguer dans de moins en moins d’eau. Nous suivons la ligne de sonde des 15 mètres.
Les caprices du vent nous retiennent à la manœuvre. Il n’est plus question d’y aller en chemisette et les mains nues. La morsure du froid a fait son apparition.
Je réussis à parler avec la station météo de Barrow. Ils sont surpris d’apprendre la présence d’un voilier dans les parages. Je leur communique mes observations : force et direction du vent, pression atmosphérique, état de la mer, conditions de glace, visibilité. Ce sont des renseignements intéressants pour leurs prévisions car nous sommes les seuls à naviguer dans cette zone. Pour dire la fréquence du trafic dans le Passage, il n’y a qu’un brise-glace qui a taillé la route vers le grand archipel canadien il y a une quinzaine de jours. Mes informations météo sont donc recueillies au même titre que celles communiquées par leur réseau d’observatoires répartis sur tout le territoire alaskan.
Le plafond est gris mais haut, bonne visibilité, beau temps. Ici, le soleil est tellement rare l’été que l’on devient expert en nuances de gris et qu’il paraît normal d’en consacrer certaines à la description des belles journées.
Malgré le vent de nord-est soutenu, la mer n’enfle pas comme elle le ferait partout ailleurs. La portion d’eau libre n’est plus suffisante pour permettre la formation de la moindre houle digne de ce nom. Nous marchons ainsi pendant trois jours en nous habituant à cette côte monotone et déserte. À mi-parcours, nous passons quand même devant un énigmatique bâtiment équipé de gigantesques antennes paraboliques. Il s’agit d’un des points stratégiques de la DEW Line. Ces postes d’écoute et d’observation de l’espace aérien ont été mis en place à la fin des années cinquante, en pleine guerre froide. N’y ayant pas débarqué, nous ne savons pas si cette tour de guet des temps modernes est toujours occupée et opérationnelle.
Le ciel au nord et sur l’avant se couvre de petits points clairs, cotonneux, juste sur l’horizon. Au début nous pensons qu’il s’agit de nuages lointains mais ces taches qui nous apparaissent de plus en plus serrées et lumineuses sont bien dues à un phénomène de réfraction. C’est la première fois qu’il m’est donné d’en observer un avec autant d’acuité. Nous voyons maintenant la masse blanche et uniforme de la banquise s’inscrire en une fine bande entre ciel et mer alors qu’elle est encore au-delà de notre champ de vision directe. Assis sur la première barre de flèche, Jean-Michel, qui regarde le mirage avec les jumelles, ne voit pas de séparation entre la côte et la glace. Nous nous approchons. Nous restons sur le pont tous les deux, enthousiastes. L’Arctique nous offre un lever de rideau triomphal. Un moment à nous faire oublier toutes les tempêtes. Bientôt la glace se montre bien réelle, en ligne fortifiée continue et inquiétante. Elle paraît très solide, haute et compacte. En fait, la banquise peut donner de loin l’impression d’un rempart homogène alors qu’elle est navigable, comme les quilles de bowling qui ont l’air d’un mur alors qu’elles sont espacées les unes des autres sur plusieurs rangs.
Nous frôlons volontairement les premières îles flottantes qui ne sont encore que des morceaux clairsemés. C’est une manière d’exorcisme d’aller au contact d’un obstacle ou d’un danger lorsqu’il se présente sous des dehors paisibles. Peut-être espère-t-on ainsi apprivoiser le génie qui l’anime et s’en faire un allié pour plus tard. Sans préjuger de l’avenir, je retrouve avec plaisir la mélodie cristalline que joue l’eau sur la glace. Notre avance repousse la ligne dense sur l’horizon. Le champ de glace a l’air praticable. Nous réussissons presque à garder un cap. Quand la voie est étroite ou pour ne pas faire un détour, nous passons au ras des blocs que nous ne pouvons prendre le risque de toucher. Ils pèsent des dizaines de fois le poids d’Ocean Search qui nous semble soudain bien petit et fragile. Nous sommes exaltés à la pensée qu’ici commence peut-être vraiment notre passage du Nord-Ouest. »
(p. 142-145)
Le grand départ (p. 62-63)
Course dans les détroits (p. 241-243)
Extrait court