Tome II, L’Iglou – Épilogue :
« Le phoque sur la ligne de mire de mon fusil, à travers la fente de l’écran derrière lequel je me dissimule, retenant mon souffle et jusqu’aux battements de mon cœur ; le morceau de foie cru et de graisse huileuse que je mange, seul sur la banquise, quand j’ai faim et que la chasse a été fructueuse ; le poids, sur mes bras, de l’aïeule morte, que les trois hommes de la hutte et moi nous avons ensevelie sous des pierres, aux premières neiges ; la faim ; l’angoisse qui me tourmente quand je scrute le ciel, insensible à la tempête ; les cancans des femmes, les chants des hommes, les jeux des enfants, le soir, dans la chaleur humide des bassines où cuisent des quartiers d’ours, m’ont fait découvrir que la vie est l’aventure la plus passionnante qui soit. Vivant chez et avec mes amis eskimos, je brasse la matière humaine à pleines mains, plus que le missionnaire, plus que le médecin. Car je suis ethnologue, et ma recherche porte sur les hommes. À la différence des missionnaires qui veulent convertir en tenant une comptabilité précise. À la différence du médecin pour lequel l’homme est matière première qu’il ne faut pas laisser se perdre ou pourrir. Je me suis enrichi au contact de mes amis eskimos. Chacune de leurs phrases, chacun de leurs actes a été une pierre taillée avec soin, ajoutée à l’édifice de l’histoire de la civilisation de l’homme.
À leur contact, j’ai appris à penser. J’ai trouvé la joie de la recherche, de la découverte, de la création. Et surtout des relations humaines.
Comprendre, c’est aimer, dit Pascal.
Les comprenant mieux chaque jour, je les aimais chaque jour davantage.
En perpétuel état d’alerte parmi mes semblables, j’ai trouvé la quiétude parmi les Eskimos, en y trouvant aussi mon libre arbitre.
L’aspect extérieur des relations entre individus, la carapace des conventions, m’avaient aveuglé. Je n’avais pas su voir chez mes semblables des qualités qui sont apparentes chez mes amis eskimos.
Parmi mes semblables, j’avais été spectateur. Parfois écœuré. Parmi les Eskimos, j’étais participant. J’étais chasseur, j’étais pêcheur, j’avais faim, j’avais froid, ou chaud, avec mes compagnons eskimos. Je dépendais d’eux. Ils dépendaient de moi. Je recevais et je donnais.
J’ai découvert la liberté. La seule : celle d’être.
Ici, la couleur de ma peau, l’accent de mon langage, mes réactions d’étranger elles-mêmes ne me rejetaient pas de la communauté qui m’avait adopté.
Parmi mes semblables, je me croyais “un autre”.
Parmi les Eskimos, je me sentais “l’un des leurs”.
À leur contact, j’avais appris à aimer. À être aimé.
J’avais appris à regarder les autres autrement qu’à travers leur comportement, leurs paroles, leur aspect, leur besoin de paraître.
J’avais appris aussi à n’attacher d’importance qu’à ce qui en a vraiment. À ne pas me laisser grignoter par des fantômes. À ne jamais regarder l’autre que comme porteur, aussi, de bon, de bien.
À être toujours pour.
Jamais contre.
J’étais du pays des banquises et du blizzard.
Mais j’avais appris que j’étais aussi du pays des sapins, du bois et des cyclamens.
J’avais appris à être un homme. J’étais devenu un homme. »
Tome I, La Mansarde – La villa Bernard, le séquoia et le gibus à poils (p. 59-60)
Tome III, Expéditions – Dialogues à une voix (p. 264-265)
Extrait court
« Le phoque sur la ligne de mire de mon fusil, à travers la fente de l’écran derrière lequel je me dissimule, retenant mon souffle et jusqu’aux battements de mon cœur ; le morceau de foie cru et de graisse huileuse que je mange, seul sur la banquise, quand j’ai faim et que la chasse a été fructueuse ; le poids, sur mes bras, de l’aïeule morte, que les trois hommes de la hutte et moi nous avons ensevelie sous des pierres, aux premières neiges ; la faim ; l’angoisse qui me tourmente quand je scrute le ciel, insensible à la tempête ; les cancans des femmes, les chants des hommes, les jeux des enfants, le soir, dans la chaleur humide des bassines où cuisent des quartiers d’ours, m’ont fait découvrir que la vie est l’aventure la plus passionnante qui soit. Vivant chez et avec mes amis eskimos, je brasse la matière humaine à pleines mains, plus que le missionnaire, plus que le médecin. Car je suis ethnologue, et ma recherche porte sur les hommes. À la différence des missionnaires qui veulent convertir en tenant une comptabilité précise. À la différence du médecin pour lequel l’homme est matière première qu’il ne faut pas laisser se perdre ou pourrir. Je me suis enrichi au contact de mes amis eskimos. Chacune de leurs phrases, chacun de leurs actes a été une pierre taillée avec soin, ajoutée à l’édifice de l’histoire de la civilisation de l’homme.
À leur contact, j’ai appris à penser. J’ai trouvé la joie de la recherche, de la découverte, de la création. Et surtout des relations humaines.
Comprendre, c’est aimer, dit Pascal.
Les comprenant mieux chaque jour, je les aimais chaque jour davantage.
En perpétuel état d’alerte parmi mes semblables, j’ai trouvé la quiétude parmi les Eskimos, en y trouvant aussi mon libre arbitre.
L’aspect extérieur des relations entre individus, la carapace des conventions, m’avaient aveuglé. Je n’avais pas su voir chez mes semblables des qualités qui sont apparentes chez mes amis eskimos.
Parmi mes semblables, j’avais été spectateur. Parfois écœuré. Parmi les Eskimos, j’étais participant. J’étais chasseur, j’étais pêcheur, j’avais faim, j’avais froid, ou chaud, avec mes compagnons eskimos. Je dépendais d’eux. Ils dépendaient de moi. Je recevais et je donnais.
J’ai découvert la liberté. La seule : celle d’être.
Ici, la couleur de ma peau, l’accent de mon langage, mes réactions d’étranger elles-mêmes ne me rejetaient pas de la communauté qui m’avait adopté.
Parmi mes semblables, je me croyais “un autre”.
Parmi les Eskimos, je me sentais “l’un des leurs”.
À leur contact, j’avais appris à aimer. À être aimé.
J’avais appris à regarder les autres autrement qu’à travers leur comportement, leurs paroles, leur aspect, leur besoin de paraître.
J’avais appris aussi à n’attacher d’importance qu’à ce qui en a vraiment. À ne pas me laisser grignoter par des fantômes. À ne jamais regarder l’autre que comme porteur, aussi, de bon, de bien.
À être toujours pour.
Jamais contre.
J’étais du pays des banquises et du blizzard.
Mais j’avais appris que j’étais aussi du pays des sapins, du bois et des cyclamens.
J’avais appris à être un homme. J’étais devenu un homme. »
(p. 369-370)
Tome I, La Mansarde – La villa Bernard, le séquoia et le gibus à poils (p. 59-60)
Tome III, Expéditions – Dialogues à une voix (p. 264-265)
Extrait court