
Chine :
« Je reste des heures dans ce lent et quiet grouillement en m’arrêtant pour manger dans les baraques de plein air. Les cuisiniers y malaxent, allongent et entortillent la pâte pour confectionner à la main des nouilles au bon diamètre, qu’ils plongent ensuite dans l’eau bouillante. Les clients affamés attendent impatiemment leurs bols. Une fois servis, la bouche abaissée au niveau de la table, ils en aspirent le contenu au moyen de baguettes dans un joyeux concert de sifflements. Délestés de quelques pièces mais le ventre en paix, ils repartent après une exclamation de bonheur, un rot de délectation ou un soupir de plaisir pour la conclusion des dernières transactions de la journée, en se frayant un chemin parmi des rangées de gourmands qui règlent leur sort à des tranches de melon. Je retourne dans le centre-ville où, en ce jour de chance – encore un, mais on a parfois la chance que l’on veut bien se donner ! –, je remercie Mao Ze Dong, le Grand Timonier, l’homme de la Longue Marche, d’avoir choisi, il y a cinquante et un ans, le 1er octobre pour mener à bien sa Révolution. Le soir de mon arrivée à Kachgar, un peu comme un Chinois qui parviendrait en France un 14 juillet au terme d’un vaste voyage, j’ai droit, les jambes lourdes d’une dizaine de milliers de kilomètres, à un monumental feu d’artifice. Après tout, je suis dans le pays qui les a inventés.
Sort-on vraiment un jour d’un songe éveillé aussi beau, d’un tel rêve sans sommeil ? N’est-on pas marqué à jamais par le bleu de la liberté dans l’azur, le blanc étincelant des neiges, le vert des forêts et cet arc-en-ciel fascinant que sait être l’homme ? Oublieux de la dictature iranienne et des horreurs de la guerre croisées sur mon chemin en ex-Yougoslavie et en Afghanistan, mais riche des souvenirs de rencontres merveilleuses, de la bonté de mes congénères, de ces extraordinaires gens ordinaires, je souris tout seul. Je veux croire en la sagesse de l’homme, espérer encore et toujours en une fraternité à venir qui ne soit pas un mirage. Malgré toute la douleur du monde, malgré les différences de nations et d’idéologies politiques, de peuples et d’ethnies, de religions, de langues et de cultures, finalement, au fond de nous-mêmes, là, sous notre chair, nous ne sommes pas aussi éloignés les uns des autres que certains ont intérêt à nous le laisser entendre.
Je pense qu’avant de rentrer dans l’Occident frénétique où le rythme des choses s’accélère, je dois essayer de saisir une dernière fois un peu de l’illusion fluide et diaphane du temps alangui.
Je désire rester ici une bonne semaine et revoir le marché du dimanche, avant de m’en retourner tranquillement en autocar à travers l’Asie centrale.
Marseille, 8 août 1998 – Kachgar, 1er octobre 2000. »
Slovénie, Croatie, Serbie, Bulgarie (p. 35-38)
Turkménistan (p. 250-252)
Afghanistan (p. 352-354)
« Je reste des heures dans ce lent et quiet grouillement en m’arrêtant pour manger dans les baraques de plein air. Les cuisiniers y malaxent, allongent et entortillent la pâte pour confectionner à la main des nouilles au bon diamètre, qu’ils plongent ensuite dans l’eau bouillante. Les clients affamés attendent impatiemment leurs bols. Une fois servis, la bouche abaissée au niveau de la table, ils en aspirent le contenu au moyen de baguettes dans un joyeux concert de sifflements. Délestés de quelques pièces mais le ventre en paix, ils repartent après une exclamation de bonheur, un rot de délectation ou un soupir de plaisir pour la conclusion des dernières transactions de la journée, en se frayant un chemin parmi des rangées de gourmands qui règlent leur sort à des tranches de melon. Je retourne dans le centre-ville où, en ce jour de chance – encore un, mais on a parfois la chance que l’on veut bien se donner ! –, je remercie Mao Ze Dong, le Grand Timonier, l’homme de la Longue Marche, d’avoir choisi, il y a cinquante et un ans, le 1er octobre pour mener à bien sa Révolution. Le soir de mon arrivée à Kachgar, un peu comme un Chinois qui parviendrait en France un 14 juillet au terme d’un vaste voyage, j’ai droit, les jambes lourdes d’une dizaine de milliers de kilomètres, à un monumental feu d’artifice. Après tout, je suis dans le pays qui les a inventés.
Sort-on vraiment un jour d’un songe éveillé aussi beau, d’un tel rêve sans sommeil ? N’est-on pas marqué à jamais par le bleu de la liberté dans l’azur, le blanc étincelant des neiges, le vert des forêts et cet arc-en-ciel fascinant que sait être l’homme ? Oublieux de la dictature iranienne et des horreurs de la guerre croisées sur mon chemin en ex-Yougoslavie et en Afghanistan, mais riche des souvenirs de rencontres merveilleuses, de la bonté de mes congénères, de ces extraordinaires gens ordinaires, je souris tout seul. Je veux croire en la sagesse de l’homme, espérer encore et toujours en une fraternité à venir qui ne soit pas un mirage. Malgré toute la douleur du monde, malgré les différences de nations et d’idéologies politiques, de peuples et d’ethnies, de religions, de langues et de cultures, finalement, au fond de nous-mêmes, là, sous notre chair, nous ne sommes pas aussi éloignés les uns des autres que certains ont intérêt à nous le laisser entendre.
Je pense qu’avant de rentrer dans l’Occident frénétique où le rythme des choses s’accélère, je dois essayer de saisir une dernière fois un peu de l’illusion fluide et diaphane du temps alangui.
Je désire rester ici une bonne semaine et revoir le marché du dimanche, avant de m’en retourner tranquillement en autocar à travers l’Asie centrale.
Marseille, 8 août 1998 – Kachgar, 1er octobre 2000. »
(p. 418-419)
Slovénie, Croatie, Serbie, Bulgarie (p. 35-38)
Turkménistan (p. 250-252)
Afghanistan (p. 352-354)