Collection « Sillages »

  • Namaste
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Le chemin du Nirvana ~ Préfecture de Kagawa :

« Le shukubo du temple est imposant. On sent immédiatement qu’on se trouve dans un endroit important. L’accueil est solennel et un peu distant ; les règles sont strictes. Les moines chargés des pèlerins ont une raideur toute militaire, mais ils sont d’une parfaite efficacité. Mes chaussures sont bourrées de papier journal afin de les faire sécher, puis rangées dans un casier à mon nom ; mon bâton est rincé et séché à l’aide d’une petite serviette blanche à usage unique. Alors seulement, le moine m’invite à le suivre jusqu’à ma chambre. Il marche à petits pas rapides dans les couloirs couverts d’une épaisse moquette, les bras croisés sur la poitrine sans se retourner. La chambre est parfaite, rien ne manque pour qui sait se contenter de peu.
Le bain se révèle être un onsen divin dans lequel je mijote l’esprit embrumé, les pensées vaporeuses. Je ne sais pas si des études ont été faites sur l’addiction aux onsen et ses conséquences. Pour ma part en tout cas, je suis complètement et définitivement ? accro » aux bains japonais. Je veux bien servir de cobaye pour l’étude du syndrome, à l’occasion ! Quant au repas, bien que végétarien, il est loin d’être monacal mais plutôt pantagruélique, et c’est tant mieux : mes quatre boules de riz sont loin !
Les pèlerins sont nombreux ce soir dans le shukubo ; demain est le premier jour de la fameuse golden week : s’annonce une période de folie collective qu’il va falloir appréhender au mieux.
La golden week, au Japon, regroupe quatre jours fériés rapprochés. De nombreuses entreprises ferment pour l’occasion, et beaucoup de Japonais prennent le peu de vacances qu’ils ont dans l’année à ce moment-là. Le 29 avril est le jour anniversaire de la naissance de l’empereur Hirohito ; le 3 mai est celui de la commémoration de la constitution ; le 4, celui de la Nature ; et le 5, le jour des enfants.
S’il s’agit bien d’une semaine en or, c’est aussi une folle semaine au cours de laquelle les vacanciers essaient de concentrer ce que nous autres chanceux pouvons faire en un mois ou plus. Il s’agit de ne pas perdre la moindre minute.
Les gens voyagent donc beaucoup, vont visiter leur famille, entreprennent tout ce qu’on peut faire quand on ne travaille plus. Certains décident aussi parfois d’effectuer un bout de pèlerinage. Le chemin et les minshuku risquent d’être très fréquentés au cours de la semaine à venir. Je ne garde pas un bon souvenir de ma golden week d’il y a quatre ans. J’étais à ce moment-là dans le sud de Honshu. À mon habitude, je voyageais sans programme établi, le nez au vent, et sans réservation d’hôtel au-delà d’un ou deux jours. C’était commettre alors une grossière erreur? Je n’avais pas prévu que toutes les chambres d’hôtel seraient réservées, et ce depuis des mois, que les trains et les avions seraient pris d’assaut, ainsi que les voitures de location. À moins de coucher sous les ponts – mais je n’avais pas encore l’âme d’un pèlerin –, je ne voyais pas de solution.
J’ai finalement trouvé, in extremis, une place sur un ferry en partance pour Busan, en Corée du Sud. Je me suis embarqué pour la traversée et j’ai passé la semaine au pays du Matin calme, le temps que les choses rentrent dans l’ordre au Japon. Puis je suis revenu, et j’ai pu reprendre mon voyage à Honshu tranquillement.
Cette fois, avec l’aide de Suzuki-san, j’ai pris mes précautions en réservant les quelques nuits à venir. Ce n’est pas dans mes habitudes, mais cela m’a semblé plus raisonnable. Cette partie du pèlerinage, avec de nombreux temples et peu de kilomètres à parcourir, est une région attractive pour les pèlerins occasionnels.
À 6 heures le lendemain matin, nous assistons à la cérémonie dans le temple principal, somptueusement décoré. Une vingtaine de henro, assis sur leurs talons, attendent l’arrivée du moine principal. À 6 heures précises, il apparaît. C’est un vieil homme, marchant difficilement, aidé par un jeune moine. Une dizaine d’autres suivent en file indienne ; ils arborent des robes aux couleurs éclatantes, violettes et jaunes – ce qui n’est pas ce que le bon goût préconiserait a priori, mais qui en fait se révèle très réussi. Les mains croisées sur la poitrine, un éventail plié fiché dans le col de leurs vestes, ils avancent tels des robots, à petits pas contraints. Ils bifurquent brusquement à angle droit, mécaniquement, pour changer de direction. La raideur et la tenue qu’ils manifestent contrastent avec l’apparente nonchalance du vieil homme. La décontraction serait-elle un privilège du grand âge chez les moines ?
Deux groupes se forment, face à face, de part et d’autre du maître de cérémonie qui, lui, nous tourne le dos. Dans un parfait ensemble, les hommes s’agenouillent avec élégance et facilité, malgré les étoffes plissées qui entravent leurs mouvements. S’ensuivent trois quarts d’heure de chants. Les voix graves et profondes des moines me plongent rapidement dans un état méditatif dont je ne suis tiré que par un grincement de cymbales savamment orchestré. Le vieil homme se lance ensuite dans un sermon dont Suzuki-san me fera un résumé pour le moins concis : “He said that we have to trust people.”
Me voilà bien avancé !
Cela me rappelle une scène du film Lost in Translation de Sofia Coppola : alors que l’acteur Bill Murray est en voyage à Tokyo dans le but de tourner une publicité vantant un whisky, son interprète lui traduit en deux mots d’anglais le long monologue passionné du réalisateur du film censé le guider dans son jeu, ce qui a le don de plonger le comédien dans une grande perplexité.
À la fin de la cérémonie, le petit groupe de pèlerins dont je fais partie descend sagement au sous-sol du temple par un escalier. Il est proposé aux henro de vivre l’expérience du Kaidan Meguri. Nous entrons dans un tunnel étroit et sombre où, en quelques secondes, nous sommes plongés dans l’obscurité la plus totale ; j’avance comme les autres, en me guidant de la main gauche, tâtonnant un mur lisse. Je suis soudain tel un aveugle, englué dans les ténèbres ; mes pas, mes gestes ralentissent, mes yeux s’agrandissent, cherchant une lueur à laquelle me raccrocher. Après un ou deux virages, je suis complètement désorienté. J’entends alors une voix lointaine, le son se rapproche doucement à mesure que j’avance, puis une faible lueur apparaît. J’entre dans une petite salle à peine éclairée et basse de plafond, d’où proviennent les paroles diffusées par un haut-parleur. Le discours ou la prière, je ne sais pas trop, est envoûtant, nimbé de mystère, comme si l’enregistrement était très ancien, venu d’un autre temps. Sur les murs, deux mandalas se font face ; les pèlerins se recueillent, mains jointes, tout à leur dévotion. L’espace est dénudé, sans décoration. Paradoxalement, c’est comme si l’air y était plus dense. Tout semble être ralenti. Je me sens hors du temps, dans un espace indéfini, totalement désorienté. On dit que cette cave se trouve à l’endroit précis où Kobo Daishi est né, saint des saints s’il en est.
Je quitte la pièce par un tunnel à l’opposé de celui par lequel je suis arrivé et m’enfonce à nouveau doucement dans le noir. La voix s’estompe dans mon dos ; l’obscurité se referme sur moi, angoissante. Plusieurs coudes se succèdent, ma main gauche glisse lentement sur le mur, qui est mon seul guide jusqu’à ce qu’apparaisse enfin l’escalier de sortie. En haut des marches, un moine nous accueille bras croisés sur la poitrine, les mains enfouies dans ses larges manches ; il salue chaque pèlerin d’un simple hochement de tête.
J’appendrai plus tard qu’au cours de cette marche aveugle, ma main gauche avait caressé la représentation de trente-sept Bouddhas peints sur le mur, l’obscurité totale me les ayant rendus invisibles, mais ils m’avaient guidé, à mon insu. La métaphore est riche de sens.
Zentsuji est sans doute le site le plus étendu de tout le pèlerinage : sa haute pagode à cinq étages est photographiée sous tous les angles par les pèlerins de la golden week, dont les plus courageux partiront d’ici et marcheront jusqu’au temple 88. On les repère tout de suite, ils sont frais comme des gardons, leur bâton n’est pas émoussé, leurs chaussures sont trop neuves, leur tunique est parfaitement repassée, et leur besace d’un blanc immaculé n’a visiblement pas encore reçu l’affront de quelque banane écrasée ou barre de chocolat fondue ! Mais surtout, on les reconnaît à leur démarche, mal assurée – le pas n’est pas encore réglé. Ils cherchent leur rythme, comme je cherchais le mien au premier jour en quittant Ryozenji, le premier temple.
Je les observe avec un brin de tendresse et de condescendance, avec l’œil du vieux briscard, qui a déjà abandonné dans une poubelle en bord de route une paire de chaussures et semé en chemin des bouts d’épiderme de ses pauvres pieds, aussi régulièrement que le Petit Poucet laissait derrière lui des cailloux blancs ! »
(p. 206-209)

Le chemin de l’Ascèse ~ Préfecture de Kochi (p. 67-70)
Le chemin de l’Illumination ~ Préfecture d’Ehime (p. 155-157)
Extrait court
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.