Collection « Sillages »

  • Namaste
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Le chemin de l’Ascèse ~ Préfecture de Kochi :

« En cours de matinée, alors que je marche dans une de ces ruelles étroites bordées de vieilles maisons en bois sombre, où des ombres furtives apparaissent parfois aux fenêtres, j’aperçois au loin deux silhouettes de pèlerins. Ce sont deux jeunes femmes, elles marchent vers moi, donc à contresens. Un instant, je pense qu’elles rebroussent chemin, ayant oublié un bâton ou je ne sais quoi derrière elles. Elles sont enjouées, nous engageons la conversation.
Elles sont américaines, se prénomment Jing et Emily, et n’ont rien oublié. Elles marchent depuis plusieurs semaines en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. J’ai entendu parler de ces henro qui remontent en quelque sorte le courant. Ils sont rares, aussi les remarque-t-on tout particulièrement – impossible de les rater. Tourner dans le sens habituel, c’est faire jun-oshi, comme moi ; elles font gyaku-oshi. Cette façon de rejoindre les 88 temples est réputée beaucoup plus ardue. Cela s’explique assez bien.
La première des raisons est que le marquage est beaucoup moins visible : tout a été disposé pour que les flèches, bornes et autres pancartes soient aisément vues des pèlerins tournant dans le “bon sens”. Du coup, le risque de se perdre est bien plus important pour ceux qui font gyaku-oshi : il faut fréquemment se retourner afin de voir les marques. Mais quand se retourner, et où ? Sur les chemins bien tracés, aucun problème. Cela devient problématique dans les zones à embranchements multiples. Les pèlerins, à moins de connaître parfaitement la route, se perdent beaucoup plus souvent et, de ce fait, font beaucoup plus de kilomètres en de multiples allers-retours, à la recherche des signes qu’ils ont manqués.
La deuxième raison qui complique la marche est que ces henro sont encore plus seuls que les autres ; ils n’ont pas l’occasion de marcher quelques kilomètres avec un compagnon tout en se racontant des histoires de pèlerins. Quand il y a rencontre, elle est forcément courte, dure à peine le temps d’échanger quelques mots ou de boire un café au distributeur le plus proche. Au mieux, on s’assoit ensemble sur un banc, si le cœur nous en dit. Ils ne sont pas dans le main stream, comme disent les anglophones.
Et justement, c’est aussi la troisième raison pour laquelle cette marche est si différente : ces pèlerins ne sont pas dans le courant, ils ne sont pas dans le flux. Même si le concept est abstrait, difficile à concevoir, voire contestable, il n’en demeure pas moins réel, et je reste persuadé qu’une part de l’énergie que l’on dépense le long du chemin est alimentée par ce flux, par cette vague qui court autour de l’île depuis des siècles. Les pèlerins qui tournent dans l’autre sens n’en bénéficient pas. Au contraire, ils doivent dépenser encore plus d’énergie pour remonter le courant. Les raisons qui poussent certains à faire gyaku-oshi sont assez diverses.
Les henro très aguerris, ayant déjà maintes fois accompli le pèlerinage dans le sens “orthodoxe”, ont parfois envie de mettre du piment et de la nouveauté à une dernière tentative.
D’autres, courageux, peuvent chercher d’emblée plus de difficultés, d’autant qu’il est dit que cela amène trois fois plus de mérite à celui qui réussit son entreprise. C’est toujours bon à prendre !
Pour certains encore, ça peut être un moyen de rédemption, bien que ce mot soit fortement connoté. Un homme ou une femme ayant accompli au cours de sa vie un acte dont il est peu fier ou, pire, franchement répréhensible aux yeux de la société, peut trouver ainsi le moyen d’alléger son fardeau. Qui plus est, il ou elle s’affiche ainsi comme un repenti – sans pour autant dire quel acte justifie son choix de tourner en sens inverse, dans une forme de demi-aveu.
J’ai rencontré peu de pèlerins progressant à contre-courant. Jing et Emily sont les premières, et elles ont des choses à raconter. Nous nous sommes croisés, heureux hasard, à proximité d’un de ces abris destinés au repos. Nous y posons nos sacs et, avec enthousiasme et une bonne humeur communicative, elles entreprennent de me raconter ce qui les a poussées à faire gyaku-oshi.
Jing est une jeune réalisatrice de documentaire. Elle a un jour, par hasard, découvert un livre qui l’a bouleversée, écrit par une femme extraordinaire, me dit-elle : Takamure Itsue. Je sens tout de suite Jing passionnée par le personnage, presque exaltée. Elle m’explique qu’elle-même a tout vendu aux États-Unis pour se lancer dans ce pèlerinage et réaliser un documentaire pendant plusieurs mois sur celle qui paraît être devenue son idole. La jeune Américaine se lance alors dans le récit de la vie de cette femme, qu’elle connaît parfaitement.
Takamure Itsue fut une poétesse, historienne, ethnologue, féministe militante et anarchiste. Sa vie est d’autant plus étonnante qu’elle est née dans une famille modeste en 1894, à Kumamoto, sur l’île de Kyushu. Le féminisme dans le Japon de l’époque n’était pas monnaie courante – Jing, par contre, semble en être pétrie. C’est en 1918 que Takamure décide de faire le pèlerinage de Shikoku ; et comme elle est, paraît-il, rebelle dans l’âme, elle choisit de faire gyaku-oshi. Takamure a 24 ans, à peu près l’âge de Jing et Emily, lorsqu’un matin elle quitte Kumamoto à pied pour rejoindre Otsu, d’où elle prend un ferry pour Shikoku. Son périple durera cinq mois. Elle compte marcher seule, mais rapidement elle rencontre un vieil homme de 73 ans qui dit être un disciple de Kannon, l’un des Bodhisattvas de la secte Shingon. Il se prend d’affection pour elle et décide de l’accompagner afin de la protéger et la servir.
Le livre qu’a lu Jing s’appelle The 1918 Shikoku Pilgrimage of Takamure Itsue. C’est un recueil d’une centaine d’articles que la poétesse a publié dans des journaux de l’époque, contribuant ainsi à sa popularité. Jing semble le connaître par cœur et se plaît à me raconter quelques anecdotes du pèlerinage de son héroïne, comme le fait qu’elle s’amuse de l’estime grandissante dont elle bénéficie auprès des pèlerins. Elle s’est en effet taillé une réputation de guérisseuse qui fait d’elle ce qu’elle appelle “une déesse des furoncles et des grippes” ! En cinq mois, elle a pris le temps de soigner et réconforter de nombreux henro épuisés.
Selon Jing, ce pèlerinage orienta ensuite le cours de la vie de Takamure, qui consacra toute son énergie et son intelligence à la défense des femmes dans la société japonaise. Elle aurait aimé leur faire retrouver le statut beaucoup plus favorable qu’elles avaient, selon elle, avant l’influence du taoïsme et du confucianisme d’origine chinoise. L’époque où le shintoïsme était la religion dominante au Japon voyait s’épanouir un système matriarcal qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui.
La quatrième raison qui peut donc pousser un pèlerin à se lancer à contre-courant est le non-conformisme et la quête d’une autre voie, à la recherche d’un monde meilleur avec moins d’injustice. Ce fut le cas de Takamure Itsue, c’est aussi celui de Jing et Emily.
Pour peu, je leur emboîterais le pas. Une autre fois, sans doute. »
(p. 67-70)

Le chemin de l’Illumination ~ Préfecture d’Ehime (p. 155-157)
Le chemin du Nirvana ~ Préfecture de Kagawa (p. 206-209)
Extrait court
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