La cité perdue :
« Deux heures de marche, encore. Du pont de Colpa, une brève ascension permet de sortir du défilé. J’atteins une pampa rugueuse et austère de quelques kilomètres de large, perchée à 3 600 mètres d’altitude : de la puna, des pâturages parcourus par des chevaux, des estancias égrenant la litanie fragile de la vie rurale. “L’endroit idéal pour y établir une hétérotopie”, me dis-je. Le plateau dévoile un paysage enclavé où les Espagnols n’avaient pu rester, contraints par le climat de fonder la ville coloniale à plusieurs jours de route. Pourtant le Qhapaq ‘an est bien là, fragile et empêtré dans les ichus et quelques tourbières. Sous la lumière rasante de la fin du jour, la cité de Huánuco Pampa décline une belle poésie romantique sur laquelle ne restent que quelques ouvriers fouillant le site. Je peux déjà voir les maisons circulaires préincas, les contours des maisons des femmes choisies – l’aclla wasi –, étrange couvent que le temps a privé de son toit et dont il ne reste que certains murets de pierres.
L’espace de quelques instants, une griserie douteuse s’empare de moi, l’égoïsme individualiste du voyageur revient, le conquérant – le baron perché sur la cime du mouvement qu’il dessine – s’avançant au milieu de la plaine, arrivant, orgueilleux, par les anciens chemins. Il est venu après avoir franchi tant d’obstacles, avec obstination, puis s’est attaché à aimer les jours et les paysages qu’il dit avoir traversés sans filet ni assurances. Alors il se laisse aller : un beau moment, “qui a de la gueule”, de belles histoires à raconter au coin du feu, sans fard. Dans une certaine mesure, il côtoie les rêves à sa façon, il se dit qu’il est l’un des premiers à cheminer ainsi sur la grande route inca, alors il avance, soucieux du monde qu’il se construit sur de vieilles ruines enfuies. Il laisse voguer le penchant naturel de son imagination – les femmes choisies donc, qui étaient chargées de réaliser tissus et chicha, la boisson fermentée offerte par le souverain inca aux populations des environs. Puis il retrouve, malgré la distance, la grande place centrale, le palais inca, quelques temples, les kallankas, des abris rectangulaires destinés à abriter la population. Évidemment, au centre trône l’ushnu, la plateforme cérémonielle. Chacun de ses quatre bords regarde indéfectiblement vers les points cardinaux. Le monument confère au site un semblant de majesté, sans quoi il eût été décevant, tant il est inutile d’aller si loin pour ne voir que des tas de pierres chétives. Mais Huánuco Pampa sommeille sur un plateau isolé. Les colcas, les anciennes réserves, sont alignées par centaines sur les contreforts de la montagne. C’est à se demander pour quelle raison une civilisation a fait le choix de vivre ici, comme s’il fallait côtoyer de près l’altitude et la rudesse de la vie pour toucher au plus près le nid de ses croyances.
Subitement, je voudrais moi aussi y enfermer un secret, me dire que si des hommes sont venus ici pour se cacher, c’est qu’ils avaient quelque chose à enfouir loin de la vue du monde. Imperceptiblement, le Qhapaq ‘an glisse vers la forme d’une carte aux trésors – “un archipel”, m’a confié une amie péruvienne – constituée de canaux et de nœuds. Chaque île posséderait tous les écosystèmes de la vie andine – les hauts plateaux pour les pâturages, les vallées tempérées pour les cultures, les sommets sacrés pour les croyances et le réseau des chemins pour les irriguer tous. L’idée me parut séduisante. Le site archéologique était donc un carrefour et non pas une ville, un lieu de regroupement où plusieurs dizaines de milliers d’habitants pouvaient soudainement affluer lors de célébrations communes et temporaires, pour se vider le reste de l’année.
Pourtant, la cité perdue déçoit invariablement. Sous les habits ostentatoires des vieilles ruines, l’haleine de la fuite. Ne marchez pas sur les anciens chemins en faisant de ce patrimoine usé et fuyant le cap de votre imagination. N’arrivez pas à pied après tant de semaines d’efforts en vous susurrant que votre lieu tant convoité est peut-être là, le moment d’une conjonction avec quelque chose – vous ne savez pas encore quoi, mais bon, c’est ainsi, vous vous dites que c’est un rendez-vous puisque vous avez marché avec tant d’ardeur, que tout est là pour vous, à vous attendre dans un monde que vous voudriez inventer à votre image. La porte du chemin est fermée, comme une mauvaise attention portée aux marcheurs. Au nord et au sud, le Qhapaq ‘an se voit soudainement bloqué par l’enceinte qui sépare le site de Huánuco Pampa du reste du monde. La piste mène à une grille fermée à double battant. Subtile ironie, de la paille est déposée sur le sol de l’autre côté de la barrière. Elle matérialise la voie désormais disparue et enclose, inaccessible, par une prairie délicatement arasée pour faire ressortir l’apparence d’un axe princier pénétrant au milieu des ruines, sous forme d’une herbe à bestiaux et de pâquerettes. »
San Pedro de Pari (p. 30-32)
Radio Quillabamba (p. 225-227)
Extrait court
« Deux heures de marche, encore. Du pont de Colpa, une brève ascension permet de sortir du défilé. J’atteins une pampa rugueuse et austère de quelques kilomètres de large, perchée à 3 600 mètres d’altitude : de la puna, des pâturages parcourus par des chevaux, des estancias égrenant la litanie fragile de la vie rurale. “L’endroit idéal pour y établir une hétérotopie”, me dis-je. Le plateau dévoile un paysage enclavé où les Espagnols n’avaient pu rester, contraints par le climat de fonder la ville coloniale à plusieurs jours de route. Pourtant le Qhapaq ‘an est bien là, fragile et empêtré dans les ichus et quelques tourbières. Sous la lumière rasante de la fin du jour, la cité de Huánuco Pampa décline une belle poésie romantique sur laquelle ne restent que quelques ouvriers fouillant le site. Je peux déjà voir les maisons circulaires préincas, les contours des maisons des femmes choisies – l’aclla wasi –, étrange couvent que le temps a privé de son toit et dont il ne reste que certains murets de pierres.
L’espace de quelques instants, une griserie douteuse s’empare de moi, l’égoïsme individualiste du voyageur revient, le conquérant – le baron perché sur la cime du mouvement qu’il dessine – s’avançant au milieu de la plaine, arrivant, orgueilleux, par les anciens chemins. Il est venu après avoir franchi tant d’obstacles, avec obstination, puis s’est attaché à aimer les jours et les paysages qu’il dit avoir traversés sans filet ni assurances. Alors il se laisse aller : un beau moment, “qui a de la gueule”, de belles histoires à raconter au coin du feu, sans fard. Dans une certaine mesure, il côtoie les rêves à sa façon, il se dit qu’il est l’un des premiers à cheminer ainsi sur la grande route inca, alors il avance, soucieux du monde qu’il se construit sur de vieilles ruines enfuies. Il laisse voguer le penchant naturel de son imagination – les femmes choisies donc, qui étaient chargées de réaliser tissus et chicha, la boisson fermentée offerte par le souverain inca aux populations des environs. Puis il retrouve, malgré la distance, la grande place centrale, le palais inca, quelques temples, les kallankas, des abris rectangulaires destinés à abriter la population. Évidemment, au centre trône l’ushnu, la plateforme cérémonielle. Chacun de ses quatre bords regarde indéfectiblement vers les points cardinaux. Le monument confère au site un semblant de majesté, sans quoi il eût été décevant, tant il est inutile d’aller si loin pour ne voir que des tas de pierres chétives. Mais Huánuco Pampa sommeille sur un plateau isolé. Les colcas, les anciennes réserves, sont alignées par centaines sur les contreforts de la montagne. C’est à se demander pour quelle raison une civilisation a fait le choix de vivre ici, comme s’il fallait côtoyer de près l’altitude et la rudesse de la vie pour toucher au plus près le nid de ses croyances.
Subitement, je voudrais moi aussi y enfermer un secret, me dire que si des hommes sont venus ici pour se cacher, c’est qu’ils avaient quelque chose à enfouir loin de la vue du monde. Imperceptiblement, le Qhapaq ‘an glisse vers la forme d’une carte aux trésors – “un archipel”, m’a confié une amie péruvienne – constituée de canaux et de nœuds. Chaque île posséderait tous les écosystèmes de la vie andine – les hauts plateaux pour les pâturages, les vallées tempérées pour les cultures, les sommets sacrés pour les croyances et le réseau des chemins pour les irriguer tous. L’idée me parut séduisante. Le site archéologique était donc un carrefour et non pas une ville, un lieu de regroupement où plusieurs dizaines de milliers d’habitants pouvaient soudainement affluer lors de célébrations communes et temporaires, pour se vider le reste de l’année.
Pourtant, la cité perdue déçoit invariablement. Sous les habits ostentatoires des vieilles ruines, l’haleine de la fuite. Ne marchez pas sur les anciens chemins en faisant de ce patrimoine usé et fuyant le cap de votre imagination. N’arrivez pas à pied après tant de semaines d’efforts en vous susurrant que votre lieu tant convoité est peut-être là, le moment d’une conjonction avec quelque chose – vous ne savez pas encore quoi, mais bon, c’est ainsi, vous vous dites que c’est un rendez-vous puisque vous avez marché avec tant d’ardeur, que tout est là pour vous, à vous attendre dans un monde que vous voudriez inventer à votre image. La porte du chemin est fermée, comme une mauvaise attention portée aux marcheurs. Au nord et au sud, le Qhapaq ‘an se voit soudainement bloqué par l’enceinte qui sépare le site de Huánuco Pampa du reste du monde. La piste mène à une grille fermée à double battant. Subtile ironie, de la paille est déposée sur le sol de l’autre côté de la barrière. Elle matérialise la voie désormais disparue et enclose, inaccessible, par une prairie délicatement arasée pour faire ressortir l’apparence d’un axe princier pénétrant au milieu des ruines, sous forme d’une herbe à bestiaux et de pâquerettes. »
(p. 109-112)
San Pedro de Pari (p. 30-32)
Radio Quillabamba (p. 225-227)
Extrait court