Collection « Sillages »

  • Namaste
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
San Pedro de Pari :

« L’église semble abandonnée. Dans la pénombre, elle respire la confusion des époques. Des bancs épars gisent sur le sol humide au milieu de relents d’herbe mouillée et de pisse froide. Les murs en adobe sont badigeonnés de fresques coloniales décrépies. Chaque personnage paraît habité d’une harmonie excessive – la perfection des corps, la bonté des visages et la douceur des traits évoquent un monde qui n’est pas d’ici. Elles ne respectent pas la rudesse de ces montagnes austères. Le silence résigné des paysans ne s’y dessine aucunement. Partout, des motifs floraux, des colonnes torsadées en trompe l’œil, des crucifix drapés de toges blanches s’enchevêtrent au pied d’un retable sculpté d’anges coiffés de perruques. Le halo de ma lampe s’attarde longuement sur leurs visages : ils possèdent de petites taches de rousseur, les bouches arrondies semblent irrémédiablement les figer dans une moue de surprise, ou bien de timidité, les joues rougies par la coquetterie.
Je ne pensais pas que ce voyage me mènerait si loin. Voilà le legs d’artistes andins anonymes sommés de copier les dogmes lointains des conquistadors et des missionnaires. Nul doute qu’il a fallu des trésors d’imagination pour apprivoiser autant d’excentricité : apprendre à tracer les contours d’arbres merveilleux venus d’Europe, les flèches orgueilleuses des cathédrales suspendues à un océan de plaines cultivées, des légumes inconnus, des vêtements saugrenus – probablement un tantinet ridicules –, des paysages forcément inventés ou exagérés de paradis perdus ou d’animaux mythologiques.
Je gravis les quelques marches cachées derrière le retable. L’envers de l’œuvre d’art prend l’allure d’un échafaudage brinquebalant et fragile. Les trépieds sont mal ajustés, les poutres rongées par la pourriture. Pas un corps d’apôtre qui ne soit terni par la couleur du bois humide. On croirait un décor de théâtre.
Mais à San Pedro de Pari, impossible de monter au sommet, le retable est trop fragile. Je traverse la chapelle en quelques enjambées pour grimper le minuscule escalier en bois qui mène à l’orgue. J’aboutis sous la charpente du toit de tôle, à contempler avec fascination ce qui reste de l’église isolée sur un lac perché si loin de tout.
Je repense à tous ces lieux que le réseau des anciens chemins préhispaniques relie invariablement, autant de preuves, de rendez-vous impérieux : les monastères d’Ocopa, la recoleta d’Arequipa, les églises franciscaines de Cusco ou de Cajamarca. À Huaro, au sud de Cusco, l’église du village est couverte de scènes retentissantes de démons et de peintures moralisatrices. L’enfer s’étale sur une façade de la nef. La bouche du Léviathan dévore les condamnés. Pourtant la perspective est mal maîtrisée, les personnages sont imparfaits. Ils donnent aux fresques une poésie touchante.
Il faut avoir marché sur les anciens chemins incas pour prendre conscience de cela. Chacune de ces églises résonne d’une étrange confusion des imaginaires. Elles n’existent que par la seule volonté des hommes d’échanger, de dominer et d’arpenter le Qhapaq ‘an sans relâche. Ce sont des lieux attachants, ces chapelles isolées plus que tout autre, si fragiles, posées là comme par miracle, à l’image de San Pedro de Pari aujourd’hui. Ou encore à Tingues, sur la route qui relie le désert aux Andes – celle choisie par Pizarro dans sa montée depuis le Pacifique vers Cajamarca. Le jour de mon passage, l’édifice était vide. Je n’aperçus qu’une simple Vierge esseulée, joyau d’un hameau chétif, presque oublié, fier des deux représentations sculptées sur la façade de son église : celles d’un conquistador et d’une princesse inca, me dit-on. Puis je découvris Matriz de Mollepata, juchée sur un surplomb rocheux abrupt dominant le canyon de la rivière Conchucos. Porte d’entrée de l’Ancash, elle se trouvait au croisement des routes contournant la cordillère Blanche sur ses deux flancs. Un tronçon du Qhapaq ‘an s’engageait vers l’ouest dans la vallée de Huaraz, un autre longeait la chaîne de glaciers par l’est. Elle était entièrement couverte de fresques et de retables de l’époque coloniale, avec des personnages incas soutenant une effigie de saint Jérôme. Je ressentais alors la force de ces chemins, combien ils furent l’axe majeur d’autres enjeux, ceux de la conquête espagnole et des premières tentatives d’évangélisation de cette partie du monde. San Pedro de Pari doit bien être le miroir de Matriz de Mollepata, d’une certaine façon ; elle aussi à la croisée des routes, son double, son point de symétrie situé au sud, là où les voyageurs se retrouvaient après vingt-trois jours de séparation. »
(p. 30-32)

La cité perdue (p. 109-112)
Radio Quillabamba (p. 225-227)
Extrait court
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