Kangchenjunga :
« Nous entrons à Kambachen (4 100 m) par un pont de bois au-dessus de la Nupchu Khola. C’est un hameau d’estive dans l’alpage au confluent des trois vallées glaciaires qui proviennent du Jannu à l’est, du Kangchenjunga au nord, de la chaîne des Tanga à l’ouest. Un mur de mani, quelques bergeries, des chèvres, des yacks, deux lodges. L’un est ouvert. Nous nous prélassons sur sa terrasse, où il fait bon. Puis le soleil s’éclipse derrière les Tanga. Nous courons vers les pentes occidentales ensoleillées, parmi les edelweiss. Mais on ne gagne pas la course contre l’ombre. Le froid nous ramène au lodge. Nous nous réchauffons, nous assoupissons. Un coup d’œil encore au dehors : la pyramide rose du Jannu s’enflamme. Nous ressortons au-delà de la rivière, d’où il apparaît tout entier. Longtemps nous restons immobiles à contempler ce spectacle unique des derniers feux du jour sur le Kumbhakarna. “Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau”, me dit Anne.
De Kambachen à Lhonak, dernier camp avant le KBC, la vallée reste large, mais l’approche des glaciers rend la progression délicate. Nous traversons de petits torrents gelés, puis un plus gros sous la cascade sacrée de Khanduchan. Huit sages venus du Tibet se seraient baignés ici en des temps immémoriaux, sacralisant les eaux. Elles bouillonnent sous la glace, laissant émerger quelques pierres. Le gué se franchit en équilibre précaire, dans le tumulte de l’eau, arc-boutés sur les bâtons. Anne qui a l’expérience des rivières islandaises ne s’en tire pas si mal. Nous admirons Pasang avec sa lourde charge frontale. Plus loin, c’est un glissement de terrain encore frais. Les fins graviers sont comme du sable. Nous passons un à un en courant dans la mouvance de ce sol saharien, sous de gros blocs maintenus le long de la ligne de fracture par le miracle de l’équilibre et du gel. Une bergerie marque la limite de la neige. Nous marchons tour à tour sur l’alpage gelé, les blocs enneigés, des bouts de sentier englacés, dans l’air transparent des 4 000. Le Jannu s’est dérobé, mais le Merra Peak et d’autres 6 000 nous immergent dans cette blancheur de la très haute montagne. Une énorme avalanche dévale des glaciers du bien nommé White Wave, sommet inviolé à près de 7 000 mètres. Invisible, le “Kang” nous domine encore de 4 000 mètres.
À l’approche de Lhonak, nous croisons des Népalais descendant à grands pas. L’un d’eux porte un compagnon sur son dos.
“Blessé ?
— Mal des montagnes.
— Vous avez besoin d’aide ? Nous sommes médecins.
— Il faut juste que nous descendions ; à Ghunsa, il ira mieux !”
Lhonak, altitude du mont Blanc. Un vaste plateau enneigé, deux lodges. Le nôtre est rose. Des transats bleus sont dressés sur la terrasse, face à un panorama d’une telle beauté que nous nous y installons. Soleil brûlant et vent glacé, nous sentons à fleur de peau cette lutte des éléments extrêmes de l’Himalaya. Nous nous couvrons le visage pour ne pas brûler. Phumbu, 16 ans, s’est installé dehors et prépare le dîner, un vague sweat-shirt sur le dos, indifférent aux morsures du soleil et du froid. Il ressemble au Tchang de Tintin au Tibet.
Pour la première fois, pas de tongba ce soir, l’altitude nous suffit à tanguer, puis glisser sur le sol gelé des toilettes. Nuit glaciale. Je découvre les vertus de la doudoune autour des pieds dans le fond du duvet. »
Genèse d’une passion (p. 20-21)
Naar et Phu (p. 103-104)
Extrait court
« Nous entrons à Kambachen (4 100 m) par un pont de bois au-dessus de la Nupchu Khola. C’est un hameau d’estive dans l’alpage au confluent des trois vallées glaciaires qui proviennent du Jannu à l’est, du Kangchenjunga au nord, de la chaîne des Tanga à l’ouest. Un mur de mani, quelques bergeries, des chèvres, des yacks, deux lodges. L’un est ouvert. Nous nous prélassons sur sa terrasse, où il fait bon. Puis le soleil s’éclipse derrière les Tanga. Nous courons vers les pentes occidentales ensoleillées, parmi les edelweiss. Mais on ne gagne pas la course contre l’ombre. Le froid nous ramène au lodge. Nous nous réchauffons, nous assoupissons. Un coup d’œil encore au dehors : la pyramide rose du Jannu s’enflamme. Nous ressortons au-delà de la rivière, d’où il apparaît tout entier. Longtemps nous restons immobiles à contempler ce spectacle unique des derniers feux du jour sur le Kumbhakarna. “Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau”, me dit Anne.
De Kambachen à Lhonak, dernier camp avant le KBC, la vallée reste large, mais l’approche des glaciers rend la progression délicate. Nous traversons de petits torrents gelés, puis un plus gros sous la cascade sacrée de Khanduchan. Huit sages venus du Tibet se seraient baignés ici en des temps immémoriaux, sacralisant les eaux. Elles bouillonnent sous la glace, laissant émerger quelques pierres. Le gué se franchit en équilibre précaire, dans le tumulte de l’eau, arc-boutés sur les bâtons. Anne qui a l’expérience des rivières islandaises ne s’en tire pas si mal. Nous admirons Pasang avec sa lourde charge frontale. Plus loin, c’est un glissement de terrain encore frais. Les fins graviers sont comme du sable. Nous passons un à un en courant dans la mouvance de ce sol saharien, sous de gros blocs maintenus le long de la ligne de fracture par le miracle de l’équilibre et du gel. Une bergerie marque la limite de la neige. Nous marchons tour à tour sur l’alpage gelé, les blocs enneigés, des bouts de sentier englacés, dans l’air transparent des 4 000. Le Jannu s’est dérobé, mais le Merra Peak et d’autres 6 000 nous immergent dans cette blancheur de la très haute montagne. Une énorme avalanche dévale des glaciers du bien nommé White Wave, sommet inviolé à près de 7 000 mètres. Invisible, le “Kang” nous domine encore de 4 000 mètres.
À l’approche de Lhonak, nous croisons des Népalais descendant à grands pas. L’un d’eux porte un compagnon sur son dos.
“Blessé ?
— Mal des montagnes.
— Vous avez besoin d’aide ? Nous sommes médecins.
— Il faut juste que nous descendions ; à Ghunsa, il ira mieux !”
Lhonak, altitude du mont Blanc. Un vaste plateau enneigé, deux lodges. Le nôtre est rose. Des transats bleus sont dressés sur la terrasse, face à un panorama d’une telle beauté que nous nous y installons. Soleil brûlant et vent glacé, nous sentons à fleur de peau cette lutte des éléments extrêmes de l’Himalaya. Nous nous couvrons le visage pour ne pas brûler. Phumbu, 16 ans, s’est installé dehors et prépare le dîner, un vague sweat-shirt sur le dos, indifférent aux morsures du soleil et du froid. Il ressemble au Tchang de Tintin au Tibet.
Pour la première fois, pas de tongba ce soir, l’altitude nous suffit à tanguer, puis glisser sur le sol gelé des toilettes. Nuit glaciale. Je découvre les vertus de la doudoune autour des pieds dans le fond du duvet. »
(p. 208-209)
Genèse d’une passion (p. 20-21)
Naar et Phu (p. 103-104)
Extrait court