Naar et Phu :

« Notre logeuse sonne l’heure du dal bhat de midi. Puis nous gagnons le toit au seuil de la grosse niche qui nous sert de chambre et nous étendons au soleil, adossés à un tas de branchages, un peu sonnés de grand air rare. Le vent de l’après-midi écourte notre sieste et nous pousse à marcher, seule alternative calorifère au duvet en attendant le feu du soir. Grimpant très en amont du village, nous y découvrons des stupas, des parcelles cultivables jusqu’au-delà de 4 500 mètres, des oratoires. Les terrasses les plus élevées commencent à verdir. Très haut dans cette vallée perdue, l’homme s’est attaché à domestiquer la montagne.
Nous regagnons Phu en fin d’après-midi et nous joignons à un groupe de villageois installés sur un toit : des vieillards psalmodiant des prières – l’un d’eux paraît centenaire –, de jeunes fileuses de laine, leurs bébés, une fillette de 3 ans. Les hommes et les garçons en âge de travailler sont aux champs. Trois d’entre eux tentent de dompter un gros yack mâle récalcitrant. De forts cris nous parviennent, ponctuant ruades et coups de cornes. La terrasse devient le gradin du spectacle. Les femmes commentent, encouragent, s’inquiètent : les accidents de yacks ne sont pas rares. Les vieux continuent d’égrener les chapelets. La fillette tournoie, tombe, rit et s’éveille à la vie, dans ce bout du monde sans école.
Point de touristes ce soir à Phu. “Des Australiens sont passés il y a peu, nous dit Rinji, en route vers Naar. Mais ils n’ont pu ensuite franchir le Kang La, trop enneigé, leurs porteurs étant mal chaussés.” Ces nouvelles ne sont pas de bon augure. Nous comptons sur quelques chaudes journées pour trouver des conditions favorables.
Longtemps dans la nuit, je reste sur le toit. Le vent est tombé. C’est la pleine lune. Les glaciers ruissellent d’une blancheur éclatante jusque sur les terrasses. L’astre s’efface ensuite derrière une crête, laissant un ciel noir et glacé, criblé d’étoiles. Les hauts sommets ne sont plus que des masses sombres régnant sur le désert minéral.
Nous nous apprêtons à passer une nouvelle nuit dans ce froid glacial, ce dénuement. Je regarde le village, les faibles lumières des foyers. Un enfant pleure, puis se calme en sanglots étouffés que couvre le torrent. Une lampe solitaire circule dans la nuit. Demain, nous partirons. Eux restent. Que viennent la mousson, les pluies torrentielles, les tempêtes, ils restent. Jusqu’à ce que les champs soient verts, la récolte engrangée et que la neige épaisse vienne clore une nouvelle année passée. »

Genèse d’une passion (p. 20-21)
Kangchenjunga (p. 208-209)
Extrait court