Vatnajökull : le géant de glace :
« Au sud-ouest du Vatnajökull, sur la plaine rase et nue, le mercure descend à -12 °C. C’est un froid sec et pénétrant. Je dresse la tente en amont de la rivière Gígjukvísl. Le sable est noir, plus dur que le pergélisol sibérien. Y planter quoi que ce soit est vain. Je dois amarrer la toile à quelques galets. La Gígjukvísl a l’aspect d’un large torrent tressé au lit encombré de pierres polies. Ses eaux grises, chargées de sédiments, doivent être filtrées si l’on veut la boire. L’argile graveleuse – je l’ai appris à mes dépens – ne fond guère sur la langue?
La nuit fige tout. La nourriture se transforme en pierre. “Croque-moi, tu y perdras une dent”, dit-elle au réveil. Je ne tiens pas à arborer, comme nombre d’explorateurs, un sourire gâté par un morceau de viande séchée devenu trop dur. En France, le froid invite à se réfugier ; ici, il me pousse à veiller tard et à ouvrir grand les yeux. C’est le froid qui conduit et fait danser les aurores boréales – il électrise la nuit. Le ciel s’enchante de couleurs venues d’ailleurs. Drapés de vert, de pourpre, pleins de mouvance et d’illusions, ondulent avec grâce autour du pôle. En terre d’Ellesmere, on prétend que les loups chantent lorsqu’ils apparaissent.
Au matin du 18 novembre, je marche à l’ombre du glacier d’un pas lourd et lent. Reniflant l’air nettoyé par le froid, je perçois une odeur de terre gelée, de croûte brûlée et de tuf. Les premiers contreforts du Vatnajökull se dressent devant moi.
Un mur immense, une forteresse imprenable : 2 000 mètres verticaux. De glace bleue, de séracs suspendus, d’arêtes qui tailladent la surface comme autant d’éperons noirs pointés vers le sommet. Cette face évoque pour moi le versant Diamir du Nanga Parbat. L’image est brutale : une vision à la Soutine, froide, torse. Le tableau de l’hiver, plein de rigueur et de chaos. Du chaos surgissent quantité de détails qui façonnent l’émotion d’être là, face au spectacle de la nature.
“On a retourné la table géographique”, songé-je.
Dans le désert du Skeiðarársandur, l’horizon plat égare dans des distances trompeuses. Ici, tout se cabre, s’effondre, jaillit sans prévenir. Les glaces suivent un destin, une loi puissante et inexorable qu’aucune malice ne peut distraire. Le sublime côtoie le terrifiant. À midi, le soleil frappe et tout un pan s’écroule. Deux séracs chutent vers 15 heures, un autre vers 16 heures. Les échos de leur chute emplissent le ciel. Après le fracas, les rebonds et l’explosion entre deux arêtes, tout redevient calme comme au premier jour. Une fumée blanche recouvre cette pluie d’horreurs.
Cinq heures plus tard, je remonte l’arête rocheuse de Kristínartindar en direction du nord-est. Le soleil s’enlise, un champ d’étoiles s’élève au-dessus des glaces, les centaines de crevasses en contrebas se mettent à briller. Mine de pierres précieuses. Le ciel plein de galaxies et colonisé par un millier de diamants semble avoir déposé ses trésors sur terre.
Je bivouaque en altitude, à l’abri du vent, sur une dalle rocheuse. Je reste là deux jours, à scruter le glacier, à dévisager les nuages qui pérégrinent au-dessus du dôme, à chercher l’élixir de longue vie dans les plaies des crevasses. Les yeux ne suffisent plus ; ils laissent au cœur le soin d’embrasser le paysage. Je cherche en vain à dépeindre ce que le mot Islande signifie : un lieu de paix où effeuiller le temps et se donner au monde. Sur cette dalle, j’existe sans entrave, tel le gardien de phare qui veille sur l’océan. Je m’assoupis dix fois par jour, je rêve dix fois. Ce promontoire devient un de ces “lieux paradisiaques” décrits par Christian Bobin dans La Nuit du cœur : un lieu où le corps trouve le repos, et l’âme, l’aventure.
Le repos ne dure pas. Un nouveau blizzard venu du nord m’oblige à redescendre. Je renoue avec la caillasse du piémont, le sable carbonisé puis le goudron renégat. Toute l’île est placée en alerte, la route no 1 est coupée, les pierres roulent – mélodie devenue familière. J’arrive à Hof, un ancien village de fermiers bâti au pied du volcan –ræfajökull, le “glacier désolé”. L’église au toit couvert de gazon et le cimetière semé d’herbes folles me protègent du vent. Dans le village (cinquante âmes, à peine), des lumières chaudes tremblent derrière les vitres des maisons. Chacun se prépare : on sort les bougies, les chaussettes en laine et les lourdes couvertures ; autour des tables, de vieilles histoires traversent le temps. Les anciens parlent de la première éruption du volcan, en 1362, et de la débandade qui s’est ensuivie : “Les gens ont fui comme des rats à l’époque.” On raconte aussi la première ascension de l’Eyjafjöll en 1794 par Sveinn Pálsson et celle du plus haut sommet d’Islande – l’imprononçable Hvannadalshnjúkur (2 110 mètres) – en 1891 par la cordée Howell, Jonsson et Thorlaksson. On attend que les plombs sautent comme la semaine précédente et celle d’avant, que les bourrasques folles arrachent ce qu’on a omis d’amarrer, que le pays se calme. »
Une terre de glace en feu (p. 116-118)
Suðurland, se sauver (p. 153-155)
Extrait court
« Au sud-ouest du Vatnajökull, sur la plaine rase et nue, le mercure descend à -12 °C. C’est un froid sec et pénétrant. Je dresse la tente en amont de la rivière Gígjukvísl. Le sable est noir, plus dur que le pergélisol sibérien. Y planter quoi que ce soit est vain. Je dois amarrer la toile à quelques galets. La Gígjukvísl a l’aspect d’un large torrent tressé au lit encombré de pierres polies. Ses eaux grises, chargées de sédiments, doivent être filtrées si l’on veut la boire. L’argile graveleuse – je l’ai appris à mes dépens – ne fond guère sur la langue?
La nuit fige tout. La nourriture se transforme en pierre. “Croque-moi, tu y perdras une dent”, dit-elle au réveil. Je ne tiens pas à arborer, comme nombre d’explorateurs, un sourire gâté par un morceau de viande séchée devenu trop dur. En France, le froid invite à se réfugier ; ici, il me pousse à veiller tard et à ouvrir grand les yeux. C’est le froid qui conduit et fait danser les aurores boréales – il électrise la nuit. Le ciel s’enchante de couleurs venues d’ailleurs. Drapés de vert, de pourpre, pleins de mouvance et d’illusions, ondulent avec grâce autour du pôle. En terre d’Ellesmere, on prétend que les loups chantent lorsqu’ils apparaissent.
Au matin du 18 novembre, je marche à l’ombre du glacier d’un pas lourd et lent. Reniflant l’air nettoyé par le froid, je perçois une odeur de terre gelée, de croûte brûlée et de tuf. Les premiers contreforts du Vatnajökull se dressent devant moi.
Un mur immense, une forteresse imprenable : 2 000 mètres verticaux. De glace bleue, de séracs suspendus, d’arêtes qui tailladent la surface comme autant d’éperons noirs pointés vers le sommet. Cette face évoque pour moi le versant Diamir du Nanga Parbat. L’image est brutale : une vision à la Soutine, froide, torse. Le tableau de l’hiver, plein de rigueur et de chaos. Du chaos surgissent quantité de détails qui façonnent l’émotion d’être là, face au spectacle de la nature.
“On a retourné la table géographique”, songé-je.
Dans le désert du Skeiðarársandur, l’horizon plat égare dans des distances trompeuses. Ici, tout se cabre, s’effondre, jaillit sans prévenir. Les glaces suivent un destin, une loi puissante et inexorable qu’aucune malice ne peut distraire. Le sublime côtoie le terrifiant. À midi, le soleil frappe et tout un pan s’écroule. Deux séracs chutent vers 15 heures, un autre vers 16 heures. Les échos de leur chute emplissent le ciel. Après le fracas, les rebonds et l’explosion entre deux arêtes, tout redevient calme comme au premier jour. Une fumée blanche recouvre cette pluie d’horreurs.
Cinq heures plus tard, je remonte l’arête rocheuse de Kristínartindar en direction du nord-est. Le soleil s’enlise, un champ d’étoiles s’élève au-dessus des glaces, les centaines de crevasses en contrebas se mettent à briller. Mine de pierres précieuses. Le ciel plein de galaxies et colonisé par un millier de diamants semble avoir déposé ses trésors sur terre.
Je bivouaque en altitude, à l’abri du vent, sur une dalle rocheuse. Je reste là deux jours, à scruter le glacier, à dévisager les nuages qui pérégrinent au-dessus du dôme, à chercher l’élixir de longue vie dans les plaies des crevasses. Les yeux ne suffisent plus ; ils laissent au cœur le soin d’embrasser le paysage. Je cherche en vain à dépeindre ce que le mot Islande signifie : un lieu de paix où effeuiller le temps et se donner au monde. Sur cette dalle, j’existe sans entrave, tel le gardien de phare qui veille sur l’océan. Je m’assoupis dix fois par jour, je rêve dix fois. Ce promontoire devient un de ces “lieux paradisiaques” décrits par Christian Bobin dans La Nuit du cœur : un lieu où le corps trouve le repos, et l’âme, l’aventure.
Le repos ne dure pas. Un nouveau blizzard venu du nord m’oblige à redescendre. Je renoue avec la caillasse du piémont, le sable carbonisé puis le goudron renégat. Toute l’île est placée en alerte, la route no 1 est coupée, les pierres roulent – mélodie devenue familière. J’arrive à Hof, un ancien village de fermiers bâti au pied du volcan –ræfajökull, le “glacier désolé”. L’église au toit couvert de gazon et le cimetière semé d’herbes folles me protègent du vent. Dans le village (cinquante âmes, à peine), des lumières chaudes tremblent derrière les vitres des maisons. Chacun se prépare : on sort les bougies, les chaussettes en laine et les lourdes couvertures ; autour des tables, de vieilles histoires traversent le temps. Les anciens parlent de la première éruption du volcan, en 1362, et de la débandade qui s’est ensuivie : “Les gens ont fui comme des rats à l’époque.” On raconte aussi la première ascension de l’Eyjafjöll en 1794 par Sveinn Pálsson et celle du plus haut sommet d’Islande – l’imprononçable Hvannadalshnjúkur (2 110 mètres) – en 1891 par la cordée Howell, Jonsson et Thorlaksson. On attend que les plombs sautent comme la semaine précédente et celle d’avant, que les bourrasques folles arrachent ce qu’on a omis d’amarrer, que le pays se calme. »
(p. 207-209)
Une terre de glace en feu (p. 116-118)
Suðurland, se sauver (p. 153-155)
Extrait court