Collection « Sillages »

  • Une famille en chemin
  • Ísland
  • Namaste
  • La 2CV vagabonde
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Le Lot-et-Garonne – Tournon-d’Agenais, km 1 216, 8 juillet ~ Justine :

« Depuis plusieurs jours, à mesure que nous filons plein sud, le chant des cigales s’intensifie. Au sortir de Touzac, leur cymbalisation se fait presque assourdissante, résonnant avec fracas dans le « vide ». Les blés ont été récemment fauchés dans la combe de Bazérac. L’océan d’épis ondulant au gré du vent a cédé la place à un lac mordoré, à une mer d’huile tout étincelante.
« Je note toujours mes impressions sur un carnet, sans quoi j’oublie tout : les discussions en mon for intérieur, celles avec mes clients ou avec les pèlerins qui s’arrêtent chez moi », se lamentait le cafetier ce matin, en nous servant un expresso fumant et en écrivant sur sa main l’heure et le lieu de son prochain rendez-vous médical. Que je le comprends ! Rien ne me semble plus volatil que les idées. Comme elles apparaissant subrepticement dans mon esprit, je m’empresse de sortir mon filet à papillons et de capturer ces créatures volantes avant qu’elles ne s’enfuient définitivement. Il y a belle lurette que je ne fais plus confiance à ma mémoire pour ranger de manière ordonnée le contenu des tiroirs de ma commode interne. Le carnet et la plume sont des béquilles mémorielles desquelles je ne me passe plus, mon journal un aide-mémoire sans lequel j’aurais le sentiment de ne jamais pouvoir revivre quelques-uns des gracieux moments qu’offre la vie, avant qu’elle ne les emporte irrémédiablement avec elle en se consumant.
Nos écrits sont nos archives, nos photographies, nos peintures. Notre remède contre l’oubli. Notre plaisir de partager de nouveau la table d’un hôte. Notre luxe de pouvoir voyager dans le temps et dans l’espace en se délectant ici d’un paysage, là d’une atmosphère. Nos journées sont si intenses depuis que nous sommes partis que l’écriture est un exutoire. Accoucher par écrit est un soulagement physique et mental. Nous vidons la coupe avant qu’elle ne déborde. Ainsi du réceptacle de notre esprit, prêt à accueillir la fraîcheur une fois que les mots sont allés se greffer sur les lignes de nos carnets. Le vide laisse sa place à la disponibilité. Le plein, lui, implore l’ascèse. Chaque jour, le sérieux est de mise dans l’exercice exigeant consistant à noircir une feuille blanche, qu’il s’agit de ne surtout pas saturer.
C’est en voiture que le cafetier se rendra chez son médecin. Plus aucun bus ne dessert Touzac depuis quelques années. Les services publics ont fui les territoires que nous traversons depuis Sedan. Perdus. Jetés aux oubliettes. L’État claque la porte des écoles, des hôpitaux et des maternités, des gendarmeries. Et tant pis pour ceux qui restent. Ils partiront eux aussi, tôt ou tard. Déjà aboulique, notre République acte V deviendrait-elle amnésique ? Pourtant, les anciens ne se sont pas fait faute de bâtir des monuments aux morts par milliers, afin que jamais ne meure le souvenir des héros. Un mémorial s’érige à présent sur le belvédère de Tournon-d’Agenais. La diagonale du vide en est pétrie. Preuve, s’il en fallait, que la France n’est pas qu’une île, pourrait-on rappeler aux Jacobins.
Une fois arrivé au foyer qui héberge des personnes intellectuellement déficientes et qui nous accueillera pour la nuit, Homère sympathise avec trois femmes atteintes de la maladie d’Alzheimer et leur pose question : ces réflexions sont-elles légitimes ou vides de sens ? Elles sont indécises. Toutes les trois croient aux vertus de l’oubli. N’est-ce pas contre-nature de consigner sur des feuillets ce que la mémoire aurait peut-être sciemment écarté ? D’après Céline : « La grande défaite, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont des vaches. » Pourtant, plus les jours passent et plus j’oublie pourquoi nous sommes partis. L’aventure prend toute la place. Ce qui avait amorcé notre départ devient secondaire. Avions-nous véritablement vécu avant le 1er avril 2024, avant Sedan ? Je fronce les sourcils : tout me semble si loin, si vague. Mes déceptions se seraient-elles envolées ? Mes blessures auraient-elles cicatrisé ? Mes souvenirs sont rendus flous par ma mémoire, sélective, qui renvoie déjà ce pan de vie au passé lointain.
L’oubli ne serait-il pas le prélude à la guérison et au pardon ? Homère, une nouvelle fois, pose la question à ses trois copines. Elles demeurent, là encore, indécises. »
(p. 183-185)

Prologue – Sedan, le 31 mars 2024 (p. 13-16)
L’Aube – Amance, km 268, 19 avril ~ Romain (p. 52-54)
Extrait court
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