Collection « Sillages »

  • Une famille en chemin
  • Ísland
  • Namaste
  • La 2CV vagabonde
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Prologue – Sedan, le 31 mars 2024 :

« La pluie s’abat sur Sedan. Cela fait deux jours que Justine et moi arpentons la ville sans que l’ondée n’ait cessé de choir. Nous entrons au Central Bar pour nous abriter. L’énorme poussette dans laquelle est lové notre fils, Homère, se fraie difficilement un chemin entre les chaises de la salle, pleine à craquer en ce dimanche après-midi. Les vieux, accompagnés d’un petit blanc, émergent des tickets de pmu et d’Illiko qui s’entassent sur le zinc avant d’en tomber, comme le ferait une rivière débordant de sa retenue. Les vieilles, elles, sont assises aux tables, regardant du coin de l’œil leur mari entre deux commérages qui leur font se pincer les lèvres, laquées de cosmétique bon marché. À la cuillère, je dessine des cercles dans mon café. Des rondes qui font écho à ces questions tournent en boucle dans mon esprit : « Que faisons-nous là ? », « Dans quoi nous embarquons-nous ? » et, surtout, « Pourquoi ? ». Pourquoi m’a-t-on brutalement licencié ?
Tout allait bien, en ce mois de décembre 2023. Cela faisait sept ans que j’évoluais dans l’entreprise que j’avais rejointe comme apprenti, à la fin de mes études. Du travail, de la loyauté, de la passion et un soupçon de chance avaient permis une progression rapide dans son cursus honorum. J’étais devenu un des plus jeunes représentants commerciaux de la boîte. J’avais la chance d’aimer mon métier, d’éprouver ce sentiment si rare et précieux de ne pas travailler. Je faisais ce que j’aimais, avec celle que j’aimais. Justine avait rejoint le groupe huit mois auparavant. Son intégration y avait été aisée. Plusieurs amis communs composaient les équipes de vente, au sein desquelles régnait une ambiance bienveillante. La hiérarchie semblait avoir confiance en nous. Nous savions la sécurité matérielle à peu près assurée. Jeunes mariés, nous avions foi en l’avenir. Et, le plus important, la grossesse de Justine se passait très bien, approchant lentement mais sûrement de son terme.
Le lundi 11 décembre au matin, je dépose un baiser sur le front de mon épouse et un autre sur son ventre qui abrite notre premier enfant. Comme tous les jours, j’enfourche la selle de mon vélo et pédale à toute vitesse pour rallier le site de l’entreprise. Les vestiaires sont encore vides. Je prends une douche, enfile mon costume et monte au bureau. Les déplacements vers d’autres latitudes rythment mon quotidien de commercial, sans lui laisser le temps de se transformer en routine.
À 14 heures 30, une réunion « se télescope », selon les termes d’usage. J’anticipe un briefing sur la protection de l’information en amont de la mission pour laquelle je partirai le lendemain. Après avoir mis mon ordinateur en veille, je monte quatre à quatre les escaliers qui mènent aux étages supérieurs. Mon chef m’accueille.
—_Comment allez-vous ? lancé-je avec un grand sourire.
—_Ça pourrait aller mieux. Assieds-toi.
Mon sourire disparaît.
—_Romain, on a un problème. On a fait ce qu’on a pu mais la décision vient d’en haut, de plus haut que chez nous. Tes activités s’arrêtent là, c’est fini.
Je ne pipe mot.
—_Les conditions ne sont plus réunies pour que tu continues d’exercer. Il faut que tu nous rendes ton ordinateur et ton mobile professionnels. À partir de maintenant, tu n’as plus accès au site de l’entreprise.
Je l’écoute et signe sans trembler le papier qu’il me tend en ayant pris le temps de le lire. Suis-je avec lui ? Mon corps, oui. L’esprit est ailleurs et me permet de voir la scène à la troisième personne. Mon chef me raccompagne. J’ai quelques minutes pour rassembler mes affaires. Nous voilà dans l’ascenseur. « On misait sur toi, Romain ! » lance-t-il. Je ne trouve qu’à répondre : « Le destin quand même, c’est fou. » Il a dû me prendre pour un aliéné. Sept ans de dévouement écrasés en trente minutes par une décision tombée « d’en haut ». Sans autre forme d’explication.
Je repasse aux vestiaires, me change, enfourche mon vélo et rentre à la maison retrouver Justine. Elle n’y croit pas. Puis ses yeux verts se troublent. Elle s’approche. Je l’enlace. Mes bras se croisent sur ses longs cheveux châtains qui descendent jusqu’en dessous de ses reins. Mes entrailles sont traversées de la sensation si particulière que provoque une chute. Tout se dérobe. Nos projections volent en éclats. J’ai envie de crier, de hurler à l’injustice. J’en veux à je-ne-sais-qui de gâcher ainsi tant d’énergie, de travail, de patience. Je lui en veux surtout d’asséner un coup si rude à notre couple, à Justine, à la toute veille de son accouchement, de pulvériser la sécurité matérielle que je pensais avoir acquise pour elle et notre enfant. Mais rien ne sort. Ma colonne vertébrale est assiégée, frappée par des béliers, minée par des sapes qui voudraient la faire céder. Ainsi de l’esprit, changé en citadelle dans laquelle des « raz-de-pensées » voudraient s’engouffrer : le bébé, le crédit, l’avenir, le comment, le pourquoi. Pourquoi une telle décision, si soudaine ? Prise par qui ? Sur quels fondements ? Suis-je responsable de ce qui m’arrive ? Et puis Justine ! Nous travaillions ensemble et nous sommes mariés. Est-elle sur un siège éjectable ? Je ne sais pas, je ne comprends pas. J’ai l’impression d’être emporté dans un siphon.
Je reste pourtant profondément détaché de la situation. Si rien ne sort, rien n’entre non plus. Camus avait raison d’écrire qu’« un homme, ça s’empêche ». Ça encaisse aussi, sans ciller. Les poilus et Marc Aurèle : les modèles qui bercent mes songes depuis l’enfance et les penseurs qui nourrissent mes réflexions sont là pour monter au créneau, pour empêcher l’effondrement, en attendant les renforts. Mais rien ne vient. Où sont passés la « bienveillance » et le « management humain » ? Où sont les collègues ? Les marques de soutien se comptent sur les doigts d’une main. Certains pourtant, étaient plus que des « collaborateurs ». Certains étaient des proches, certains étaient nos amis. Ils étaient même là, avec nous, il y a quelques semaines, à fêter notre union. Et maintenant ? Le vide. « Tout cela pose trop de questions, je te demande de ne plus me contacter », m’écrit notre témoin de mariage, ce vieux copain avec qui j’ai partagé en dix ans les bancs de Sciences Po Aix, les terrains de rugby et les bureaux desquels je viens d’être congédié. Je tombe des nues. Mais de quoi parle-t-il ? Est-il au courant de quelque chose ? D’où vient cet air de suspicion ? Mille et une interrogations accompagnent les cent pas dans l’appartement. Adieu la vie trépidante, les avions, les taxis, les déplacements. Hier, l’agenda était rempli. Aujourd’hui, il est vide. Je tente de trouver la faute que j’aurais commise, le piège dans lequel je serais tombé. Je crois encore à une mauvaise blague. J’attends le courriel, l’appel, la lettre, le papier sur lequel je pourrais lire : « C’était un test et vous l’avez passé haut la main, bravo, reprenez le chemin du boulot dès demain. » Mais rien ne vient. »
(p. 13-16)

L’Aube – Amance, km 268, 19 avril ~ Romain (p. 52-54)
Le Lot-et-Garonne – Tournon-d’Agenais, km 1 216, 8 juillet ~ Justine (p. 183-185)
Extrait court
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