Coup de vent nocturne :
« Alors que le jour pâlit, le vent, lui, ne cède pas. À la barre intérieure, j’aide Saturnin à franchir les vagues les plus difficiles. Il me semblerait logique que la tempête s’essouffle avec la tombée du jour. J’ai tellement sommeil ! Mais la mer n’a que faire de mes désirs et de mes souffrances. La luminosité des déferlantes s’élève haut dans le ciel, lançant un défi aux étoiles pâlottes. Participant au ballet des fantômes, les nuages roulent dans un ciel d’encre.
Mes yeux se ferment, mes muscles se crispent. Qu’est-ce que j’ai sommeil ! Depuis combien de temps n’ai-je pas vraiment dormi ? Dormi sans avoir à sortir sur le pont pour une manœuvre, sans rester inconsciemment attentif aux signes du changement de temps ? Je regarde sans cesse en arrière pour évaluer la taille des vagues qui nous rattrapent afin de les négocier au mieux. Souvent, incapable de discerner les courbes ennemies, je laisse mon fidèle voilier parer lui-même les assauts. Barrant l’horizon, un nuage approche, s’élève à une vitesse impressionnante, et soudain masque les étoiles. La poupe se soulève et n’en finit pas de monter. Car il ne s’agit pas d’un nuage, mais d’une houle monstrueuse, aux lignes si pure qu’aucun détail, écume ou crête secondaire, n’a pu me révéler son attaque.
Vertige. Fatigue. Yeux qui brûlent. Pourtant il faut barrer, négocier, redresser. Je pique du nez ; je réalise un laçage entre deux mains courantes afin de ne pas tomber en avant. S’attacher au siège de veille : je n’en étais jamais arrivé à cette extrémité. Lorsque le combat ne suffit plus à me tenir éveillé, je chante, me donne des claques. Des claques qui font mal, me brûlent les joues. Ou bien je compte en hurlant.
La peur, la peur à l’état pur.
L’espoir du sommeil et d’une couchette accueillante s’est envolé. Il n’y aura pas de futur. La peur me vide les veines. Là, juste derrière moi, un mur sombre se dresse, frangé par la phosphorescence du déferlement. Le monstre liquide aux dents brillantes se rapproche, domine Saturnin ; il va m’engloutir. Je suis si horrifié que l’angoisse qui m’étreint semble durer une éternité. Des flashes fulgurants transpercent mon cerveau, des images de désastre, d’épave rouge flottant sur la mer. La probabilité d’une telle vague, mur vertical qui déferle sur plusieurs mètres, une dizaine peut-être, est faible mais elle existe. Je vois Saturnin balayé, détruit, broyé. À quoi bon une coque d’acier devant autant de violence ?
Comment ai-je le temps de penser à tout cela ? Mes dernières secondes s’écoulent au ralenti, interminables, incompréhensibles. J’ai les yeux rivés sur la mort qui me poursuit, et mon cœur se soulève d’horreur. Alors je ris, un rire nerveux devant tant d’absurdité. Ce n’est pas une vague qui me domine, mais un nuage. Un nuage ! Je ris nerveusement, tremblant encore, car mon effroi imaginaire me rappelle que de telles lames existent dans ces parages.
Minute après minute, vague après vague, heure après heure, la nuit s’écoule. L’aube dévoile un spectacle hallucinant. Ce ne sont plus des collines mais des montagnes liquides qui se lèvent autour de moi. Du fond des creux, la fluidité mouvante domine alentour. L’écume renaissant sans cesse zèbre la profondeur de la mer de longues traînées d’argent. Lorsque le vent cède un peu, je renvoie la trinquette arisée. La vitesse augmente et le roulis est moins violent. Les déferlantes s’espacent et je grappille quelques heures de sommeil. Au soir, le baromètre descend à nouveau. Une jeune houle de nord-ouest croise la mer existante et la pluie martèle le pont. Saturnin trottine sous voilure réduite, tourmentin et trinquette au ris. Même le troisième ris de la grand-voile serait de trop. Les vagues fabriquent de formidables paquets d’écume qui courent le long de la carène mais ne présentent pas un gros danger. Allongé sur le matelas, j’écoute les bruits de la tempête, bondissant de temps à autre sur la roue pour corriger le cap. »
Robinson de Trindade ? (p. 58-59)
Avec les pétrels (p. 88-90)
Extrait court
« Alors que le jour pâlit, le vent, lui, ne cède pas. À la barre intérieure, j’aide Saturnin à franchir les vagues les plus difficiles. Il me semblerait logique que la tempête s’essouffle avec la tombée du jour. J’ai tellement sommeil ! Mais la mer n’a que faire de mes désirs et de mes souffrances. La luminosité des déferlantes s’élève haut dans le ciel, lançant un défi aux étoiles pâlottes. Participant au ballet des fantômes, les nuages roulent dans un ciel d’encre.
Mes yeux se ferment, mes muscles se crispent. Qu’est-ce que j’ai sommeil ! Depuis combien de temps n’ai-je pas vraiment dormi ? Dormi sans avoir à sortir sur le pont pour une manœuvre, sans rester inconsciemment attentif aux signes du changement de temps ? Je regarde sans cesse en arrière pour évaluer la taille des vagues qui nous rattrapent afin de les négocier au mieux. Souvent, incapable de discerner les courbes ennemies, je laisse mon fidèle voilier parer lui-même les assauts. Barrant l’horizon, un nuage approche, s’élève à une vitesse impressionnante, et soudain masque les étoiles. La poupe se soulève et n’en finit pas de monter. Car il ne s’agit pas d’un nuage, mais d’une houle monstrueuse, aux lignes si pure qu’aucun détail, écume ou crête secondaire, n’a pu me révéler son attaque.
Vertige. Fatigue. Yeux qui brûlent. Pourtant il faut barrer, négocier, redresser. Je pique du nez ; je réalise un laçage entre deux mains courantes afin de ne pas tomber en avant. S’attacher au siège de veille : je n’en étais jamais arrivé à cette extrémité. Lorsque le combat ne suffit plus à me tenir éveillé, je chante, me donne des claques. Des claques qui font mal, me brûlent les joues. Ou bien je compte en hurlant.
La peur, la peur à l’état pur.
L’espoir du sommeil et d’une couchette accueillante s’est envolé. Il n’y aura pas de futur. La peur me vide les veines. Là, juste derrière moi, un mur sombre se dresse, frangé par la phosphorescence du déferlement. Le monstre liquide aux dents brillantes se rapproche, domine Saturnin ; il va m’engloutir. Je suis si horrifié que l’angoisse qui m’étreint semble durer une éternité. Des flashes fulgurants transpercent mon cerveau, des images de désastre, d’épave rouge flottant sur la mer. La probabilité d’une telle vague, mur vertical qui déferle sur plusieurs mètres, une dizaine peut-être, est faible mais elle existe. Je vois Saturnin balayé, détruit, broyé. À quoi bon une coque d’acier devant autant de violence ?
Comment ai-je le temps de penser à tout cela ? Mes dernières secondes s’écoulent au ralenti, interminables, incompréhensibles. J’ai les yeux rivés sur la mort qui me poursuit, et mon cœur se soulève d’horreur. Alors je ris, un rire nerveux devant tant d’absurdité. Ce n’est pas une vague qui me domine, mais un nuage. Un nuage ! Je ris nerveusement, tremblant encore, car mon effroi imaginaire me rappelle que de telles lames existent dans ces parages.
Minute après minute, vague après vague, heure après heure, la nuit s’écoule. L’aube dévoile un spectacle hallucinant. Ce ne sont plus des collines mais des montagnes liquides qui se lèvent autour de moi. Du fond des creux, la fluidité mouvante domine alentour. L’écume renaissant sans cesse zèbre la profondeur de la mer de longues traînées d’argent. Lorsque le vent cède un peu, je renvoie la trinquette arisée. La vitesse augmente et le roulis est moins violent. Les déferlantes s’espacent et je grappille quelques heures de sommeil. Au soir, le baromètre descend à nouveau. Une jeune houle de nord-ouest croise la mer existante et la pluie martèle le pont. Saturnin trottine sous voilure réduite, tourmentin et trinquette au ris. Même le troisième ris de la grand-voile serait de trop. Les vagues fabriquent de formidables paquets d’écume qui courent le long de la carène mais ne présentent pas un gros danger. Allongé sur le matelas, j’écoute les bruits de la tempête, bondissant de temps à autre sur la roue pour corriger le cap. »
(p. 135-137)
Robinson de Trindade ? (p. 58-59)
Avec les pétrels (p. 88-90)
Extrait court