Printemps tardif sur la Nechako :
« Attendre que la glace fonde ? Mais combien de temps ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Hier, je m’y étais résigné. Mais après une nuit de sommeil réparateur, je bouillonne déjà d’énergie. Attendre pendant un laps de temps bien défini, passe encore. Mais attendre sans savoir combien de temps la situation va durer, ça non ! Mieux vaut avancer à la vitesse d’une tortue que pas du tout. J’entasse donc mes affaires dans le kayak, rattache les raquettes improvisées à mes pieds et pars en suivant la berge enneigée en traînant mon bateau au bout d’une longue corde, lui permettant de rester sur la glace pourrie du réservoir.
Ma progression est excessivement lente. Des amas de branches et de troncs d’arbres morts s’amoncellent au long du rivage. Recouverts par la neige, ils créent de grosses poches d’air que l’on peut rarement deviner à partir de la surface. Souvent, sans aucun avertissement, je m’enfonce jusqu’à la taille dans ces trous de neige et de branches entremêlées. C’est toujours un tour de force de s’en extraire. Malgré les obstacles, je réussis à franchir un premier kilomètre. L’ennui, c’est que peu de temps après, les berges jonchées de débris laissent la place à des falaises qui tombent directement dans le réservoir semi-gelé. Refusant de capituler, je troque la raquette pour l’escalade. Je parviens à faire quelques traverses, traînant toujours mon kayak derrière moi sur la glace. Mais plus ça va, plus je dois monter haut pour éviter les plaques de neige et de glace, et la corde devient vite trop courte. Je songe un instant à passer par la forêt avec le kayak sur le dos, mais dense comme elle est, j’abandonne cette idée avant même de l’avoir essayée. Cette fois, je dois admettre que je suis vraiment coincé ! Impossible de marcher sur la glace. Impossible de faire du kayak. Impossible de marcher le long de la berge. Impossible de passer par la forêt. Retour au point de départ : il ne me reste plus qu’à trouver un endroit assez plat pour y monter ma tente et qu’à attendre que le réservoir dégèle. Alors que je suis assis sur une petite corniche en haut d’une falaise afin de digérer un peu ma frustration, mes yeux remarquent soudain une fine bande foncée à l’horizon. Elle marque une séparation distincte entre la couleur grisâtre du réservoir et le blanc presque immaculé de la berge juste au-dessus. La neige aurait-elle fondu le long du réservoir ? Intrigué, je sors ma longue-vue compacte pour y voir davantage. Non : le rivage semble bel et bien couvert de neige comme partout ailleurs. Mais la bande foncée est très clairement là, entre la grève et la glace pourrie. Ce n’est pas le cas partout : absente le long de la berge directement à ma droite, elle apparaît seulement à plusieurs kilomètres. Croyant à un mirage, je ne m’en préoccupe plus trop, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la bande foncée me donne une impression de mouvement. Ça alors ! Reprenant ma longue-vue et me mettant debout, je scrute avec une attention soutenue l’endroit en question. C’est là que je devine enfin que la fameuse bande foncée, c’est de l’eau ! Et le mouvement, ce sont des vagues ! Hourra ! De l’eau ! Enfin de l’eau !
Heureusement que ces falaises étaient sur mon chemin ! Sinon, je ne serais jamais monté assez haut pour voir aussi loin. M’élevant encore, j’évalue la situation. Ce n’est qu’ici, à l’extrême ouest de ce réservoir plutôt filiforme, qu’il semble encore y avoir de la glace. Plus loin, la voie paraît libre. Cependant, tout le reste n’a pas changé : la rive est toujours aussi escarpée, la glace toujours aussi pourrie et la forêt toujours aussi dense. Mais comme j’ai maintenant bon espoir de pouvoir remettre mon kayak à l’eau d’ici quelques kilomètres, je suis prêt à tout. Je ne peux ni marcher, ni faire du kayak, mais qu’est-ce qui m’empêche de combiner les deux ? Un pied dans le bateau et l’autre poussant sur la glace, j’invente la trottinette sur gadoue ? Tranquillement, je m’éloigne vers le large. Mais ce nouveau sport ne fait pas long feu : enthousiasmé par ma découverte, je finis par donner un coup un peu trop vigoureux et mon pied passe à travers la fine couche de glace molle. Complètement déséquilibré, c’est de justesse que je parviens à éviter la baignade.
Cherchant une position plus stable, j’essaie alors de m’asseoir dans le kayak et de me propulser avec les mains en perçant la glace molle pour me faire des prises. Mais comme je n’ai qu’une paire de gants minces avec moi, j’ai vite les doigts gelés et écorchés par la glace. Il n’empêche que ce nouveau genre de trottinette fonctionne assez bien. Cherchant autre chose pour me protéger les mains, je me résigne alors à mouiller mes deux seules paires de bonnes chaussettes de laine. Enfilées l’une par-dessus l’autre, elles font toute la différence. Ma préhension est un peu limitée, mais pour faire des trous dans la glace et se tirer dessus, c’est amplement suffisant. J’établis assez vite une routine. Quarante propulsions avec les bras, suivies d’une pause d’au moins une minute pour me reposer et me dégeler un peu les mains. Je continue à avancer ainsi pendant près d’une heure, mais c’est à peine si j’ai l’impression d’avoir bougé. En position assise, cette espèce de reptation est très douloureuse pour les abdominaux.
Je pense alors à utiliser ma pagaie, démontée en deux sections, pour me propulser. C’est un soulagement pour les abdominaux et les mains. Malheureusement, après un certain temps, je prends conscience que sous l’action abrasive de la glace, les minces pales en fibre de carbone de ma pagaie s’usent à vue d’œil. Je reviens donc à la propulsion à bras, mais cette fois en me mettant à genoux. Voilà la solution ! Mes mouvements sont moins limités et font moins souffrir mes muscles. Je peux avoir des prises loin devant moi en perçant la glace à la main et me tirer vigoureusement sur une bonne distance. Ce n’est cependant qu’après quatre heures de cet exercice répétitif et laborieux que j’arrive à rejoindre la limite de la glace. Graduellement, le kayak s’enfonce enfin dans l’eau. Je me faufile alors à travers les dernières plaques. Les premiers coups de pagaie sont fantastiques. Après ce que j’ai eu à endurer, j’ai l’impression de planer sans effort dans le vide. Et puis tout est si paisible ! Fini le frottement raboteux et agressif de la glace contre la coque du bateau ! Vivent le doux clapotis des vagues et la fluidité du mouvement sur l’eau ! Transporté par le pur plaisir de pagayer, je ne ressens plus de douleur dans les bras et les abdominaux. Le reste de la journée se passe comme dans un rêve. Sans avoir l’impression de faire le moindre effort, je parcours 28 kilomètres avant la tombée de la nuit. »
Les lacs ventés du Manitoba (p. 130-132)
Ultime effort pour L’Anse aux Meadows (p. 285-288)
Extrait court
« Attendre que la glace fonde ? Mais combien de temps ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Hier, je m’y étais résigné. Mais après une nuit de sommeil réparateur, je bouillonne déjà d’énergie. Attendre pendant un laps de temps bien défini, passe encore. Mais attendre sans savoir combien de temps la situation va durer, ça non ! Mieux vaut avancer à la vitesse d’une tortue que pas du tout. J’entasse donc mes affaires dans le kayak, rattache les raquettes improvisées à mes pieds et pars en suivant la berge enneigée en traînant mon bateau au bout d’une longue corde, lui permettant de rester sur la glace pourrie du réservoir.
Ma progression est excessivement lente. Des amas de branches et de troncs d’arbres morts s’amoncellent au long du rivage. Recouverts par la neige, ils créent de grosses poches d’air que l’on peut rarement deviner à partir de la surface. Souvent, sans aucun avertissement, je m’enfonce jusqu’à la taille dans ces trous de neige et de branches entremêlées. C’est toujours un tour de force de s’en extraire. Malgré les obstacles, je réussis à franchir un premier kilomètre. L’ennui, c’est que peu de temps après, les berges jonchées de débris laissent la place à des falaises qui tombent directement dans le réservoir semi-gelé. Refusant de capituler, je troque la raquette pour l’escalade. Je parviens à faire quelques traverses, traînant toujours mon kayak derrière moi sur la glace. Mais plus ça va, plus je dois monter haut pour éviter les plaques de neige et de glace, et la corde devient vite trop courte. Je songe un instant à passer par la forêt avec le kayak sur le dos, mais dense comme elle est, j’abandonne cette idée avant même de l’avoir essayée. Cette fois, je dois admettre que je suis vraiment coincé ! Impossible de marcher sur la glace. Impossible de faire du kayak. Impossible de marcher le long de la berge. Impossible de passer par la forêt. Retour au point de départ : il ne me reste plus qu’à trouver un endroit assez plat pour y monter ma tente et qu’à attendre que le réservoir dégèle. Alors que je suis assis sur une petite corniche en haut d’une falaise afin de digérer un peu ma frustration, mes yeux remarquent soudain une fine bande foncée à l’horizon. Elle marque une séparation distincte entre la couleur grisâtre du réservoir et le blanc presque immaculé de la berge juste au-dessus. La neige aurait-elle fondu le long du réservoir ? Intrigué, je sors ma longue-vue compacte pour y voir davantage. Non : le rivage semble bel et bien couvert de neige comme partout ailleurs. Mais la bande foncée est très clairement là, entre la grève et la glace pourrie. Ce n’est pas le cas partout : absente le long de la berge directement à ma droite, elle apparaît seulement à plusieurs kilomètres. Croyant à un mirage, je ne m’en préoccupe plus trop, jusqu’à ce que, tout d’un coup, la bande foncée me donne une impression de mouvement. Ça alors ! Reprenant ma longue-vue et me mettant debout, je scrute avec une attention soutenue l’endroit en question. C’est là que je devine enfin que la fameuse bande foncée, c’est de l’eau ! Et le mouvement, ce sont des vagues ! Hourra ! De l’eau ! Enfin de l’eau !
Heureusement que ces falaises étaient sur mon chemin ! Sinon, je ne serais jamais monté assez haut pour voir aussi loin. M’élevant encore, j’évalue la situation. Ce n’est qu’ici, à l’extrême ouest de ce réservoir plutôt filiforme, qu’il semble encore y avoir de la glace. Plus loin, la voie paraît libre. Cependant, tout le reste n’a pas changé : la rive est toujours aussi escarpée, la glace toujours aussi pourrie et la forêt toujours aussi dense. Mais comme j’ai maintenant bon espoir de pouvoir remettre mon kayak à l’eau d’ici quelques kilomètres, je suis prêt à tout. Je ne peux ni marcher, ni faire du kayak, mais qu’est-ce qui m’empêche de combiner les deux ? Un pied dans le bateau et l’autre poussant sur la glace, j’invente la trottinette sur gadoue ? Tranquillement, je m’éloigne vers le large. Mais ce nouveau sport ne fait pas long feu : enthousiasmé par ma découverte, je finis par donner un coup un peu trop vigoureux et mon pied passe à travers la fine couche de glace molle. Complètement déséquilibré, c’est de justesse que je parviens à éviter la baignade.
Cherchant une position plus stable, j’essaie alors de m’asseoir dans le kayak et de me propulser avec les mains en perçant la glace molle pour me faire des prises. Mais comme je n’ai qu’une paire de gants minces avec moi, j’ai vite les doigts gelés et écorchés par la glace. Il n’empêche que ce nouveau genre de trottinette fonctionne assez bien. Cherchant autre chose pour me protéger les mains, je me résigne alors à mouiller mes deux seules paires de bonnes chaussettes de laine. Enfilées l’une par-dessus l’autre, elles font toute la différence. Ma préhension est un peu limitée, mais pour faire des trous dans la glace et se tirer dessus, c’est amplement suffisant. J’établis assez vite une routine. Quarante propulsions avec les bras, suivies d’une pause d’au moins une minute pour me reposer et me dégeler un peu les mains. Je continue à avancer ainsi pendant près d’une heure, mais c’est à peine si j’ai l’impression d’avoir bougé. En position assise, cette espèce de reptation est très douloureuse pour les abdominaux.
Je pense alors à utiliser ma pagaie, démontée en deux sections, pour me propulser. C’est un soulagement pour les abdominaux et les mains. Malheureusement, après un certain temps, je prends conscience que sous l’action abrasive de la glace, les minces pales en fibre de carbone de ma pagaie s’usent à vue d’œil. Je reviens donc à la propulsion à bras, mais cette fois en me mettant à genoux. Voilà la solution ! Mes mouvements sont moins limités et font moins souffrir mes muscles. Je peux avoir des prises loin devant moi en perçant la glace à la main et me tirer vigoureusement sur une bonne distance. Ce n’est cependant qu’après quatre heures de cet exercice répétitif et laborieux que j’arrive à rejoindre la limite de la glace. Graduellement, le kayak s’enfonce enfin dans l’eau. Je me faufile alors à travers les dernières plaques. Les premiers coups de pagaie sont fantastiques. Après ce que j’ai eu à endurer, j’ai l’impression de planer sans effort dans le vide. Et puis tout est si paisible ! Fini le frottement raboteux et agressif de la glace contre la coque du bateau ! Vivent le doux clapotis des vagues et la fluidité du mouvement sur l’eau ! Transporté par le pur plaisir de pagayer, je ne ressens plus de douleur dans les bras et les abdominaux. Le reste de la journée se passe comme dans un rêve. Sans avoir l’impression de faire le moindre effort, je parcours 28 kilomètres avant la tombée de la nuit. »
(p. 32-35)
Les lacs ventés du Manitoba (p. 130-132)
Ultime effort pour L’Anse aux Meadows (p. 285-288)
Extrait court