Un bouzkachi en guise d’adieux :
« Kaboul et l’Afghanistan font l’objet d’une étonnante séduction, qui ne s’est jamais émoussée au fil du temps. Au XVIe siècle, l’empereur de la dynastie moghole Bâbur fit de Kaboul sa capitale et, quand il partit pour l’Inde, il regretta à jamais les charmes de cette antique cité. Les hippies des années 1970 en route pour Katmandou en firent une escale dans leur quête orientale. On y croisait à cette époque des utopistes et des penseurs, vêtus à l’afghane, qui refaisaient le monde assis en rond sur des tapis, en buvant du thé et en écoutant les derniers tubes londoniens. Puis vinrent les années noires : vingt ans de guerre rongèrent le pays. Kaboul devint un cauchemar. En 2001, l’Afghanistan se libérait du joug taliban et Kaboul renaissait. Les cerfs-volants se sont remis à voler et la musique à résonner. Tous les espoirs étaient permis. L’avenir était à construire. L’argent arrivait en pagaille. Kaboul entra en pleine effervescence. La fascination exercée par l’Afghanistan fit venir travailleurs internationaux, humanitaires, journalistes, hommes d’affaires, idéalistes et passionnés, tous rêvant aux paysages sublimes de l’Afghanistan et à ses hommes aux gueules de héros sortis d’un monde plus grand que nature. La vie y était trépidante. Tout le monde y croyait et tout allait vite. Mais depuis 2007, le désenchantement s’est emparé des Kaboulis. Chacun doute. Où va l’Afghanistan ? Les attentats, les enlèvements, l’insécurité, les rumeurs concernant le retour des islamistes provoquent l’inquiétude. Jusqu’à quand Kaboul sera-t-il tenu ? Les talibans sont aux portes de la ville, y murmure-t-on maintenant.
C’est le roi Zaher Shah, qui vivait dans le palais de Darulaman aujourd’hui partiellement détruit, dans les quartiers ouest, qui lança, pour unir le peuple afghan, la tradition du bouzkachi. Le jeu se tint pendant des années à Kaboul à la mi-octobre. Mais le dernier roi d’Afghanistan est mort en juillet 2007. Cette année, le “bouzkachi du roi” n’aura donc pas lieu. Dans quelques jours se tient néanmoins le premier jeu de la saison. Au stade de Ghazni, l’équipe de Kaboul s’entraîne depuis des semaines, attendant patiemment le début des parties. La chaleur écrasante de l’été a laissé place aux premières fraîcheurs de l’automne. Les chevaux trépignent de nervosité et d’énergie. Et les tchopendoz n’attendent qu’une chose : entrer dans l’arène et s’affronter des heures durant pour décrocher les honneurs.
Le 2 novembre, jour de l’ouverture, des dizaines de cavaliers se rassemblent sur un terrain vague aux portes de Kaboul. Le veau que Louis a acheté a été décapité. Il pèse près de 50 kilos. Un vieil homme monté sur un cheval alezan appelle les concurrents de sa voix cassée : “Tchopendoz ha’hala. Tchopendoz ha’hala.”
Le jeu débute. Le veau sans tête est déposé au centre d’un cercle tracé en blanc sur la terre. Une quarantaine de cavaliers se regroupent. Au signal de l’arbitre, les cavaliers fondent sur la dépouille. Bientôt, les tchopendoz hurlent et les chevaux se percutent avec violence. Une mêlée se forme. Les chevaux poussent, mordent, hennissent. L’ardeur des étalons est décuplée par l’excitation. Certains se cabrent pour créer des brèches, pendant que d’autres s’y engouffrent pour se rapprocher du veau. Les cavaliers s’égosillent de fougue et de rage. Les fouets s’abattent sur les croupes, les encolures, les adversaires. La mêlée se mue en une tornade de rugissements, de poussière, de sueur et de sang. Comme tous les tchopendoz, Louis a revêtu une tunique en toile épaisse, a chaussé de lourdes bottes en cuir et enfoncé une toque en fourrure sur sa tête. Certains ont remplacé la toque par un casque de tankiste. Depuis trois ans, Louis dispute les matchs dans l’équipe de Kaboul. Sur son étalon cerise, il entre en force dans la mêlée, se bat, plonge vers le veau et tente de saisir l’animal. Mais la lutte est âpre, désordonnée et brutale. Un concurrent parvient à saisir la patte du veau puis, sans le remonter, précipite son cheval à l’extérieur de la mêlée, traînant le corps au sol. Son étalon se fraie un chemin en repoussant ses adversaires avec force. Rien ne semble pouvoir freiner la course de sa monture. Le cavalier hisse le veau et le coince sous sa cuisse. Il est lancé au galop, poursuivi par une dizaine de tchopendoz. Il doit atteindre le fanion disposé à l’opposé du cercle de justice, en faire le tour puis revenir déposer la carcasse dans le cercle initial. Celui qui marquera le point remportera la prime de 100 dollars. Dès qu’il a passé le fanion, des cavaliers se ruent sur lui avec toujours plus d’acharnement, l’encerclent et le bloquent. Lancé à pleine vitesse, il parvient à s’arracher encore à l’emprise de ses adversaires. Il galope à bride abattue. Je le prends de côté avec Musicien des steppes. Nos trajectoires se croisent. Les deux chevaux se heurtent violemment, à pleine vitesse. Son cheval puissant, emporté par son élan, a à peine dévié de sa trajectoire. Déjà, d’autres cavaliers l’encerclent. La cravache coincée entre les dents, les tchopendoz essaient d’attraper une patte, la queue, un bout du veau, à l’aide duquel ils pourront tirer pour s’emparer de l’animal. Et la mêlée reprend. Celui qui attrapera la proie n’aura plus que quelques mètres à faire pour rejoindre le cercle de justice et y jeter le veau sans tête. La lutte dure, redoublant de férocité. La victoire n’est pas loin.
Le jeu se poursuit ainsi pendant plus de deux heures, seulement entrecoupé de quelques courtes pauses. Des centaines d’hommes regardent le spectacle avec passion. Chevaux et cavaliers s’essoufflent. Les visages sont accablés de fatigue. Un trou se forme dans la mêlée et Louis me lance : “Vas-y ! Fonce !” Je me fraie un chemin, m’arrête au-dessus du corps inerte et me penche pour l’attraper. Le répit est bref. La mêlée se referme déjà, les chevaux poussent, viennent au contact. L’échauffourée reprend. Les tchopendoz fouettent violemment de tous côtés. Dans la furie générale, je prends un coup de pied au nez. Je m’écarte pour ne pas être réduit en charpie. Impossible de contrer de tels adversaires.
Sur la colline aux cerfs-volants, nous embrassons Kaboul du regard. Charlotte et Hélène, deux cavalières que la cause afghane a attirées dans la poudrière, m’accompagnent. Tsigane, Musicien des steppes et Jehran Cashqua sont là. Des dizaines de cerfs-volants tournoient dans le ciel. Ma chevauchée prend fin. Mes chevaux rejoignent ceux de Rahili, un tchopendoz de Kaboul. Ému, j’échange avec eux un dernier regard. Tsigane hennit doucement. A-t-il senti lui aussi que plus rien désormais ne sera comme ces longs mois vécus ensemble ? J’en suis convaincu. Une nouvelle vie nous attend. Demain je rentre en France.
Rasta nabashi, “Ne sois jamais fatigué” ! La terre offre de bien beaux terrains d’aventure. »
En vue des Tian Shan (p. 179-181)
Dans la solitude du Pamir (p. 267-269)
Extrait court
« Kaboul et l’Afghanistan font l’objet d’une étonnante séduction, qui ne s’est jamais émoussée au fil du temps. Au XVIe siècle, l’empereur de la dynastie moghole Bâbur fit de Kaboul sa capitale et, quand il partit pour l’Inde, il regretta à jamais les charmes de cette antique cité. Les hippies des années 1970 en route pour Katmandou en firent une escale dans leur quête orientale. On y croisait à cette époque des utopistes et des penseurs, vêtus à l’afghane, qui refaisaient le monde assis en rond sur des tapis, en buvant du thé et en écoutant les derniers tubes londoniens. Puis vinrent les années noires : vingt ans de guerre rongèrent le pays. Kaboul devint un cauchemar. En 2001, l’Afghanistan se libérait du joug taliban et Kaboul renaissait. Les cerfs-volants se sont remis à voler et la musique à résonner. Tous les espoirs étaient permis. L’avenir était à construire. L’argent arrivait en pagaille. Kaboul entra en pleine effervescence. La fascination exercée par l’Afghanistan fit venir travailleurs internationaux, humanitaires, journalistes, hommes d’affaires, idéalistes et passionnés, tous rêvant aux paysages sublimes de l’Afghanistan et à ses hommes aux gueules de héros sortis d’un monde plus grand que nature. La vie y était trépidante. Tout le monde y croyait et tout allait vite. Mais depuis 2007, le désenchantement s’est emparé des Kaboulis. Chacun doute. Où va l’Afghanistan ? Les attentats, les enlèvements, l’insécurité, les rumeurs concernant le retour des islamistes provoquent l’inquiétude. Jusqu’à quand Kaboul sera-t-il tenu ? Les talibans sont aux portes de la ville, y murmure-t-on maintenant.
C’est le roi Zaher Shah, qui vivait dans le palais de Darulaman aujourd’hui partiellement détruit, dans les quartiers ouest, qui lança, pour unir le peuple afghan, la tradition du bouzkachi. Le jeu se tint pendant des années à Kaboul à la mi-octobre. Mais le dernier roi d’Afghanistan est mort en juillet 2007. Cette année, le “bouzkachi du roi” n’aura donc pas lieu. Dans quelques jours se tient néanmoins le premier jeu de la saison. Au stade de Ghazni, l’équipe de Kaboul s’entraîne depuis des semaines, attendant patiemment le début des parties. La chaleur écrasante de l’été a laissé place aux premières fraîcheurs de l’automne. Les chevaux trépignent de nervosité et d’énergie. Et les tchopendoz n’attendent qu’une chose : entrer dans l’arène et s’affronter des heures durant pour décrocher les honneurs.
Le 2 novembre, jour de l’ouverture, des dizaines de cavaliers se rassemblent sur un terrain vague aux portes de Kaboul. Le veau que Louis a acheté a été décapité. Il pèse près de 50 kilos. Un vieil homme monté sur un cheval alezan appelle les concurrents de sa voix cassée : “Tchopendoz ha’hala. Tchopendoz ha’hala.”
Le jeu débute. Le veau sans tête est déposé au centre d’un cercle tracé en blanc sur la terre. Une quarantaine de cavaliers se regroupent. Au signal de l’arbitre, les cavaliers fondent sur la dépouille. Bientôt, les tchopendoz hurlent et les chevaux se percutent avec violence. Une mêlée se forme. Les chevaux poussent, mordent, hennissent. L’ardeur des étalons est décuplée par l’excitation. Certains se cabrent pour créer des brèches, pendant que d’autres s’y engouffrent pour se rapprocher du veau. Les cavaliers s’égosillent de fougue et de rage. Les fouets s’abattent sur les croupes, les encolures, les adversaires. La mêlée se mue en une tornade de rugissements, de poussière, de sueur et de sang. Comme tous les tchopendoz, Louis a revêtu une tunique en toile épaisse, a chaussé de lourdes bottes en cuir et enfoncé une toque en fourrure sur sa tête. Certains ont remplacé la toque par un casque de tankiste. Depuis trois ans, Louis dispute les matchs dans l’équipe de Kaboul. Sur son étalon cerise, il entre en force dans la mêlée, se bat, plonge vers le veau et tente de saisir l’animal. Mais la lutte est âpre, désordonnée et brutale. Un concurrent parvient à saisir la patte du veau puis, sans le remonter, précipite son cheval à l’extérieur de la mêlée, traînant le corps au sol. Son étalon se fraie un chemin en repoussant ses adversaires avec force. Rien ne semble pouvoir freiner la course de sa monture. Le cavalier hisse le veau et le coince sous sa cuisse. Il est lancé au galop, poursuivi par une dizaine de tchopendoz. Il doit atteindre le fanion disposé à l’opposé du cercle de justice, en faire le tour puis revenir déposer la carcasse dans le cercle initial. Celui qui marquera le point remportera la prime de 100 dollars. Dès qu’il a passé le fanion, des cavaliers se ruent sur lui avec toujours plus d’acharnement, l’encerclent et le bloquent. Lancé à pleine vitesse, il parvient à s’arracher encore à l’emprise de ses adversaires. Il galope à bride abattue. Je le prends de côté avec Musicien des steppes. Nos trajectoires se croisent. Les deux chevaux se heurtent violemment, à pleine vitesse. Son cheval puissant, emporté par son élan, a à peine dévié de sa trajectoire. Déjà, d’autres cavaliers l’encerclent. La cravache coincée entre les dents, les tchopendoz essaient d’attraper une patte, la queue, un bout du veau, à l’aide duquel ils pourront tirer pour s’emparer de l’animal. Et la mêlée reprend. Celui qui attrapera la proie n’aura plus que quelques mètres à faire pour rejoindre le cercle de justice et y jeter le veau sans tête. La lutte dure, redoublant de férocité. La victoire n’est pas loin.
Le jeu se poursuit ainsi pendant plus de deux heures, seulement entrecoupé de quelques courtes pauses. Des centaines d’hommes regardent le spectacle avec passion. Chevaux et cavaliers s’essoufflent. Les visages sont accablés de fatigue. Un trou se forme dans la mêlée et Louis me lance : “Vas-y ! Fonce !” Je me fraie un chemin, m’arrête au-dessus du corps inerte et me penche pour l’attraper. Le répit est bref. La mêlée se referme déjà, les chevaux poussent, viennent au contact. L’échauffourée reprend. Les tchopendoz fouettent violemment de tous côtés. Dans la furie générale, je prends un coup de pied au nez. Je m’écarte pour ne pas être réduit en charpie. Impossible de contrer de tels adversaires.
Sur la colline aux cerfs-volants, nous embrassons Kaboul du regard. Charlotte et Hélène, deux cavalières que la cause afghane a attirées dans la poudrière, m’accompagnent. Tsigane, Musicien des steppes et Jehran Cashqua sont là. Des dizaines de cerfs-volants tournoient dans le ciel. Ma chevauchée prend fin. Mes chevaux rejoignent ceux de Rahili, un tchopendoz de Kaboul. Ému, j’échange avec eux un dernier regard. Tsigane hennit doucement. A-t-il senti lui aussi que plus rien désormais ne sera comme ces longs mois vécus ensemble ? J’en suis convaincu. Une nouvelle vie nous attend. Demain je rentre en France.
Rasta nabashi, “Ne sois jamais fatigué” ! La terre offre de bien beaux terrains d’aventure. »
(p. 384-387)
En vue des Tian Shan (p. 179-181)
Dans la solitude du Pamir (p. 267-269)
Extrait court