Se refaire à Séoul :
« Dernier obstacle à vaincre : le temps. La fermeture de mon vol pour Vladivostok est prévue dans douze minutes. Je dois trouver la porte d’embarquement. L’hôtesse au comptoir d’informations me donne une précision :
“Retournez à la porte 28, descendez les deux grands niveaux. Prenez le train pour changer d’aéroport.
— C’est loin d’ici ?
— Trente minutes !”
Je cours pour attraper le train. Je pense avoir raté mon deuxième vol, mais en entendant “Vladivostok” et mon nom associé à l’annonce, le tout prononcé à la coréenne, je reprends espoir. Vêtu de mes affaires d’hiver, de mes bottes chaudes, portant deux sacs à dos, le drone, trois boîtiers et deux caméras, j’entame une course contre la montre de plusieurs centaines de mètres dans l’aéroport. L’hôtesse de sécurité venue à ma rencontre court à côté de moi. J’arrive à la porte de l’avion au bord de l’évanouissement. Assis à ma place, j’ai du mal à retrouver mon souffle. Je tousse à m’époumoner. J’arrive avec plaisir à Vladivostok deux heures plus tard, même si je n’ai que 18 dollars en poche. Les Russes m’ont appris à me sentir chez moi. J’ai l’impression que rien de fâcheux ne peut m’arriver ici, tellement ils ont été bons avec moi. Je récupère mon carton de 20 kilos, mon sac à dos et mon trépied photo. Je m’interroge sur la validité de mon billet, puisque je viens de voler jusqu’ici avec une autre compagnie. Prudent, je me présente au guichet pour confirmer ma présence sur la suite du vol. L’hôtesse me fait comprendre que mon billet est perdu. Il ne m’est plus possible d’embarquer demain avec cette compagnie. Avec 18 dollars, il ne me reste plus qu’à bien réfléchir. Il est 16 heures 30.
“Pouvez-vous me dire combien coûte un billet pour le Kamtchatka ?
— 14 800 roubles (220 euros).
— Et avec ça, je vais jusqu’où ?
— Petropavlovsk-Kamtchatski. C’est un aller simple.
— Et je reviens comment ?
— Pour 28 000 roubles, vous pouvez revenir.
— Revenir jusqu’à Séoul ?
— Non, jusqu’ici. Il faut compter 36 000 roubles jusqu’à Séoul.
— Pizdets !” dis-je, découragé.
Le mot magique fait sourire l’hôtesse. Je n’ai encore rien mangé. Je prends un sandwich et une boisson pour 7 dollars. Il m’en reste 11? Avec cette fortune en poche, les options sont limitées ; Vladivostok est à une petite trentaine de kilomètres et 25 dollars, et avec mon barda, il est préférable que je reste ici. Je n’ai plus aucun billet cousu dans mes habits. La situation est préoccupante, mais pas désespérée. La nuit est tombée et la fille de l’accueil de Siberian Airlines a quitté son poste bien avant la fin de son service, malgré les horaires indiquant la fermeture à 18 heures. Je suis fatigué. Je retourne mon sac et récolte au fond des poches de mes vêtements, au milieu de quelques wons froissés, des petits roubles et une dizaine de dollars. Je rallume mon portable français, il me reste un peu de crédit. J’envoie un message à Alexandre Chapelle. Avec l’aide de Stas, un de ses amis, je gagne l’hôtel Svetlana dans une petite ville toute proche, Artiom. Depuis l’hôtel, je continue à demander de l’aide en France, mais mon cas n’inquiète personne ou presque – on a l’habitude que je me sorte des situations complexes avec facilité, c’est le piège d’une communication résolument positive ! Seul Alexandre s’alarme. Il me met en contact avec Evguenia, une de ses amies qui travaille à l’aéroport et qui me conseille via Facebook d’appeler la plate-forme de Siberian Airlines. Après bien des tâtonnements, je parviens à joindre une opératrice qui parle anglais et, au bout de trente minutes de discussion, trouve une solution pour sauver mon billet. Il ne m’en coûtera que 120 euros pour modifier le dossier, que je règle via le compte bancaire d’une amie prévenue en urgence.
Dans la nuit silencieuse, les drifts font entendre des crissements de pneu. Le panini que j’ai avalé il y a cinq heures ne va pas suffire pour que je puisse dormir repu. Je trouve 150 roubles dans une poche de chemise, l’équivalent de 2 euros – cela devrait faire l’affaire. Même si Alexandre m’a expressément demandé de ne pas quitter ma chambre, je me risque jusqu’au kiosque au milieu de la cité pour commander une soupe dans un grand verre en plastique, puis je monte me coucher, épuisé par cette drôle de journée.
Le lendemain, je reçois un message de Yuliya, la loueuse de l’appartement de Petropavlovsk-Kamtchatski, qui souhaite connaître l’heure de mon arrivée ; elle doit me retrouver au pied de l’immeuble pour me remettre les clés. Je n’ai pas pu verser d’arrhes, car elle voulait être payée en espèces. J’ai aussi reçu une réponse au courriel que j’avais envoyé en russe avec l’aide d’Evguenia, où je demandais de l’assistance pour approcher les volcans (et les ours). Le gars devrait reprendre contact avec moi sous peu. Pour l’heure, j’espère que mon interlocutrice va me permettre de tisser un nouveau réseau afin de réussir mon immersion sur la péninsule. Avant notre rencontre, je dois trouver une bonne raison pour la faire patienter, le temps de récupérer un peu d’argent liquide par Western Union ; elle m’a bien spécifié qu’elle ne voulait pas de virement. Mon horizon semble néanmoins s’éclaircir. Dès lors que j’avance, je reste positif. Mes boîtiers sont prêts à l’emploi, les batteries du drone sont chargées.
Yuliya m’a précisé dans son message que l’appartement est à 25 kilomètres de l’aéroport. Il me faut trouver 1 500 roubles dans l’avion, si je veux pouvoir me rendre en ville. Le Coréen assis à ma droite m’adresse la parole en anglais. Je sens qu’il va m’aider, mais il ne le sait pas encore. Je monterai dans son taxi s’il va au centre-ville. Que pourrais-je lui vendre, sans me montrer trop insistant ? Je n’ai qu’un patch collé sur ma doudoune avec de l’adhésif double-face. Je me donne une heure pour en faire un fan enthousiaste. Il est bien éduqué et sympathique. Je lui adresse un long monologue qu’il écoute attentivement, et à la fin duquel je lui raconte comment mes sympathiques followers m’ont dévalisé en une nuit. L’œil brillant, il sort enfin de son mutisme et me dit :
“J’en veux un !
— Celui-ci, je pensais l’offrir à la fille de l’agence qui m’attend en ville, répliqué-je, tout en le décollant de ma veste.
— Combien ? me demande-t-il.
— Je le vends 15 euros, 18 dollars ou 20 000 wons.”
Enthousiasmé par mon aventure, le gars plonge la main dans sa poche et en sort un billet de 20 000 wons, qu’il m’échange contre mon patch. Il me faudra changer l’argent coréen pour des roubles à l’aéroport. L’arrivée sur le Kamtchatka est un spectacle unique vu du ciel. Les volcans aux sommets blancs bornent l’horizon, certains semblent fumer? Le sol est effrayant et paraît infranchissable à moto. C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas encore obtenu de contact avec des motards.
Que vais-je trouver sur cette péninsule ? Quelques routes ou seulement des pistes de terre ? Ce paradis n’est-il accessible qu’aux marcheurs ? »
La force des Loups (p. 77-81)
Regard vers le nord (p. 222-227)
Extrait court
« Dernier obstacle à vaincre : le temps. La fermeture de mon vol pour Vladivostok est prévue dans douze minutes. Je dois trouver la porte d’embarquement. L’hôtesse au comptoir d’informations me donne une précision :
“Retournez à la porte 28, descendez les deux grands niveaux. Prenez le train pour changer d’aéroport.
— C’est loin d’ici ?
— Trente minutes !”
Je cours pour attraper le train. Je pense avoir raté mon deuxième vol, mais en entendant “Vladivostok” et mon nom associé à l’annonce, le tout prononcé à la coréenne, je reprends espoir. Vêtu de mes affaires d’hiver, de mes bottes chaudes, portant deux sacs à dos, le drone, trois boîtiers et deux caméras, j’entame une course contre la montre de plusieurs centaines de mètres dans l’aéroport. L’hôtesse de sécurité venue à ma rencontre court à côté de moi. J’arrive à la porte de l’avion au bord de l’évanouissement. Assis à ma place, j’ai du mal à retrouver mon souffle. Je tousse à m’époumoner. J’arrive avec plaisir à Vladivostok deux heures plus tard, même si je n’ai que 18 dollars en poche. Les Russes m’ont appris à me sentir chez moi. J’ai l’impression que rien de fâcheux ne peut m’arriver ici, tellement ils ont été bons avec moi. Je récupère mon carton de 20 kilos, mon sac à dos et mon trépied photo. Je m’interroge sur la validité de mon billet, puisque je viens de voler jusqu’ici avec une autre compagnie. Prudent, je me présente au guichet pour confirmer ma présence sur la suite du vol. L’hôtesse me fait comprendre que mon billet est perdu. Il ne m’est plus possible d’embarquer demain avec cette compagnie. Avec 18 dollars, il ne me reste plus qu’à bien réfléchir. Il est 16 heures 30.
“Pouvez-vous me dire combien coûte un billet pour le Kamtchatka ?
— 14 800 roubles (220 euros).
— Et avec ça, je vais jusqu’où ?
— Petropavlovsk-Kamtchatski. C’est un aller simple.
— Et je reviens comment ?
— Pour 28 000 roubles, vous pouvez revenir.
— Revenir jusqu’à Séoul ?
— Non, jusqu’ici. Il faut compter 36 000 roubles jusqu’à Séoul.
— Pizdets !” dis-je, découragé.
Le mot magique fait sourire l’hôtesse. Je n’ai encore rien mangé. Je prends un sandwich et une boisson pour 7 dollars. Il m’en reste 11? Avec cette fortune en poche, les options sont limitées ; Vladivostok est à une petite trentaine de kilomètres et 25 dollars, et avec mon barda, il est préférable que je reste ici. Je n’ai plus aucun billet cousu dans mes habits. La situation est préoccupante, mais pas désespérée. La nuit est tombée et la fille de l’accueil de Siberian Airlines a quitté son poste bien avant la fin de son service, malgré les horaires indiquant la fermeture à 18 heures. Je suis fatigué. Je retourne mon sac et récolte au fond des poches de mes vêtements, au milieu de quelques wons froissés, des petits roubles et une dizaine de dollars. Je rallume mon portable français, il me reste un peu de crédit. J’envoie un message à Alexandre Chapelle. Avec l’aide de Stas, un de ses amis, je gagne l’hôtel Svetlana dans une petite ville toute proche, Artiom. Depuis l’hôtel, je continue à demander de l’aide en France, mais mon cas n’inquiète personne ou presque – on a l’habitude que je me sorte des situations complexes avec facilité, c’est le piège d’une communication résolument positive ! Seul Alexandre s’alarme. Il me met en contact avec Evguenia, une de ses amies qui travaille à l’aéroport et qui me conseille via Facebook d’appeler la plate-forme de Siberian Airlines. Après bien des tâtonnements, je parviens à joindre une opératrice qui parle anglais et, au bout de trente minutes de discussion, trouve une solution pour sauver mon billet. Il ne m’en coûtera que 120 euros pour modifier le dossier, que je règle via le compte bancaire d’une amie prévenue en urgence.
Dans la nuit silencieuse, les drifts font entendre des crissements de pneu. Le panini que j’ai avalé il y a cinq heures ne va pas suffire pour que je puisse dormir repu. Je trouve 150 roubles dans une poche de chemise, l’équivalent de 2 euros – cela devrait faire l’affaire. Même si Alexandre m’a expressément demandé de ne pas quitter ma chambre, je me risque jusqu’au kiosque au milieu de la cité pour commander une soupe dans un grand verre en plastique, puis je monte me coucher, épuisé par cette drôle de journée.
Le lendemain, je reçois un message de Yuliya, la loueuse de l’appartement de Petropavlovsk-Kamtchatski, qui souhaite connaître l’heure de mon arrivée ; elle doit me retrouver au pied de l’immeuble pour me remettre les clés. Je n’ai pas pu verser d’arrhes, car elle voulait être payée en espèces. J’ai aussi reçu une réponse au courriel que j’avais envoyé en russe avec l’aide d’Evguenia, où je demandais de l’assistance pour approcher les volcans (et les ours). Le gars devrait reprendre contact avec moi sous peu. Pour l’heure, j’espère que mon interlocutrice va me permettre de tisser un nouveau réseau afin de réussir mon immersion sur la péninsule. Avant notre rencontre, je dois trouver une bonne raison pour la faire patienter, le temps de récupérer un peu d’argent liquide par Western Union ; elle m’a bien spécifié qu’elle ne voulait pas de virement. Mon horizon semble néanmoins s’éclaircir. Dès lors que j’avance, je reste positif. Mes boîtiers sont prêts à l’emploi, les batteries du drone sont chargées.
Yuliya m’a précisé dans son message que l’appartement est à 25 kilomètres de l’aéroport. Il me faut trouver 1 500 roubles dans l’avion, si je veux pouvoir me rendre en ville. Le Coréen assis à ma droite m’adresse la parole en anglais. Je sens qu’il va m’aider, mais il ne le sait pas encore. Je monterai dans son taxi s’il va au centre-ville. Que pourrais-je lui vendre, sans me montrer trop insistant ? Je n’ai qu’un patch collé sur ma doudoune avec de l’adhésif double-face. Je me donne une heure pour en faire un fan enthousiaste. Il est bien éduqué et sympathique. Je lui adresse un long monologue qu’il écoute attentivement, et à la fin duquel je lui raconte comment mes sympathiques followers m’ont dévalisé en une nuit. L’œil brillant, il sort enfin de son mutisme et me dit :
“J’en veux un !
— Celui-ci, je pensais l’offrir à la fille de l’agence qui m’attend en ville, répliqué-je, tout en le décollant de ma veste.
— Combien ? me demande-t-il.
— Je le vends 15 euros, 18 dollars ou 20 000 wons.”
Enthousiasmé par mon aventure, le gars plonge la main dans sa poche et en sort un billet de 20 000 wons, qu’il m’échange contre mon patch. Il me faudra changer l’argent coréen pour des roubles à l’aéroport. L’arrivée sur le Kamtchatka est un spectacle unique vu du ciel. Les volcans aux sommets blancs bornent l’horizon, certains semblent fumer? Le sol est effrayant et paraît infranchissable à moto. C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas encore obtenu de contact avec des motards.
Que vais-je trouver sur cette péninsule ? Quelques routes ou seulement des pistes de terre ? Ce paradis n’est-il accessible qu’aux marcheurs ? »
(p. 177-180)
La force des Loups (p. 77-81)
Regard vers le nord (p. 222-227)
Extrait court