L’ère des derniers arpenteurs :
« En gagnant les confins du Petit Désert de sable, je m’apprête à entrer dans le comté de Wiluna, guidé par une histoire qui, il y a huit ans, a décidé de l’orientation de mes voyages. Son souvenir ravive les émotions ressenties alors. Depuis mon départ de Kalgoorlie, je m’assoupis chaque soir sur les pages de William J. Peasley : Les Derniers Nomades d’Australie. En 1977, cet anthropologue a pris part au convoi mené par Stan Gratte au départ de Wiluna pour retrouver un couple d’Aborigènes, les ultimes représentants du mode de vie perpétué depuis cinq millénaires dans le désert de Gibson. À travers le continent, il ne subsistait déjà plus de chasseurs-cueilleurs, plus de tribus à ce point affranchies des influences extérieures. Jusqu’au mitan du XXe siècle, le milieu aride représentait un rempart naturel que l’édification des pistes a fragilisé, et qui s’est effondré sous les assauts de l’assimilation.
Le désert de Gibson se trouve au centre des étendues arides d’Australie-Occidentale. Au sud, le désert de Victoria rejoint les falaises de la Grande Baie australienne, et au nord s’ouvre le Grand Désert de sable, le plus long du continent. Le Gibson naît à l’est au creux des monts Rawlinson, l’un des uniques reliefs qui accrochent le regard dans l’immensité parcourue de rivières temporaires ; un voile rouge tendu comme une peau où pousse un maquis épars d’acacias et de Spinifex, cette herbe acérée qui représentait jadis un obstacle épineux pour la progression des explorateurs blancs, sa pointe cassante créant de douloureuses infections sous-cutanées.
Tout comme le Great Sandy, le désert de Gibson se parchemine de longues dunes parallèles dirigées vers le cœur de l’Australie qui, vues du ciel, évoquent les ripple-marks façonnées par les vagues lorsque la mer se retire. À l’ouest, l’océan de sable prend fin sur les rives du lac salé Disappointment, appelé Gumbubindil par la tribu des Martu, qui occupe les environs. Ce lieu sacré, où seuls les animaux peuvent étancher leur soif à la période des pluies, revêt une signification importante dans la mythologie totémique locale. Une légende martu nous apprend qu’aucun Aborigène n’en a jamais foulé la surface, rongé par la terreur de s’y faire dévorer par Ngayunangalgu, l’Être qui vit sous le lac et remonte à sa surface pour assouvir ses appétits anthropophages.
Constituée d’une équipe de cinq Australiens blancs, d’un pisteur aborigène et de trois véhicules tout-terrain, l’expédition fut mise en place afin de retrouver Warri et Yatungka, de la tribu des Mandildjara.
L’idée de sauver ce couple en danger n’est pas venue du seul Stan Gratte. Mû par l’amitié qu’il entretenait avec ce groupe, il a répondu positivement à la demande d’un des frères de Warri – Moodjeren –, persuadé qu’ils couraient un grave danger par suite des sécheresses qui se succédaient depuis plusieurs années dans la région. Personne n’avait d’indications sur leur état de santé ni même sur leur simple existence après tout ce temps. Si l’on ajoutait la rareté des précipitations, qui assèche les puits et pousse les animaux à quitter les lieux pour de plus vertes contrées, l’espoir de revoir le couple s’amenuisait de jour en jour. Il fallait agir !
Afin de comprendre les raisons qui poussèrent le couple à s’éloigner des leurs, il est important de saisir la nature de leur union ainsi que l’engagement moral qui s’y rapportait : malgré le tragique de l’histoire, cet homme et cette femme vivaient une puissante histoire d’amour. La seule volonté de perpétuer un mode d’existence inchangé au fil des millénaires n’était pas leur unique motivation à vivre isolés. Il leur était en effet pénible de subsister sans leurs parents et cousins, du fait du rôle social et spirituel de chacun. En ce temps-là, la survie dépendait de l’unité de la famille qui, par sa structure, demandait aux uns de chasser, aux autres de cueillir tandis que les garants de la Loi initiaient les adolescents et accomplissaient les rites. La vie spirituelle était généralement maintenue par les initiés, auxquels leur sagesse garantissait le respect. Tous les aspects de l’existence étaient donc régis par des règles sociales auxquelles nul n’était censé déroger, toute infraction ou écart mettant en danger la survie du groupe. Rares étaient, par voie de conséquence, ceux qui prenaient le risque de les enfreindre, par crainte du châtiment des Anciens.
À l’instar des autres groupes de l’Ouest, les Mandildjara ont une structure sociale fondée sur un système de parenté classificatoire – les groupes de peau – qui régit les unions et les relations interclaniques d’une famille. Ce système obéit à un schéma précis divisé en quatre sections matrilinéaires, elles-mêmes réparties en moitiés qui permettent le contrôle des comportements et évitent les problèmes de consanguinité. Ainsi, les totems reliés à la part émotionnelle des individus sont transmis par la mère, tandis que les filiations patrilinéaires sont associées aux totems territoriaux, qui attachent chacun à sa région natale.
Vers l’âge de 30 ans, et au terme de son initiation, Warri s’est vu attribuer une promise, pour laquelle il n’éprouvait ni intérêt ni aversion. Pourtant, elle appartenait au groupe de peau de l’autre moitié clanique acceptée par la Loi. Sourd aux règles établies, il nourrissait un amour grandissant et partagé pour Yatungka, une femme du groupe de peau de sa mère, donc de sa moitié clanique. Il brisait ainsi le tabou de s’unir symboliquement avec sa propre mère. Dès lors, deux choix s’offraient à lui. Le premier était d’affronter la colère de ses pairs et de se soumettre au châtiment jusqu’à ce que son sang coule. Le second d’enlever Yatungka et de fuir avec elle. En dépit du courage avec lequel les Aborigènes font face aux châtiments corporels, Warri et Yatungka choisirent cette option, profitant d’une nuit sans lune : l’attachement qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre était vraiment sans limites. C’est ainsi qu’ils s’exilèrent, déterminés à ne plus regagner leur communauté, persuadés que cette faute grave ne serait jamais prescrite et qu’ils seraient considérés comme des gurndabarni, des “sans honte”. L’anthropologue Robert Tonkinson, proche de la tribu des Martu, avait pointé cette particularité en parlant d’“inhibiteurs persuasifs de la honte et de l’embarras”, sentiments partagés qui agissaient en régulateurs naturels des comportements sociaux. Errer dans l’opprobre constituait la pire des existences, infligeant davantage de souffrance aux fautifs qu’une douleur physique.
La personne la plus à même de partir à la recherche de Warri pour le soumettre à la Loi était Mudjon, l’ami avec lequel il avait été initié à l’âge adulte. Il était son confident et son compagnon de chasse ; ils se considéraient comme des “frères”. Dès le lendemain de la fuite, les Anciens le désignèrent pour effectuer des recherches. C’était un homme intègre et fidèle aux lois de son clan, qui obéissait malgré son amitié pour les fuyards, et dont les qualités de pisteur étaient notoires. Mais la détermination du couple était sans égal, si bien qu’ils ne furent jamais ramenés. Ils bénéficièrent même un temps de la protection de la tribu voisine, les Budidjara, auprès desquels ils se réfugièrent.
Quelques décennies plus tard, en 1977, Mudjon faisait partie des derniers hommes capables de guider l’expédition. En plus d’être familier de son environnement, il parvenait à devancer les réactions du couple. Les années passées à Wiluna, hors de son Pays, n’avaient pas entamé son don de pisteur. Son érudition était immense, son savoir-faire reconnu au-delà du territoire du clan. Lorsque l’équipe est arrivée à Wiluna, il menait une existence paisible avec ses enfants et sa femme Wilma, mais aux yeux des autres, il était l’homme indispensable pour retrouver Warri et Yatungka. Il n’avait en effet jamais abandonné ses errances dans le désert pour maintenir vivace le lien qu’il entretenait avec la terre ; il pouvait déceler la moindre fumée émanant d’un camp situé à des kilomètres, percevoir et identifier un large éventail de sons annonciateurs d’événements. Sa qualité la plus précieuse pour l’expédition était sa connaissance de la faune : il pouvait débusquer le gibier pour survivre si les provisions venaient à manquer. Ce dernier point revêtait une dimension cruciale dans le cas où les recherches se prolongeraient au-delà des prévisions.
Ainsi, Mudjon embarqua à bord de l’un des trois véhicules tout-terrain en compagnie de cinq volontaires blancs, dont l’expérience du bush n’était plus à démontrer : l’anthropologue William J. Peasley, le docteur John Hanrahan, Harry Lever, en qualité de cuisinier, et enfin Mark Whittome, le vidéaste chargé d’immortaliser l’événement sur pellicule. Autonomes pour plusieurs semaines, ils roulèrent en direction du nord-est sur la Canning Stock Route. Le destin des nomades mandildjara allait dramatiquement changer ! »
Initiation (p. 85-91)
Punmu, le grand rassemblement (p. 151-154)
Extrait court
« En gagnant les confins du Petit Désert de sable, je m’apprête à entrer dans le comté de Wiluna, guidé par une histoire qui, il y a huit ans, a décidé de l’orientation de mes voyages. Son souvenir ravive les émotions ressenties alors. Depuis mon départ de Kalgoorlie, je m’assoupis chaque soir sur les pages de William J. Peasley : Les Derniers Nomades d’Australie. En 1977, cet anthropologue a pris part au convoi mené par Stan Gratte au départ de Wiluna pour retrouver un couple d’Aborigènes, les ultimes représentants du mode de vie perpétué depuis cinq millénaires dans le désert de Gibson. À travers le continent, il ne subsistait déjà plus de chasseurs-cueilleurs, plus de tribus à ce point affranchies des influences extérieures. Jusqu’au mitan du XXe siècle, le milieu aride représentait un rempart naturel que l’édification des pistes a fragilisé, et qui s’est effondré sous les assauts de l’assimilation.
Le désert de Gibson se trouve au centre des étendues arides d’Australie-Occidentale. Au sud, le désert de Victoria rejoint les falaises de la Grande Baie australienne, et au nord s’ouvre le Grand Désert de sable, le plus long du continent. Le Gibson naît à l’est au creux des monts Rawlinson, l’un des uniques reliefs qui accrochent le regard dans l’immensité parcourue de rivières temporaires ; un voile rouge tendu comme une peau où pousse un maquis épars d’acacias et de Spinifex, cette herbe acérée qui représentait jadis un obstacle épineux pour la progression des explorateurs blancs, sa pointe cassante créant de douloureuses infections sous-cutanées.
Tout comme le Great Sandy, le désert de Gibson se parchemine de longues dunes parallèles dirigées vers le cœur de l’Australie qui, vues du ciel, évoquent les ripple-marks façonnées par les vagues lorsque la mer se retire. À l’ouest, l’océan de sable prend fin sur les rives du lac salé Disappointment, appelé Gumbubindil par la tribu des Martu, qui occupe les environs. Ce lieu sacré, où seuls les animaux peuvent étancher leur soif à la période des pluies, revêt une signification importante dans la mythologie totémique locale. Une légende martu nous apprend qu’aucun Aborigène n’en a jamais foulé la surface, rongé par la terreur de s’y faire dévorer par Ngayunangalgu, l’Être qui vit sous le lac et remonte à sa surface pour assouvir ses appétits anthropophages.
Constituée d’une équipe de cinq Australiens blancs, d’un pisteur aborigène et de trois véhicules tout-terrain, l’expédition fut mise en place afin de retrouver Warri et Yatungka, de la tribu des Mandildjara.
L’idée de sauver ce couple en danger n’est pas venue du seul Stan Gratte. Mû par l’amitié qu’il entretenait avec ce groupe, il a répondu positivement à la demande d’un des frères de Warri – Moodjeren –, persuadé qu’ils couraient un grave danger par suite des sécheresses qui se succédaient depuis plusieurs années dans la région. Personne n’avait d’indications sur leur état de santé ni même sur leur simple existence après tout ce temps. Si l’on ajoutait la rareté des précipitations, qui assèche les puits et pousse les animaux à quitter les lieux pour de plus vertes contrées, l’espoir de revoir le couple s’amenuisait de jour en jour. Il fallait agir !
Afin de comprendre les raisons qui poussèrent le couple à s’éloigner des leurs, il est important de saisir la nature de leur union ainsi que l’engagement moral qui s’y rapportait : malgré le tragique de l’histoire, cet homme et cette femme vivaient une puissante histoire d’amour. La seule volonté de perpétuer un mode d’existence inchangé au fil des millénaires n’était pas leur unique motivation à vivre isolés. Il leur était en effet pénible de subsister sans leurs parents et cousins, du fait du rôle social et spirituel de chacun. En ce temps-là, la survie dépendait de l’unité de la famille qui, par sa structure, demandait aux uns de chasser, aux autres de cueillir tandis que les garants de la Loi initiaient les adolescents et accomplissaient les rites. La vie spirituelle était généralement maintenue par les initiés, auxquels leur sagesse garantissait le respect. Tous les aspects de l’existence étaient donc régis par des règles sociales auxquelles nul n’était censé déroger, toute infraction ou écart mettant en danger la survie du groupe. Rares étaient, par voie de conséquence, ceux qui prenaient le risque de les enfreindre, par crainte du châtiment des Anciens.
À l’instar des autres groupes de l’Ouest, les Mandildjara ont une structure sociale fondée sur un système de parenté classificatoire – les groupes de peau – qui régit les unions et les relations interclaniques d’une famille. Ce système obéit à un schéma précis divisé en quatre sections matrilinéaires, elles-mêmes réparties en moitiés qui permettent le contrôle des comportements et évitent les problèmes de consanguinité. Ainsi, les totems reliés à la part émotionnelle des individus sont transmis par la mère, tandis que les filiations patrilinéaires sont associées aux totems territoriaux, qui attachent chacun à sa région natale.
Vers l’âge de 30 ans, et au terme de son initiation, Warri s’est vu attribuer une promise, pour laquelle il n’éprouvait ni intérêt ni aversion. Pourtant, elle appartenait au groupe de peau de l’autre moitié clanique acceptée par la Loi. Sourd aux règles établies, il nourrissait un amour grandissant et partagé pour Yatungka, une femme du groupe de peau de sa mère, donc de sa moitié clanique. Il brisait ainsi le tabou de s’unir symboliquement avec sa propre mère. Dès lors, deux choix s’offraient à lui. Le premier était d’affronter la colère de ses pairs et de se soumettre au châtiment jusqu’à ce que son sang coule. Le second d’enlever Yatungka et de fuir avec elle. En dépit du courage avec lequel les Aborigènes font face aux châtiments corporels, Warri et Yatungka choisirent cette option, profitant d’une nuit sans lune : l’attachement qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre était vraiment sans limites. C’est ainsi qu’ils s’exilèrent, déterminés à ne plus regagner leur communauté, persuadés que cette faute grave ne serait jamais prescrite et qu’ils seraient considérés comme des gurndabarni, des “sans honte”. L’anthropologue Robert Tonkinson, proche de la tribu des Martu, avait pointé cette particularité en parlant d’“inhibiteurs persuasifs de la honte et de l’embarras”, sentiments partagés qui agissaient en régulateurs naturels des comportements sociaux. Errer dans l’opprobre constituait la pire des existences, infligeant davantage de souffrance aux fautifs qu’une douleur physique.
La personne la plus à même de partir à la recherche de Warri pour le soumettre à la Loi était Mudjon, l’ami avec lequel il avait été initié à l’âge adulte. Il était son confident et son compagnon de chasse ; ils se considéraient comme des “frères”. Dès le lendemain de la fuite, les Anciens le désignèrent pour effectuer des recherches. C’était un homme intègre et fidèle aux lois de son clan, qui obéissait malgré son amitié pour les fuyards, et dont les qualités de pisteur étaient notoires. Mais la détermination du couple était sans égal, si bien qu’ils ne furent jamais ramenés. Ils bénéficièrent même un temps de la protection de la tribu voisine, les Budidjara, auprès desquels ils se réfugièrent.
Quelques décennies plus tard, en 1977, Mudjon faisait partie des derniers hommes capables de guider l’expédition. En plus d’être familier de son environnement, il parvenait à devancer les réactions du couple. Les années passées à Wiluna, hors de son Pays, n’avaient pas entamé son don de pisteur. Son érudition était immense, son savoir-faire reconnu au-delà du territoire du clan. Lorsque l’équipe est arrivée à Wiluna, il menait une existence paisible avec ses enfants et sa femme Wilma, mais aux yeux des autres, il était l’homme indispensable pour retrouver Warri et Yatungka. Il n’avait en effet jamais abandonné ses errances dans le désert pour maintenir vivace le lien qu’il entretenait avec la terre ; il pouvait déceler la moindre fumée émanant d’un camp situé à des kilomètres, percevoir et identifier un large éventail de sons annonciateurs d’événements. Sa qualité la plus précieuse pour l’expédition était sa connaissance de la faune : il pouvait débusquer le gibier pour survivre si les provisions venaient à manquer. Ce dernier point revêtait une dimension cruciale dans le cas où les recherches se prolongeraient au-delà des prévisions.
Ainsi, Mudjon embarqua à bord de l’un des trois véhicules tout-terrain en compagnie de cinq volontaires blancs, dont l’expérience du bush n’était plus à démontrer : l’anthropologue William J. Peasley, le docteur John Hanrahan, Harry Lever, en qualité de cuisinier, et enfin Mark Whittome, le vidéaste chargé d’immortaliser l’événement sur pellicule. Autonomes pour plusieurs semaines, ils roulèrent en direction du nord-est sur la Canning Stock Route. Le destin des nomades mandildjara allait dramatiquement changer ! »
(p. 26-30)
Initiation (p. 85-91)
Punmu, le grand rassemblement (p. 151-154)
Extrait court