
Éloge du sofa :
« Le lecteur comprendra vite, à la lecture de ces pages, la valeur que j’accorde au sofa comme allégorie de la nonchalance et des vertus de l’étape. C’est l’objet inconfortable qui prédispose aux siestes inattendues. On ne dort pas dans un sofa. On s’y pose. On s’y repose. Ce n’est ni un canapé où vous sombrez dans vos rêves, ni un divan qui vous garde éveillé sur vous-même. Un sofa est un peu raide, comme les banquettes d’autocar ou les bancs de gare. Impossible de s’y allonger tout à fait : trop court de la tête aux pieds, pas assez large des fesses aux genoux. Mais c’est cet inconfort qui rend l’abandon si délectable, et unique le moment où le corps vous abandonne pour se fondre dans l’émotion immobile de ce qui vous entoure. Dans un sofa, le voyage vous garde sur le fil du temps entre le rêve et la réalité, la halte et le chemin, la fatigue et le repos. C’est surtout, quand on le tire dans un jardin ou sous une véranda, le truchement des vagabondages introspectifs, ces moments suspendus où le temps du voyage se dissout dans celui de la vie, chacun donnant à l’autre sa nouvelle dimension. Juste avant de glisser dans un court sommeil dérobé, prendre le temps de se regarder être seul là où l’on est, étranger de passage, arrêté et parti à la fois, loin de chez soi?
On peut s’effondrer de sommeil dans un canapé ou un divan, s’y laisser piéger par la fatigue et la paresse. Ces couches-là sont faites, comme les lits, pour garder un dormeur. Se niche en revanche, dans l’inconfort même du sofa, l’idée d’un nouveau départ. C’est un petit meuble qui pousse à repartir et à continuer. Le voyageur doit s’habituer aux lieux comme il doit s’habituer à la banquette. De la même façon dont le sofa maintient un fragile équilibre entre le sommeil et l’impossibilité de se délasser complètement, la halte apporte un moyen terme entre l’envie de s’arrêter et le désir de repartir, sensation identique à celle qui naît d’une sieste brève et légère à une table, la tête sur les bras croisés, ou dans les cordages lovés d’un bateau, ou bien sur le banc d’un parc – voire dans le filet à bagages d’un train.
Il est doux aussi de s’abandonner au bercement d’une balancelle ou d’un rocking-chair, surtout s’ils sont à l’extérieur, l’une suspendue à la varangue, l’autre roulant sur les lattes du plancher. Le temps qu’hypnotise leur lancinant balancement n’est plus celui du voyage : c’est déjà presque celui du sommeil, auquel manque la précarité nécessaire à la conscience de l’étape. Alors, il reste le hamac, version tropicale de l’inconfort du sofa. De même que le voyage est un précieux équilibre entre le parcours et l’étape, apprécier un hamac demande un équilibre du corps : il faut savoir s’y allonger de travers pour ne pas se tordre le dos, garder hors de la toile une jambe et le bras opposé pour se stabiliser. Un art de l’harmonie entre inconfort et assoupissement qui est propice à la réflexion sur ce temps du voyage qui passe et pourtant vous garde là, immobile, à l’étape.
Depuis les sofas de Great Neck et de Cole Street, j’aiappris à cultiver ces instants privilégiés où plus rien ne vous appartient que le sentiment enivrant de vous fondre dans l’essence anecdotique du monde. Je m’y suis appliqué jusqu’à mettre en scène certains de ces abandons paresseux, jusqu’à porter un sofa là où je voulais m’y endormir. Un tel acte de paresse, il faut du courage à un voyageur pour l’avouer. Le voyage est devenu une course. Même le voyageur solitaire s’y contraint quelquefois. Il sait déjà où il sera le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. J’ai souvent eu à répondre de mes voyages : “Lao Tseu a écrit qu’un voyage de 1 000 kilomètres commençait toujours par un premier pas, c’est vrai, mais comment décide-t-on de partir pour un tour du monde de vingt-sept mois ?” »
La nonchalance, élégance du routard (p. 50-53)
Carnaval et samba (p. 56-60)
Extrait court
« Le lecteur comprendra vite, à la lecture de ces pages, la valeur que j’accorde au sofa comme allégorie de la nonchalance et des vertus de l’étape. C’est l’objet inconfortable qui prédispose aux siestes inattendues. On ne dort pas dans un sofa. On s’y pose. On s’y repose. Ce n’est ni un canapé où vous sombrez dans vos rêves, ni un divan qui vous garde éveillé sur vous-même. Un sofa est un peu raide, comme les banquettes d’autocar ou les bancs de gare. Impossible de s’y allonger tout à fait : trop court de la tête aux pieds, pas assez large des fesses aux genoux. Mais c’est cet inconfort qui rend l’abandon si délectable, et unique le moment où le corps vous abandonne pour se fondre dans l’émotion immobile de ce qui vous entoure. Dans un sofa, le voyage vous garde sur le fil du temps entre le rêve et la réalité, la halte et le chemin, la fatigue et le repos. C’est surtout, quand on le tire dans un jardin ou sous une véranda, le truchement des vagabondages introspectifs, ces moments suspendus où le temps du voyage se dissout dans celui de la vie, chacun donnant à l’autre sa nouvelle dimension. Juste avant de glisser dans un court sommeil dérobé, prendre le temps de se regarder être seul là où l’on est, étranger de passage, arrêté et parti à la fois, loin de chez soi?
On peut s’effondrer de sommeil dans un canapé ou un divan, s’y laisser piéger par la fatigue et la paresse. Ces couches-là sont faites, comme les lits, pour garder un dormeur. Se niche en revanche, dans l’inconfort même du sofa, l’idée d’un nouveau départ. C’est un petit meuble qui pousse à repartir et à continuer. Le voyageur doit s’habituer aux lieux comme il doit s’habituer à la banquette. De la même façon dont le sofa maintient un fragile équilibre entre le sommeil et l’impossibilité de se délasser complètement, la halte apporte un moyen terme entre l’envie de s’arrêter et le désir de repartir, sensation identique à celle qui naît d’une sieste brève et légère à une table, la tête sur les bras croisés, ou dans les cordages lovés d’un bateau, ou bien sur le banc d’un parc – voire dans le filet à bagages d’un train.
Il est doux aussi de s’abandonner au bercement d’une balancelle ou d’un rocking-chair, surtout s’ils sont à l’extérieur, l’une suspendue à la varangue, l’autre roulant sur les lattes du plancher. Le temps qu’hypnotise leur lancinant balancement n’est plus celui du voyage : c’est déjà presque celui du sommeil, auquel manque la précarité nécessaire à la conscience de l’étape. Alors, il reste le hamac, version tropicale de l’inconfort du sofa. De même que le voyage est un précieux équilibre entre le parcours et l’étape, apprécier un hamac demande un équilibre du corps : il faut savoir s’y allonger de travers pour ne pas se tordre le dos, garder hors de la toile une jambe et le bras opposé pour se stabiliser. Un art de l’harmonie entre inconfort et assoupissement qui est propice à la réflexion sur ce temps du voyage qui passe et pourtant vous garde là, immobile, à l’étape.
Depuis les sofas de Great Neck et de Cole Street, j’aiappris à cultiver ces instants privilégiés où plus rien ne vous appartient que le sentiment enivrant de vous fondre dans l’essence anecdotique du monde. Je m’y suis appliqué jusqu’à mettre en scène certains de ces abandons paresseux, jusqu’à porter un sofa là où je voulais m’y endormir. Un tel acte de paresse, il faut du courage à un voyageur pour l’avouer. Le voyage est devenu une course. Même le voyageur solitaire s’y contraint quelquefois. Il sait déjà où il sera le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. J’ai souvent eu à répondre de mes voyages : “Lao Tseu a écrit qu’un voyage de 1 000 kilomètres commençait toujours par un premier pas, c’est vrai, mais comment décide-t-on de partir pour un tour du monde de vingt-sept mois ?” »
(p. 18-21)
La nonchalance, élégance du routard (p. 50-53)
Carnaval et samba (p. 56-60)
Extrait court