“Boursouflure sémantique” :
« L’amateur de vin, familier des tables gourmandes, aime à se gargariser de termes sophistiqués, d’expressions vives et tranchantes, d’évocations précises. Les mots lui montent à la bouche avec facilité dès que le vin s’offre à lui. Le lexique de la dégustation est d’une richesse inouïe pour qui veut confier ses émotions. Les grandes familles d’arômes se déclinent en séries : animale, florale, fruitée, végétale, boisée, épicée, éthérée, balsamique et empyreumatique. Autrement dit et plus simplement, on peut voir défiler successivement le gibier, l’aubépine, le pruneau, le foin, l’acacia, la muscade, l’acétone, la résine et le cuir de Russie. Il existe d’infinies nuances qui permettent de ciseler une première perception. La cerise peut être griotte, bigarreau, merise ou kirsch ; les agrumes se déploient de la bergamote jusqu’au pamplemousse en passant par le cédrat, le citron et l’orange ; l’odeur de la pierre à fusil n’est pas celle de la poudre, tout comme la brioche n’est pas du pain grillé ; le champignon se doit d’être nommé pour différencier un arôme proche de la girolle, du bolet ou de la truffe ; l’humus ne doit pas être confondu avec la mousse des sous-bois? On peut hésiter entre la bruyère et le genêt, entre la jacinthe et le narcisse, entre le camphre et la térébenthine? Toute cette terminologie liée à la palette aromatique est usuelle, elle participe des codes de reconnaissance, des usages qui permettent de parler le même langage et de se comprendre. Il apparaît assez peu de nouvelles caractéristiques. On les accepte avec parcimonie, mais gare à celui qui aurait trop d’imagination. Et puisqu’on parle le plus sérieusement du monde de pipi de chat ou de souris (c’est selon son camp), et qu’il est même admis de citer la fraise Tagada lorsqu’on décèle un parfum de bonbon acidulé, pourquoi ne pas en créer de nouveaux ? Le pneu brûlé après dérapage contrôlé, la vieille soutane de curé, la lessive qui sèche au soleil, le réfrigérateur javellisé, le pot-au-feu de mamie, le métro aux heures de pointe? Il faudrait se sentir libre de dire ce que l’on ressent sans tenir cas des nomenclatures officielles. Mais les innovations ne sont pas nécessairement prisées dans un milieu qui se complaît volontiers dans ses traditions les plus folkloriques. On dénombre une quantité invraisemblable de fêtes et de manifestations dans les vignobles du monde entier, et quelquefois plusieurs dans l’année pour certaines appellations : la cérémonie du Biou en pays d’Arbois, la percée du vin jaune en terroir jurassien, les festivités de la Saint-Vincent tournante qui animent la Bourgogne en hiver, la route du moût que l’on célèbre en charrettes sur les routes de Payerne, on pourrait y consacrer un guide entier. Tout comme il est très risqué d’avancer un chiffre devant la pléthore de confréries érigées à la gloire des libations bachiques : les Chevaliers du Tastevin à Vougeot, les Chevaliers de la Chantepleure à Couvray, la Compagnie de la Dive Bouteille à Bourgueil, la Confrérie Saint-Étienne en Alsace, la Jurade de Saint-Émilion, la Commanderie du Bontemps pour le Médoc et les Graves, si l’on doit ne citer que les plus médiatiques.
Il y a plus de dix ans, toujours habité par mes questionnements autour du vin, j’ai eu l’idée de créer une série romanesque mêlant l’œnologie à des intrigues policières. L’alliage devait être bon puisque la première personne devant qui j’ai évoqué le sujet s’est d’emblée portée volontaire pour me suivre dans cette aventure. Comme j’allais enquêter sur le vin, autant avoir un “alcoolyte”. À cette époque-là, je n’imaginais pas que, le succès aidant, je serais approché par quelques-unes de ces confréries pour y être intronisé. J’ai toujours décliné avec la plus grande courtoisie. Aussi joyeuse soit la cérémonie, on ne me mettra pas un ruban et une médaille autour du cou. Je ne suis pas un écrivain pour concours agricole. Certains aiment ça et recherchent ces honneurs. Il leur faut un adoubement qui leur donne le sentiment d’appartenir à un conclave. A-t-on jamais vu des producteurs de céréales, de betteraves ou de tournesol se réunir en cénacle, s’enturbanner d’un prestige d’opérette, et demander que l’on prête allégeance à leur corporation ? Que je sache, il n’en existe pas. Et pourtant, le pain, le sucre et l’huile tiennent une part fondamentale dans notre alimentation. Le monde du vin se sent ailleurs, au-dessus de la paysannerie commune.
Il existe des vignerons qui se mettent en scène, jargonnent et poétisent dans des postures de diva. On en connaît de ces châtelains infatués, lyriques à l’excès, embourbés dans un discours où la niaiserie bucolique le dispute à la boursouflure sémantique. Parmi eux, il y a un hobereau médocain particulièrement logorrhéique dont nous tairons le nom par charité. Il en devient presque touchant dans ses déclamations, dans son désir de paraître et son appel aux muses pour mieux glorifier son attachement au terroir. Pour l’absoudre, il est vrai que la littérature a énormément contribué à l’exaltation de la vigne et du vin. Je ne résiste pas à la tentation de citer Baudelaire : “Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.” Ce n’est pas tant d’éthylisme et encore moins d’ivrognerie dont il parle, mais tout simplement d’exaltation et d’extase. De Platon à Bukowski, d’Homère à Blondin, de Villon à Cioran, le sang des vignes a été honoré avec ferveur. Nul besoin de tous les convier mais la table leur reste ouverte. Rabelais comptait parmi les buveurs d’expérience et il fallait son génie pour faire naître un personnage tel que Gargantua braillant : “A boyre ! A boyre !”, à peine sorti de l’œuf. Quand Montesquieu parlait de vin, il était davantage propriétaire terrien que littérateur, alors que Montaigne, en Bordelais épicurien, n’a jamais trahi sa plume. À l’inverse de Lamartine qui connaissait parfaitement son terroir, Mauriac était un piètre vigneron, il est vrai qu’il valait mieux couper son Malagar avec de l’eau tant il était raboteux. Colette a certainement écrit les pages les plus pénétrantes et sensibles qui soient quand elle replongeait dans son enfance bourguignonne. Les grands poètes ont souvent écrit entre deux verres, et l’on songe aux illuminations tantôt sinueuses ou brumeuses de Poe, Musset, Verlaine, Rimbaud, Queneau et de tant d’autres dont le génie capiteux s’est répandu sur la nappe. Prévert qui aimait à siroter son “ballon de côte” aux terrasses de Paname avait compris que “la nature a horreur des bouteilles vides”. De l’autre côté de l’océan, Faulkner, Hemingway, Scott, Fitzgerald, Lowry, London et Kerouac ont jeté leur désespérance comme on jette des bouteilles à la mer. Oui, les écrivains ont fait couler autant d’encre qu’ils ont éclusé de flacons. »
Fuir l’ivresse (p. 35-37)
Des effets de la mondialisation (p. 57-60)
Extrait court
« L’amateur de vin, familier des tables gourmandes, aime à se gargariser de termes sophistiqués, d’expressions vives et tranchantes, d’évocations précises. Les mots lui montent à la bouche avec facilité dès que le vin s’offre à lui. Le lexique de la dégustation est d’une richesse inouïe pour qui veut confier ses émotions. Les grandes familles d’arômes se déclinent en séries : animale, florale, fruitée, végétale, boisée, épicée, éthérée, balsamique et empyreumatique. Autrement dit et plus simplement, on peut voir défiler successivement le gibier, l’aubépine, le pruneau, le foin, l’acacia, la muscade, l’acétone, la résine et le cuir de Russie. Il existe d’infinies nuances qui permettent de ciseler une première perception. La cerise peut être griotte, bigarreau, merise ou kirsch ; les agrumes se déploient de la bergamote jusqu’au pamplemousse en passant par le cédrat, le citron et l’orange ; l’odeur de la pierre à fusil n’est pas celle de la poudre, tout comme la brioche n’est pas du pain grillé ; le champignon se doit d’être nommé pour différencier un arôme proche de la girolle, du bolet ou de la truffe ; l’humus ne doit pas être confondu avec la mousse des sous-bois? On peut hésiter entre la bruyère et le genêt, entre la jacinthe et le narcisse, entre le camphre et la térébenthine? Toute cette terminologie liée à la palette aromatique est usuelle, elle participe des codes de reconnaissance, des usages qui permettent de parler le même langage et de se comprendre. Il apparaît assez peu de nouvelles caractéristiques. On les accepte avec parcimonie, mais gare à celui qui aurait trop d’imagination. Et puisqu’on parle le plus sérieusement du monde de pipi de chat ou de souris (c’est selon son camp), et qu’il est même admis de citer la fraise Tagada lorsqu’on décèle un parfum de bonbon acidulé, pourquoi ne pas en créer de nouveaux ? Le pneu brûlé après dérapage contrôlé, la vieille soutane de curé, la lessive qui sèche au soleil, le réfrigérateur javellisé, le pot-au-feu de mamie, le métro aux heures de pointe? Il faudrait se sentir libre de dire ce que l’on ressent sans tenir cas des nomenclatures officielles. Mais les innovations ne sont pas nécessairement prisées dans un milieu qui se complaît volontiers dans ses traditions les plus folkloriques. On dénombre une quantité invraisemblable de fêtes et de manifestations dans les vignobles du monde entier, et quelquefois plusieurs dans l’année pour certaines appellations : la cérémonie du Biou en pays d’Arbois, la percée du vin jaune en terroir jurassien, les festivités de la Saint-Vincent tournante qui animent la Bourgogne en hiver, la route du moût que l’on célèbre en charrettes sur les routes de Payerne, on pourrait y consacrer un guide entier. Tout comme il est très risqué d’avancer un chiffre devant la pléthore de confréries érigées à la gloire des libations bachiques : les Chevaliers du Tastevin à Vougeot, les Chevaliers de la Chantepleure à Couvray, la Compagnie de la Dive Bouteille à Bourgueil, la Confrérie Saint-Étienne en Alsace, la Jurade de Saint-Émilion, la Commanderie du Bontemps pour le Médoc et les Graves, si l’on doit ne citer que les plus médiatiques.
Il y a plus de dix ans, toujours habité par mes questionnements autour du vin, j’ai eu l’idée de créer une série romanesque mêlant l’œnologie à des intrigues policières. L’alliage devait être bon puisque la première personne devant qui j’ai évoqué le sujet s’est d’emblée portée volontaire pour me suivre dans cette aventure. Comme j’allais enquêter sur le vin, autant avoir un “alcoolyte”. À cette époque-là, je n’imaginais pas que, le succès aidant, je serais approché par quelques-unes de ces confréries pour y être intronisé. J’ai toujours décliné avec la plus grande courtoisie. Aussi joyeuse soit la cérémonie, on ne me mettra pas un ruban et une médaille autour du cou. Je ne suis pas un écrivain pour concours agricole. Certains aiment ça et recherchent ces honneurs. Il leur faut un adoubement qui leur donne le sentiment d’appartenir à un conclave. A-t-on jamais vu des producteurs de céréales, de betteraves ou de tournesol se réunir en cénacle, s’enturbanner d’un prestige d’opérette, et demander que l’on prête allégeance à leur corporation ? Que je sache, il n’en existe pas. Et pourtant, le pain, le sucre et l’huile tiennent une part fondamentale dans notre alimentation. Le monde du vin se sent ailleurs, au-dessus de la paysannerie commune.
Il existe des vignerons qui se mettent en scène, jargonnent et poétisent dans des postures de diva. On en connaît de ces châtelains infatués, lyriques à l’excès, embourbés dans un discours où la niaiserie bucolique le dispute à la boursouflure sémantique. Parmi eux, il y a un hobereau médocain particulièrement logorrhéique dont nous tairons le nom par charité. Il en devient presque touchant dans ses déclamations, dans son désir de paraître et son appel aux muses pour mieux glorifier son attachement au terroir. Pour l’absoudre, il est vrai que la littérature a énormément contribué à l’exaltation de la vigne et du vin. Je ne résiste pas à la tentation de citer Baudelaire : “Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.” Ce n’est pas tant d’éthylisme et encore moins d’ivrognerie dont il parle, mais tout simplement d’exaltation et d’extase. De Platon à Bukowski, d’Homère à Blondin, de Villon à Cioran, le sang des vignes a été honoré avec ferveur. Nul besoin de tous les convier mais la table leur reste ouverte. Rabelais comptait parmi les buveurs d’expérience et il fallait son génie pour faire naître un personnage tel que Gargantua braillant : “A boyre ! A boyre !”, à peine sorti de l’œuf. Quand Montesquieu parlait de vin, il était davantage propriétaire terrien que littérateur, alors que Montaigne, en Bordelais épicurien, n’a jamais trahi sa plume. À l’inverse de Lamartine qui connaissait parfaitement son terroir, Mauriac était un piètre vigneron, il est vrai qu’il valait mieux couper son Malagar avec de l’eau tant il était raboteux. Colette a certainement écrit les pages les plus pénétrantes et sensibles qui soient quand elle replongeait dans son enfance bourguignonne. Les grands poètes ont souvent écrit entre deux verres, et l’on songe aux illuminations tantôt sinueuses ou brumeuses de Poe, Musset, Verlaine, Rimbaud, Queneau et de tant d’autres dont le génie capiteux s’est répandu sur la nappe. Prévert qui aimait à siroter son “ballon de côte” aux terrasses de Paname avait compris que “la nature a horreur des bouteilles vides”. De l’autre côté de l’océan, Faulkner, Hemingway, Scott, Fitzgerald, Lowry, London et Kerouac ont jeté leur désespérance comme on jette des bouteilles à la mer. Oui, les écrivains ont fait couler autant d’encre qu’ils ont éclusé de flacons. »
(p. 82-86)
Fuir l’ivresse (p. 35-37)
Des effets de la mondialisation (p. 57-60)
Extrait court