Immensité :
« Une fois les dangers identifiés, évalués et écartés, les pierres et les voyages qu’elles nécessitent parfois pour les trouver renforcent la vie de façon durable, mais aussi l’esprit. J’allai ainsi de par le monde, gainant mes os de muscles désormais entretenus par la marche et l’effort, quand je m’ouvris aux météorites venues des confins de l’univers, tombées en proportion égale sur toute la surface de la Terre, mais repérables surtout sur le front des glaciers et dans les déserts. Devant le gigantisme du désert et l’horizon infini qui s’étend autour du 4x4 roulant depuis des heures, voire des jours, loin de toute habitation et présence humaine, que ce soit un campement de nomades, une route asphaltée ou un puits, la perte de repères saisit le voyageur. Et couché à la belle étoile sous une voûte céleste fourmillant d’astres invisibles dans nos nuits occidentales polluées par les lumières artificielles, il laisse son esprit se dilater et se dissoudre dans cet espace où terre et ciel se confondent, jusqu’à la conscience de faire partie de ce Tout. Plus rien alors n’a d’importance, ni les soucis, ni les souffrances, et le voici envahi par un sentiment étrange. L’impression d’être une particule infime et dérisoire de l’univers se mêle à une paix profonde et à la certitude d’être habité par une force tranquille. Il serait présomptueux d’avancer que la puissance du cosmos nous investit et que, en ces instants de grâce, nous la rejoignons, mais cette sensation de communion et d’invincibilité est bien réelle. J’ai perdu pied, au sens propre et figuré du terme, lors d’un séjour dans le désert d’Oman, à quelques centaines de kilomètres de la frontière avec le Yémen. Nous passions d’un bassin de phosphate immaculé à un autre, sans jamais pouvoir s’arrêter au risque de nous y enfoncer. Nous repérions à vue des météorites noires comme le charbon, dans l’espoir de trouver une carbonée, espoir récompensé d’ailleurs au retour. Notre progression relevait plus de la navigation que de la conduite. Des gerbes de poussière blanche et pulvérulente comme du talc, soulevées par nos véhicules, montaient à plus de 10 mètres. La nuit venue, nous dressions le campement entre les deux Toyota dont la blancheur fluorescente défiait le ciel étoilé. À minuit, une envie pressante m’obligea à m’éloigner du bivouac, et je me mis à marcher dans la nuit piquée de milliards d’astres vibrants. Ébahi, tête renversée, j’avançai de plus en plus loin. Un phénomène étrange se produisit alors. Je ne sentais plus le contact du sol plat et régulier. Il me semblait voler littéralement. Une extase totale annihilait ma conscience comme si je m’étais détaché de mon enveloppe charnelle. La frayeur de me perdre me rattrapa à temps. Le plongeur de l’extrême arrachant son masque et son matériel pour s’enfoncer à jamais dans les abysses, l’alpiniste qui par manque d’oxygène devient fou et s’échappe du camp de base pour gravir sans assistance la montagne, tout cela arrive par saturation du cerveau en gaz, ou par déficit d’oxygène.
Dans le désert, la perte de repères, liée parfois à la fatigue et à la faim, peut pousser le chasseur de météorites à disparaître ainsi à l’horizon, j’en suis certain. Le désert, avec tout ce qu’il a de primitif, et le cosmos qui le surplombe et lui répond, sont propices à ce type de réaction où l’intimité du monde intérieur entre en résonance avec l’univers. Théodore Monod relate parfaitement ses expériences mystiques dans Le Chercheur d’absolu et bien d’autres ouvrages. Or on retrouve cet oubli de soi dans la contemplation des pierres, une fois rapportées de voyage, et qui correspond à ce que Kant appelait “le sentiment du beau et du sublime”. Comme les lettrés chinois, le collectionneur peut passer des heures sans penser, à observer passivement un de ses spécimens d’exception. Le temps de la vie quotidienne n’existe plus. Les réflexions se noient dans un état d’inconscience éveillée. Les contraintes disparaissent au profit d’une plénitude totale. Il n’est pas rare qu’après une expérience de ce type, au retour d’un voyage ou même d’un musée où il a découvert des spécimens hors du commun devant lesquels il est tombé en pâmoison, un fou de pierres reconsidère subitement sa vie personnelle et son activité de prospecteur ou de collectionneur. Le désert fait prendre conscience de façon très vive de la vanité de nos existences occidentales qui toujours nous poussent à aller vite, à dépendre de l’hypercommunication, à céder à la rentabilité, à être victimes et acteurs du bruit, de la consommation, du stress et de la pollution. En quête de pierres, nos priorités redeviennent l’observation, la lenteur et la réflexion, l’amitié et la solidarité nécessaires à l’esprit d’équipe qui guide et soude une expédition. Cette navigation entre les infinis des espaces céleste et terrestre, et notre espace intérieur dans lequel nous plongeons à la recherche d’authenticité et de sérénité, conduit parfois à l’émergence de vérités amères, trop longtemps refoulées par les trépidations de la vie moderne. Certains font alors le point et décident de changer complètement d’existence. Il en est qui vendent la totalité de leur collection, passent à autre chose ou abandonnent toute envie de possession pour s’orienter vers la réflexion pure ou des considérations philosophiques ou mystiques liées aux fossiles, aux minéraux et aux météorites. J’ai connu un homme féru de météorites, chimiste de formation, à l’esprit terriblement rationnel, qui était devenu quasiment un gourou. Son illumination subite n’avait rien de mercantile, elle était profondément sincère. »
Pierres de rêve (p. 44-45)
Traque de météorites (p. 74-78)
Extrait court
« Une fois les dangers identifiés, évalués et écartés, les pierres et les voyages qu’elles nécessitent parfois pour les trouver renforcent la vie de façon durable, mais aussi l’esprit. J’allai ainsi de par le monde, gainant mes os de muscles désormais entretenus par la marche et l’effort, quand je m’ouvris aux météorites venues des confins de l’univers, tombées en proportion égale sur toute la surface de la Terre, mais repérables surtout sur le front des glaciers et dans les déserts. Devant le gigantisme du désert et l’horizon infini qui s’étend autour du 4x4 roulant depuis des heures, voire des jours, loin de toute habitation et présence humaine, que ce soit un campement de nomades, une route asphaltée ou un puits, la perte de repères saisit le voyageur. Et couché à la belle étoile sous une voûte céleste fourmillant d’astres invisibles dans nos nuits occidentales polluées par les lumières artificielles, il laisse son esprit se dilater et se dissoudre dans cet espace où terre et ciel se confondent, jusqu’à la conscience de faire partie de ce Tout. Plus rien alors n’a d’importance, ni les soucis, ni les souffrances, et le voici envahi par un sentiment étrange. L’impression d’être une particule infime et dérisoire de l’univers se mêle à une paix profonde et à la certitude d’être habité par une force tranquille. Il serait présomptueux d’avancer que la puissance du cosmos nous investit et que, en ces instants de grâce, nous la rejoignons, mais cette sensation de communion et d’invincibilité est bien réelle. J’ai perdu pied, au sens propre et figuré du terme, lors d’un séjour dans le désert d’Oman, à quelques centaines de kilomètres de la frontière avec le Yémen. Nous passions d’un bassin de phosphate immaculé à un autre, sans jamais pouvoir s’arrêter au risque de nous y enfoncer. Nous repérions à vue des météorites noires comme le charbon, dans l’espoir de trouver une carbonée, espoir récompensé d’ailleurs au retour. Notre progression relevait plus de la navigation que de la conduite. Des gerbes de poussière blanche et pulvérulente comme du talc, soulevées par nos véhicules, montaient à plus de 10 mètres. La nuit venue, nous dressions le campement entre les deux Toyota dont la blancheur fluorescente défiait le ciel étoilé. À minuit, une envie pressante m’obligea à m’éloigner du bivouac, et je me mis à marcher dans la nuit piquée de milliards d’astres vibrants. Ébahi, tête renversée, j’avançai de plus en plus loin. Un phénomène étrange se produisit alors. Je ne sentais plus le contact du sol plat et régulier. Il me semblait voler littéralement. Une extase totale annihilait ma conscience comme si je m’étais détaché de mon enveloppe charnelle. La frayeur de me perdre me rattrapa à temps. Le plongeur de l’extrême arrachant son masque et son matériel pour s’enfoncer à jamais dans les abysses, l’alpiniste qui par manque d’oxygène devient fou et s’échappe du camp de base pour gravir sans assistance la montagne, tout cela arrive par saturation du cerveau en gaz, ou par déficit d’oxygène.
Dans le désert, la perte de repères, liée parfois à la fatigue et à la faim, peut pousser le chasseur de météorites à disparaître ainsi à l’horizon, j’en suis certain. Le désert, avec tout ce qu’il a de primitif, et le cosmos qui le surplombe et lui répond, sont propices à ce type de réaction où l’intimité du monde intérieur entre en résonance avec l’univers. Théodore Monod relate parfaitement ses expériences mystiques dans Le Chercheur d’absolu et bien d’autres ouvrages. Or on retrouve cet oubli de soi dans la contemplation des pierres, une fois rapportées de voyage, et qui correspond à ce que Kant appelait “le sentiment du beau et du sublime”. Comme les lettrés chinois, le collectionneur peut passer des heures sans penser, à observer passivement un de ses spécimens d’exception. Le temps de la vie quotidienne n’existe plus. Les réflexions se noient dans un état d’inconscience éveillée. Les contraintes disparaissent au profit d’une plénitude totale. Il n’est pas rare qu’après une expérience de ce type, au retour d’un voyage ou même d’un musée où il a découvert des spécimens hors du commun devant lesquels il est tombé en pâmoison, un fou de pierres reconsidère subitement sa vie personnelle et son activité de prospecteur ou de collectionneur. Le désert fait prendre conscience de façon très vive de la vanité de nos existences occidentales qui toujours nous poussent à aller vite, à dépendre de l’hypercommunication, à céder à la rentabilité, à être victimes et acteurs du bruit, de la consommation, du stress et de la pollution. En quête de pierres, nos priorités redeviennent l’observation, la lenteur et la réflexion, l’amitié et la solidarité nécessaires à l’esprit d’équipe qui guide et soude une expédition. Cette navigation entre les infinis des espaces céleste et terrestre, et notre espace intérieur dans lequel nous plongeons à la recherche d’authenticité et de sérénité, conduit parfois à l’émergence de vérités amères, trop longtemps refoulées par les trépidations de la vie moderne. Certains font alors le point et décident de changer complètement d’existence. Il en est qui vendent la totalité de leur collection, passent à autre chose ou abandonnent toute envie de possession pour s’orienter vers la réflexion pure ou des considérations philosophiques ou mystiques liées aux fossiles, aux minéraux et aux météorites. J’ai connu un homme féru de météorites, chimiste de formation, à l’esprit terriblement rationnel, qui était devenu quasiment un gourou. Son illumination subite n’avait rien de mercantile, elle était profondément sincère. »
(p. 64-68)
Pierres de rêve (p. 44-45)
Traque de météorites (p. 74-78)
Extrait court