L’art et les lettres :
« On dit que Marcel Proust aurait consacré sa dernière sortie à son cher Vermeer en se rendant à une rétrospective du peintre présentée au Jeu de paume. L’effort physique d’une visite semble parfois considérable quand on surprend les grimaces de douleur sur le visage de personnes qui s’accrochent pour gravir une marche, se traîner devant une œuvre. Par contraste, leur plaisir paraît une délivrance quand on les retrouve en contemplation. Au Louvre, et ailleurs de plus en plus, une galerie est ouverte aux aveugles. Des reproductions de sculptures sont là pour être visitées par le toucher. Il est très beau de voir des mains se lancer sur les lignes, réinventer l’évidence des courbes, tâtonner pour mieux lire ; émouvant de sentir la concentration, au-delà des yeux, de tout un corps jusqu’au moment où, pour lui aussi, la matière se lève. Il ne s’agit plus seulement de charme, mais d’envoûtement. Aucune animation virtuelle ne peut rivaliser avec l’excitation que provoque le contact avec la réalité de la matière. On peut sur ce point envier les restaurateurs, surtout ceux qui ont besoin de sentir vibrer les matériaux sous leurs doigts. Leur témoignage peut se révéler désarmant de simplicité quand ils reconnaissent que l’invisible est un cri qui leur saute aux yeux, aux mains. Ils ne font pas que chercher la substance, c’est une reconnaissance qui vient aussi du plaisir du contact avec la matière.
Ce n’est pas une sensation de projection quand il s’agit d’apprécier la finesse de la faïence, la fragilité de la céramique, de s’émouvoir des épitaphes laissées sur le basalte, le calcaire, la craie, le marbre, de se mesurer face aux formes que le bois peut prendre pour accompagner les morts avec les cercueils figuratifs des Ga, groupe ethnique du sud du Ghana. On sent le souffle du désert en voyant le grès rouge des massifs bustes masculins du musée de Riyad. De la baie d’Aboukir à l’alcôve intime d’une salle du musée d’Alexandrie, une mystérieuse déesse doit aussi son pouvoir de séduction à son corps de granit noir. De même qu’une bonne recette de cuisine s’apparente à une alchimie, et laisse dans la bouche un goût qui transcende les ingrédients qui la composent, l’impression esthétique qu’on ressent dans les musées consiste, par-delà les techniques et les éléments dont elle est faite, à constater l’empreinte de l’œuvre en nous. Comme une cicatrice, nous en cherchons le sceau dans nos sens. Le bouleversement peut aller jusqu’au débordement de la raison, au vacillement : le fameux syndrome de Stendhal. Bien sûr, à force d’arpenter les musées, on finit par acquérir un regard informé, expert ; pourtant, l’essentiel n’est pas de reconnaître l’artiste avant d’avoir lu sa signature. C’est d’arriver à percevoir autour sans se couper de l’environnement, sans négliger les circonstances, c’est repérer le détail qui fait la différence. À Venise, ce que je retiens de la basilique Saint-Marc, c’est une modeste empreinte, le jeu de marelle gravé dans la pierre d’un banc. Quel plaisir de retrouver, plus tard, un semblable dessin sur le banc du cloître de la cathédrale de Barcelone ! La visite d’un musée n’a de valeur que dans les traces intimes qu’elles laissent en nous, dans les remarques et les regards des gens qui nous accompagnent et, partant, transforment notre propre regard. Comme l’écrivait John Keats, “Rien ne devient jamais réel tant qu’on ne l’a pas ressenti”. »
Naissance d’une institution (p. 13-16)
Facétieux et vigilants gardiens (p. 60-63)
Extrait court
« On dit que Marcel Proust aurait consacré sa dernière sortie à son cher Vermeer en se rendant à une rétrospective du peintre présentée au Jeu de paume. L’effort physique d’une visite semble parfois considérable quand on surprend les grimaces de douleur sur le visage de personnes qui s’accrochent pour gravir une marche, se traîner devant une œuvre. Par contraste, leur plaisir paraît une délivrance quand on les retrouve en contemplation. Au Louvre, et ailleurs de plus en plus, une galerie est ouverte aux aveugles. Des reproductions de sculptures sont là pour être visitées par le toucher. Il est très beau de voir des mains se lancer sur les lignes, réinventer l’évidence des courbes, tâtonner pour mieux lire ; émouvant de sentir la concentration, au-delà des yeux, de tout un corps jusqu’au moment où, pour lui aussi, la matière se lève. Il ne s’agit plus seulement de charme, mais d’envoûtement. Aucune animation virtuelle ne peut rivaliser avec l’excitation que provoque le contact avec la réalité de la matière. On peut sur ce point envier les restaurateurs, surtout ceux qui ont besoin de sentir vibrer les matériaux sous leurs doigts. Leur témoignage peut se révéler désarmant de simplicité quand ils reconnaissent que l’invisible est un cri qui leur saute aux yeux, aux mains. Ils ne font pas que chercher la substance, c’est une reconnaissance qui vient aussi du plaisir du contact avec la matière.
Ce n’est pas une sensation de projection quand il s’agit d’apprécier la finesse de la faïence, la fragilité de la céramique, de s’émouvoir des épitaphes laissées sur le basalte, le calcaire, la craie, le marbre, de se mesurer face aux formes que le bois peut prendre pour accompagner les morts avec les cercueils figuratifs des Ga, groupe ethnique du sud du Ghana. On sent le souffle du désert en voyant le grès rouge des massifs bustes masculins du musée de Riyad. De la baie d’Aboukir à l’alcôve intime d’une salle du musée d’Alexandrie, une mystérieuse déesse doit aussi son pouvoir de séduction à son corps de granit noir. De même qu’une bonne recette de cuisine s’apparente à une alchimie, et laisse dans la bouche un goût qui transcende les ingrédients qui la composent, l’impression esthétique qu’on ressent dans les musées consiste, par-delà les techniques et les éléments dont elle est faite, à constater l’empreinte de l’œuvre en nous. Comme une cicatrice, nous en cherchons le sceau dans nos sens. Le bouleversement peut aller jusqu’au débordement de la raison, au vacillement : le fameux syndrome de Stendhal. Bien sûr, à force d’arpenter les musées, on finit par acquérir un regard informé, expert ; pourtant, l’essentiel n’est pas de reconnaître l’artiste avant d’avoir lu sa signature. C’est d’arriver à percevoir autour sans se couper de l’environnement, sans négliger les circonstances, c’est repérer le détail qui fait la différence. À Venise, ce que je retiens de la basilique Saint-Marc, c’est une modeste empreinte, le jeu de marelle gravé dans la pierre d’un banc. Quel plaisir de retrouver, plus tard, un semblable dessin sur le banc du cloître de la cathédrale de Barcelone ! La visite d’un musée n’a de valeur que dans les traces intimes qu’elles laissent en nous, dans les remarques et les regards des gens qui nous accompagnent et, partant, transforment notre propre regard. Comme l’écrivait John Keats, “Rien ne devient jamais réel tant qu’on ne l’a pas ressenti”. »
(p. 74-76)
Naissance d’une institution (p. 13-16)
Facétieux et vigilants gardiens (p. 60-63)
Extrait court