Facétieux et vigilants gardiens :
« À pas plus lents que les nôtres se déplacent les gardiens – sauf s’ils ont repéré une échappée volontaire de mains qui, non contentes de se coller sur un marbre antique, tentent d’y faire un petit prélèvement souvenir. La démarche de ces vaillants arpenteurs de parquet ciré, généralement marquée par un tempo modéré, est de plus parfaitement régulière, gouvernée par un parcours invisible à nos yeux, pour ainsi dire métronomique. Mais quand les surveillants sont dotés de leur arme, le sifflet, ils peuvent rester assis. L’art contemporain, qui attire de plus en plus de monde, est parfois difficile à circonscrire. Gabriel Orozco a exposé son travail à la galerie sud du Centre Georges-Pompidou – chez Bob pour les intimes. Imaginez un immense plateau vide, avec des œuvres placées sur trois axes de lecture, murs, sol et tables. Il y a de quoi être déstabilisé, autant par le vide omniprésent que par la variété de médias utilisés, sans compter que seule une vitre sépare le visiteur de la rue. Dès lors, étrangement, il marche presque à tâtons, craignant le coup de sifflet. Croyant légitime de se pencher sur une table pour regarder ce qu’il y a dessus, il commet un terrible impair : pauvre de lui, il n’a pas vu la bande blanche par terre, et, même après le rappel à l’ordre, il croit que c’est un autre qui a fait la faute, avant de comprendre grâce à l’œil réprobateur de son voisin que c’est son pied qui dépasse. Pour les piétons de la culture aussi, il y a des frontières et des limites.
Parfois, l’ambiance d’une visite peut devenir électrique. Dans l’exposition “Picasso et les maîtres”, une salle était tout entière dévolue aux variations que Picasso a effectuées sur les Femmes d’Alger de Delacroix. Les photos étaient interdites (ce qui est toujours le cas quand les tableaux sont prêtés, pour une question de droits de reproduction), la salle trop petite et les visiteurs nombreux voire fébriles. Les gardiens, transformés en diables bondissants, surgissaient devant les appareils en criant “No picture please !”, et quand le nez de certains curieux manquait transpercer les toiles, ils devenaient nerveux. Constatant qu’il me serait impossible de repérer autre chose qu’un bout de toile ce jour-là, j’assistai à la représentation, je veux dire au match : touristes contre gardiens. Les premiers gagnèrent, s’ingéniant par défi à prendre des photos. À la fin, les seconds s’étalèrent devant les tableaux : on verrait leurs visages détendus sur maints albums de voyage? Qui a dit qu’on s’ennuyait dans les musées ?
Il arrive aussi que le gardien soit en visite sur son propre lieu de surveillance ; au coup d’œil furtif qu’il ose à peine lancer sur les œuvres, on devine qu’il n’a pas trop l’autorisation de le faire. Soit c’est un nouveau, soit c’est l’exposition qui est nouvelle, se dit-on alors. Quoi qu’il en soit, c’est la marque d’une attention dont les visiteurs peuvent tirer avantage en discutant avec ces employés curieux qui, discrets, les oreilles attentives, finissent par en savoir autant que les guides, du moins autant que leurs discours, et qui se font une joie de transmettre ce qu’ils ont découvert au fil de leur expérience. J’en reconnais certains que je retrouve avec plaisir. Qui a dit que les gardiens ne savaient rien ? »
Naissance d’une institution (p. 13-16)
L’art et les lettres (p. 74-76)
Extrait court
« À pas plus lents que les nôtres se déplacent les gardiens – sauf s’ils ont repéré une échappée volontaire de mains qui, non contentes de se coller sur un marbre antique, tentent d’y faire un petit prélèvement souvenir. La démarche de ces vaillants arpenteurs de parquet ciré, généralement marquée par un tempo modéré, est de plus parfaitement régulière, gouvernée par un parcours invisible à nos yeux, pour ainsi dire métronomique. Mais quand les surveillants sont dotés de leur arme, le sifflet, ils peuvent rester assis. L’art contemporain, qui attire de plus en plus de monde, est parfois difficile à circonscrire. Gabriel Orozco a exposé son travail à la galerie sud du Centre Georges-Pompidou – chez Bob pour les intimes. Imaginez un immense plateau vide, avec des œuvres placées sur trois axes de lecture, murs, sol et tables. Il y a de quoi être déstabilisé, autant par le vide omniprésent que par la variété de médias utilisés, sans compter que seule une vitre sépare le visiteur de la rue. Dès lors, étrangement, il marche presque à tâtons, craignant le coup de sifflet. Croyant légitime de se pencher sur une table pour regarder ce qu’il y a dessus, il commet un terrible impair : pauvre de lui, il n’a pas vu la bande blanche par terre, et, même après le rappel à l’ordre, il croit que c’est un autre qui a fait la faute, avant de comprendre grâce à l’œil réprobateur de son voisin que c’est son pied qui dépasse. Pour les piétons de la culture aussi, il y a des frontières et des limites.
Parfois, l’ambiance d’une visite peut devenir électrique. Dans l’exposition “Picasso et les maîtres”, une salle était tout entière dévolue aux variations que Picasso a effectuées sur les Femmes d’Alger de Delacroix. Les photos étaient interdites (ce qui est toujours le cas quand les tableaux sont prêtés, pour une question de droits de reproduction), la salle trop petite et les visiteurs nombreux voire fébriles. Les gardiens, transformés en diables bondissants, surgissaient devant les appareils en criant “No picture please !”, et quand le nez de certains curieux manquait transpercer les toiles, ils devenaient nerveux. Constatant qu’il me serait impossible de repérer autre chose qu’un bout de toile ce jour-là, j’assistai à la représentation, je veux dire au match : touristes contre gardiens. Les premiers gagnèrent, s’ingéniant par défi à prendre des photos. À la fin, les seconds s’étalèrent devant les tableaux : on verrait leurs visages détendus sur maints albums de voyage? Qui a dit qu’on s’ennuyait dans les musées ?
Il arrive aussi que le gardien soit en visite sur son propre lieu de surveillance ; au coup d’œil furtif qu’il ose à peine lancer sur les œuvres, on devine qu’il n’a pas trop l’autorisation de le faire. Soit c’est un nouveau, soit c’est l’exposition qui est nouvelle, se dit-on alors. Quoi qu’il en soit, c’est la marque d’une attention dont les visiteurs peuvent tirer avantage en discutant avec ces employés curieux qui, discrets, les oreilles attentives, finissent par en savoir autant que les guides, du moins autant que leurs discours, et qui se font une joie de transmettre ce qu’ils ont découvert au fil de leur expérience. J’en reconnais certains que je retrouve avec plaisir. Qui a dit que les gardiens ne savaient rien ? »
(p. 60-63)
Naissance d’une institution (p. 13-16)
L’art et les lettres (p. 74-76)
Extrait court