Naissance d’une institution :
« En 1776 paraît l’Almanach parisien en faveur des étrangers et des personnes curieuses. Tourisme et exotisme seraient-ils les deux mamelles de la naissance des musées ? Qu’est-ce qui fait courir Benjamin Franklin, Linné, et même Voltaire et Haendel jusqu’aux 79 575 objets collectés à Londres par le docteur Sloane ? Les cabinets de curiosités, ces temples du bizarre, sont considérés comme les ancêtres de l’institution muséographique. On peut encore deviner leur attrait en se rendant à la maison Deyrolle, à Paris : on s’y perd au milieu d’une multitude d’objets remarquables, certains à pattes, d’autres à plumes, sans oublier pierres et fossiles, qui participent à l’éclectisme d’un lieu quasi mythique. Curiosité scientifique et émerveillement prévalent encore en ces lieux, dont le propriétaire a créé un musée vivant de la tomate. Le potager du château de la Bourdaisière, en Touraine, est un observatoire gourmand. Si vous avez le privilège de croiser le jardinier, qui est intarissable sur le sujet, il se réjouira de votre air béat suspendu aux centaines de plants qui abritent formes et couleurs des plus variées. Et si vous le voyez fouiller le sol et vous tendre un morceau de chair tendre et sucrée accompagné d’une feuille de menthe chocolat, soyez heureux ! Nous sommes peut-être loin de l’art mais la source est la même : une passion bordée de curiosité.
Quel est le moteur des collections ? Le besoin de découvrir, de chercher, de surprendre ? Mais aussi celui de posséder, de briller, de s’affirmer en puissance et en gloire. Si les collections royales et princières ont régalé lettrés et amateurs, elles ont aussi cultivé les artisans et les artistes en nourrissant leur imagination et leur désir de connaissance. L’effervescence intellectuelle qui modifie la vision de l’homme, et gagne souverains et institutions à l’époque des Lumières pousse une foule de plus en plus variée vers les cabinets privés. Ce n’est pas un hasard si à Saint-Pétersbourg s’ouvre en 1719 un cabinet public par la volonté de Pierre le Grand : “Que le peuple voie et s’instruise.” On ne juge plus le peuple incapable de penser, même les femmes sont admises, ce qui en choque certains. En Angleterre, apparaît sur l’acte de fondation du British Museum signé en 1753 la mention suivante : “Pour l’usage public de la postérité.” En France, le temps de la monarchie absolue rencontre celui de la Révolution. L’abolition des privilèges, c’est aussi l’accès à la culture pour tous, ou du moins la volonté d’agir dans ce sens ; le ticket d’entrée remplace la lettre d’introduction. En 1793, le Louvre entame sa métamorphose : la résidence royale devient un muséum.
La naissance des musées illustre en somme la sortie en public des collections individuelles, associée à une nouvelle prise de conscience de la valeur et du sens de l’histoire, grâce à l’émergence de la notion de patrimoine. On hésite davantage à détruire le passé sans y prêter attention, on veille à transmettre un héritage. De plus, on croit fermement que le progrès est lié au savoir et à sa diffusion. Cet esprit est encore vivace au musée des Arts et Métiers, véritable trait d’union entre l’art et la mémoire. Dans ce haut lieu de l’invention technique, la succession de pièces remplies d’outils, de machines et d’instruments scientifiques procure une sensation vertigineuse qui confine à la noyade. Le charme de la science n’agit pas sur tout le monde, et l’on peut s’y trouver comme moi fasciné jusqu’à l’effroi, ou y chercher une stimulante émulation, comme Chaptal qui commentait ainsi sa visite : “Pressez-vous, artistes estimables, allez considérer le produit du génie et de la patience de vos confrères, que votre âme, pétrie d’admiration, en sorte tourmentée du besoin d’y placer un chef-d’œuvre de votre invention.” Une des missions les plus nobles des musées est en effet la volonté d’encourager la création. Le simple néophyte y éprouve, quant à lui, la délectation propre à l’envol, celui qui vous emporte, loin de la vie quotidienne, vers les plus lointains rivages. »
Facétieux et vigilants gardiens (p. 60-63)
L’art et les lettres (p. 74-76)
Extrait court
« En 1776 paraît l’Almanach parisien en faveur des étrangers et des personnes curieuses. Tourisme et exotisme seraient-ils les deux mamelles de la naissance des musées ? Qu’est-ce qui fait courir Benjamin Franklin, Linné, et même Voltaire et Haendel jusqu’aux 79 575 objets collectés à Londres par le docteur Sloane ? Les cabinets de curiosités, ces temples du bizarre, sont considérés comme les ancêtres de l’institution muséographique. On peut encore deviner leur attrait en se rendant à la maison Deyrolle, à Paris : on s’y perd au milieu d’une multitude d’objets remarquables, certains à pattes, d’autres à plumes, sans oublier pierres et fossiles, qui participent à l’éclectisme d’un lieu quasi mythique. Curiosité scientifique et émerveillement prévalent encore en ces lieux, dont le propriétaire a créé un musée vivant de la tomate. Le potager du château de la Bourdaisière, en Touraine, est un observatoire gourmand. Si vous avez le privilège de croiser le jardinier, qui est intarissable sur le sujet, il se réjouira de votre air béat suspendu aux centaines de plants qui abritent formes et couleurs des plus variées. Et si vous le voyez fouiller le sol et vous tendre un morceau de chair tendre et sucrée accompagné d’une feuille de menthe chocolat, soyez heureux ! Nous sommes peut-être loin de l’art mais la source est la même : une passion bordée de curiosité.
Quel est le moteur des collections ? Le besoin de découvrir, de chercher, de surprendre ? Mais aussi celui de posséder, de briller, de s’affirmer en puissance et en gloire. Si les collections royales et princières ont régalé lettrés et amateurs, elles ont aussi cultivé les artisans et les artistes en nourrissant leur imagination et leur désir de connaissance. L’effervescence intellectuelle qui modifie la vision de l’homme, et gagne souverains et institutions à l’époque des Lumières pousse une foule de plus en plus variée vers les cabinets privés. Ce n’est pas un hasard si à Saint-Pétersbourg s’ouvre en 1719 un cabinet public par la volonté de Pierre le Grand : “Que le peuple voie et s’instruise.” On ne juge plus le peuple incapable de penser, même les femmes sont admises, ce qui en choque certains. En Angleterre, apparaît sur l’acte de fondation du British Museum signé en 1753 la mention suivante : “Pour l’usage public de la postérité.” En France, le temps de la monarchie absolue rencontre celui de la Révolution. L’abolition des privilèges, c’est aussi l’accès à la culture pour tous, ou du moins la volonté d’agir dans ce sens ; le ticket d’entrée remplace la lettre d’introduction. En 1793, le Louvre entame sa métamorphose : la résidence royale devient un muséum.
La naissance des musées illustre en somme la sortie en public des collections individuelles, associée à une nouvelle prise de conscience de la valeur et du sens de l’histoire, grâce à l’émergence de la notion de patrimoine. On hésite davantage à détruire le passé sans y prêter attention, on veille à transmettre un héritage. De plus, on croit fermement que le progrès est lié au savoir et à sa diffusion. Cet esprit est encore vivace au musée des Arts et Métiers, véritable trait d’union entre l’art et la mémoire. Dans ce haut lieu de l’invention technique, la succession de pièces remplies d’outils, de machines et d’instruments scientifiques procure une sensation vertigineuse qui confine à la noyade. Le charme de la science n’agit pas sur tout le monde, et l’on peut s’y trouver comme moi fasciné jusqu’à l’effroi, ou y chercher une stimulante émulation, comme Chaptal qui commentait ainsi sa visite : “Pressez-vous, artistes estimables, allez considérer le produit du génie et de la patience de vos confrères, que votre âme, pétrie d’admiration, en sorte tourmentée du besoin d’y placer un chef-d’œuvre de votre invention.” Une des missions les plus nobles des musées est en effet la volonté d’encourager la création. Le simple néophyte y éprouve, quant à lui, la délectation propre à l’envol, celui qui vous emporte, loin de la vie quotidienne, vers les plus lointains rivages. »
(p. 13-16)
Facétieux et vigilants gardiens (p. 60-63)
L’art et les lettres (p. 74-76)
Extrait court