Mélodies en sous-sol :
« Dès 8 heures, en effet, les stations qui desservent les gares de banlieue voient affluer par grappes, puis par groupes de plus en plus compacts, un flot continu de passagers résignés, totalement insensibles à la poésie du métro qui se résume en ces instants à une promiscuité de coudes et de nuques qui permet au passage de prendre connaissance des nouvelles fragrances créées par les concepteurs de déodorants? Tout au long de la journée, les rames vont docilement charrier leur contingent d’étudiants, de retraités épris de culture, de cohortes de visiteurs du Salon de l’agriculture ou de la Foire de Paris tassés jusqu’à Porte-de-Versailles, ou d’agrégats de touristes étrangers commentant à l’envi leur promenade en bateau-mouche dans des termes aussi lyriques qu’incompréhensibles.
Régulièrement, le trajet est ponctué par la litanie d’un quémandeur dont le discours, à quelques nuances près, s’ordonne autour de ces propos : “Messieurs-Dames bonjour, excusez-moi de vous déranger durant votre voyage.” Suit le récit édifiant d’une vie atroce, dont le passage par la prison est un moment crucial de la confession publique. Mais un nouveau départ est à prévoir, étape dont les voyageurs de la voiture ont la primeur ; pour le rendre possible, il faut consentir à l’obole sollicitée par l’immuable péroraison : “Je vais me permettre de passer parmi vous pour vous demander une pièce ou un ticket-restaurant pour manger à ma faim et rester propre. À ceux qui donneront, je dis d’avance merci ; aux autres, je demande juste un sourire.” Il est probable qu’un usager régulier du métro parisien a dû entendre des centaines de fois ce discours, proféré par un nombre similaire d’individus. Il y a quelques années de cela, un court-métrage a repris la situation et l’exorde traditionnels. Le récit suit son cours jusqu’au moment où le mendiant annonce qu’il est devenu millionnaire en jouant au Loto et passe entre les sièges pour rembourser les passagers?
L’une des particularités du métro parisien est d’offrir une impressionnante palette de sollicitations pécuniaires, qui vont de la provocation gratuite à la prestation d’artistes d’un niveau professionnel. Peu de capitales peuvent s’enorgueillir d’assurer à l’usager la quasi-certitude, après s’être acquitté du prix de son voyage, d’entendre Hey Jude sur un arrangement manouche, d’assister à un spectacle de marionnettes sur un fond musical et une toile prestement tendue entre deux barres d’appui ou de subir les assauts vocaux d’une apprentie cantatrice brutalisant Summertime. Au moment des guerres civiles qui ensanglantaient l’ex-Yougoslavie, un bataillon d’enfants avait pris d’assaut le réseau et les tympans des voyageurs avec de mini-requiem aux intonations lacrymales et aux postures dramatiques. L’offensive débutait invariablement de la manière suivante : “Madame, Monsieur, je vais vous chanter une chanson de mon pays.” Au gré des combats gagnés ou perdus, celui-ci évoluait de la Bosnie au Kosovo, en passant par le Monténégro et l’Albanie.
Cela dit, les couloirs peuvent révéler d’excellentes surprises musicales, généralement signalées par un attroupement étonnamment fixe dans un monde où la station debout n’est réservée qu’à la présence dans les voitures. Auparavant, on a reconnu la chaconne pour violon de Bach ou La Jeune Fille et la Mort impeccablement interprétées et écoutées avec le plus grand recueillement par un auditoire qui ne ménage pas ses applaudissements à la fin de l’exécution – quand une indifférence à peine polie vient saluer la prestation du violoniste ou du guitariste de base. La connotation négative associée à ce qui relève d’une forme plus ou moins artiste de mendicité dans un endroit dépourvu de prestige explique le relatif dédain qui accueille des numéros parfois pourtant dignes d’auditoriums. En mars 2009, le Washington Post tenta l’expérience suivante : à l’invitation du journal, le violoniste virtuose Joshua Bell se produisit pendant près d’une heure dans l’une des gares les plus fréquentées du métro de Washington, interprétant avec génie les extraits les plus célèbres du répertoire devant un public totalement indifférent. La recette s’éleva à 32 dollars, soit à peine le tiers du prix des places les moins chères pour un concert du maestro à Canergie Hall? Pour la petite histoire, celui-ci ne dut qu’à l’intervention d’une employée, qui trouvait la musique “jolie”, de ne pas être expulsé manu militari de la station par les forces de l’ordre dès les premières mesures du Concerto n° 1 de Paganini. »
Un miroir de la surface (p. 47-50)
Petite sociologie suburbaine (p. 73-79)
Extrait court
« Dès 8 heures, en effet, les stations qui desservent les gares de banlieue voient affluer par grappes, puis par groupes de plus en plus compacts, un flot continu de passagers résignés, totalement insensibles à la poésie du métro qui se résume en ces instants à une promiscuité de coudes et de nuques qui permet au passage de prendre connaissance des nouvelles fragrances créées par les concepteurs de déodorants? Tout au long de la journée, les rames vont docilement charrier leur contingent d’étudiants, de retraités épris de culture, de cohortes de visiteurs du Salon de l’agriculture ou de la Foire de Paris tassés jusqu’à Porte-de-Versailles, ou d’agrégats de touristes étrangers commentant à l’envi leur promenade en bateau-mouche dans des termes aussi lyriques qu’incompréhensibles.
Régulièrement, le trajet est ponctué par la litanie d’un quémandeur dont le discours, à quelques nuances près, s’ordonne autour de ces propos : “Messieurs-Dames bonjour, excusez-moi de vous déranger durant votre voyage.” Suit le récit édifiant d’une vie atroce, dont le passage par la prison est un moment crucial de la confession publique. Mais un nouveau départ est à prévoir, étape dont les voyageurs de la voiture ont la primeur ; pour le rendre possible, il faut consentir à l’obole sollicitée par l’immuable péroraison : “Je vais me permettre de passer parmi vous pour vous demander une pièce ou un ticket-restaurant pour manger à ma faim et rester propre. À ceux qui donneront, je dis d’avance merci ; aux autres, je demande juste un sourire.” Il est probable qu’un usager régulier du métro parisien a dû entendre des centaines de fois ce discours, proféré par un nombre similaire d’individus. Il y a quelques années de cela, un court-métrage a repris la situation et l’exorde traditionnels. Le récit suit son cours jusqu’au moment où le mendiant annonce qu’il est devenu millionnaire en jouant au Loto et passe entre les sièges pour rembourser les passagers?
L’une des particularités du métro parisien est d’offrir une impressionnante palette de sollicitations pécuniaires, qui vont de la provocation gratuite à la prestation d’artistes d’un niveau professionnel. Peu de capitales peuvent s’enorgueillir d’assurer à l’usager la quasi-certitude, après s’être acquitté du prix de son voyage, d’entendre Hey Jude sur un arrangement manouche, d’assister à un spectacle de marionnettes sur un fond musical et une toile prestement tendue entre deux barres d’appui ou de subir les assauts vocaux d’une apprentie cantatrice brutalisant Summertime. Au moment des guerres civiles qui ensanglantaient l’ex-Yougoslavie, un bataillon d’enfants avait pris d’assaut le réseau et les tympans des voyageurs avec de mini-requiem aux intonations lacrymales et aux postures dramatiques. L’offensive débutait invariablement de la manière suivante : “Madame, Monsieur, je vais vous chanter une chanson de mon pays.” Au gré des combats gagnés ou perdus, celui-ci évoluait de la Bosnie au Kosovo, en passant par le Monténégro et l’Albanie.
Cela dit, les couloirs peuvent révéler d’excellentes surprises musicales, généralement signalées par un attroupement étonnamment fixe dans un monde où la station debout n’est réservée qu’à la présence dans les voitures. Auparavant, on a reconnu la chaconne pour violon de Bach ou La Jeune Fille et la Mort impeccablement interprétées et écoutées avec le plus grand recueillement par un auditoire qui ne ménage pas ses applaudissements à la fin de l’exécution – quand une indifférence à peine polie vient saluer la prestation du violoniste ou du guitariste de base. La connotation négative associée à ce qui relève d’une forme plus ou moins artiste de mendicité dans un endroit dépourvu de prestige explique le relatif dédain qui accueille des numéros parfois pourtant dignes d’auditoriums. En mars 2009, le Washington Post tenta l’expérience suivante : à l’invitation du journal, le violoniste virtuose Joshua Bell se produisit pendant près d’une heure dans l’une des gares les plus fréquentées du métro de Washington, interprétant avec génie les extraits les plus célèbres du répertoire devant un public totalement indifférent. La recette s’éleva à 32 dollars, soit à peine le tiers du prix des places les moins chères pour un concert du maestro à Canergie Hall? Pour la petite histoire, celui-ci ne dut qu’à l’intervention d’une employée, qui trouvait la musique “jolie”, de ne pas être expulsé manu militari de la station par les forces de l’ordre dès les premières mesures du Concerto n° 1 de Paganini. »
(p. 36-40)
Un miroir de la surface (p. 47-50)
Petite sociologie suburbaine (p. 73-79)
Extrait court