Prophètes, apôtres et saints :
« Notre religion possède, bien entendu, ses prophètes, ses apôtres et ses saints. King Oliver est le prophète qui, comme je l’ai dit, a mis en forme les “Tables de la Loi” : les quelques enregistrements qu’il a gravés en 1923 sont une référence absolue pour des siècles et des siècles ; toutes les règles de l’orthodoxie s’y trouvent. Mais il est aussi un apôtre sur lequel s’est bâtie cette Église, en allant porter la bonne parole vers les terres du Nord, à Chicago. C’est en l’écoutant que Leon Bismark Beiderbecke, dit Bix Beiderbecke, a lui aussi été touché par la grâce et qu’il est devenu le plus grand cornettiste blanc.
Quant à Louis Armstrong, il devrait depuis longtemps être canonisé ! Cet homme à la personnalité solaire est à lui seul un prodige : sans aucune éducation musicale, sans aucune formation technique au cornet puis à la trompette, il a réussi à influencer toute la musique du XXe siècle. Et encore faudra-t-il bien des décennies pour mesurer précisément son apport. Wynton Marsalis a depuis longtemps reconnu la dette que tout musicien a contractée à son égard : “Dès qu’on souffle dans un instrument, on sait qu’on ne pourra rien en sortir que Louis Armstrong n’ait déjà fait.” L’ampleur de son œuvre est encore occultée par l’image du bon Nègre hilare et brave type que le cinéma hollywoodien a collée sur lui dans les années 1930 : il apparaissait furtivement dans des films dont l’inanité n’a d’égale que la vacuité pour jouer un morceau. Tantôt affublé de peaux de léopard au milieu d’une ridicule cour africaine dont le roi sur son trône ressemblait étrangement à Bokassa, tantôt pour stimuler un cheval de course qui ne donnait toute sa mesure qu’en l’entendant à la trompette. On commence à peine à voir que derrière ce masque souriant et ces pitreries des débuts se cache un poète lyrique à la créativité sans borne. Il faut dire que pas une seule des bonnes fées n’était absente autour de son berceau ; et généreuses avec ça. Elles lui ont tout donné : une inspiration constante, un son plein sans fissure, un vibrato émouvant, une mise en place parfaite, une santé d’athlète? et quel charme dans sa voix cassée ! Quelle humanité et quelle chaleur dans son rire ! Armstrong, par sa puissance, son humour, son lyrisme, personnalise mieux que quiconque le jazz. Ce n’était pas seulement un grand trompette et un père fondateur de cette musique, mais un artiste hors du commun, un de ces artistes qui par leur santé soulagent et rendent optimiste. Henry Miller lui rend un bel éloge dans Le Colosse de Maroussi : “Il était une fois un gars genre boogie-woogie qui s’appelait Agamemnon. Au bout de quelque temps, il donna naissance à deux fils. Épaminondas et Louis Armstrong, alias Bras Costaud. Épaminondas ne parlait que de guerre et de civilisation. [?] Louis aspirait à la paix et à la joie. “La Paix, c’est une chose merveilleuse”, chantait-il tout au long du jour. [?] Mais il s’aperçut bientôt que le monde était coupé en deux : blanc et noir, et si net que ça faisait très mal. Louis voulut alors tout changer en or. Pas l’or des pièces et des icônes, mais l’or d’une tête de maïs bien mûr ou celui du solidage. Un or que tout le monde pût regarder et toucher, et dans lequel tout le monde pût se rouler.”
Une pensée insolite m’a d’ailleurs fréquemment traversé l’esprit : la parenté qui existe selon moi entre Louis Armstrong et? Molière. Oui, je sais, ça n’a aucun rapport, mais j’ai bien dit “insolite” ! Une même franchise hardie dans les idées, une même humanité, les mêmes phrases nettes et fortes, mais nuancées aussi, les mêmes raffinements dans le discours, une même quête de l’authenticité ! Ces deux-là savent toucher et réjouir tous les publics. »
Improvisation collective et extase (p. 18-21)
Une forme d’art achevée (p. 85-89)
Extrait court
« Notre religion possède, bien entendu, ses prophètes, ses apôtres et ses saints. King Oliver est le prophète qui, comme je l’ai dit, a mis en forme les “Tables de la Loi” : les quelques enregistrements qu’il a gravés en 1923 sont une référence absolue pour des siècles et des siècles ; toutes les règles de l’orthodoxie s’y trouvent. Mais il est aussi un apôtre sur lequel s’est bâtie cette Église, en allant porter la bonne parole vers les terres du Nord, à Chicago. C’est en l’écoutant que Leon Bismark Beiderbecke, dit Bix Beiderbecke, a lui aussi été touché par la grâce et qu’il est devenu le plus grand cornettiste blanc.
Quant à Louis Armstrong, il devrait depuis longtemps être canonisé ! Cet homme à la personnalité solaire est à lui seul un prodige : sans aucune éducation musicale, sans aucune formation technique au cornet puis à la trompette, il a réussi à influencer toute la musique du XXe siècle. Et encore faudra-t-il bien des décennies pour mesurer précisément son apport. Wynton Marsalis a depuis longtemps reconnu la dette que tout musicien a contractée à son égard : “Dès qu’on souffle dans un instrument, on sait qu’on ne pourra rien en sortir que Louis Armstrong n’ait déjà fait.” L’ampleur de son œuvre est encore occultée par l’image du bon Nègre hilare et brave type que le cinéma hollywoodien a collée sur lui dans les années 1930 : il apparaissait furtivement dans des films dont l’inanité n’a d’égale que la vacuité pour jouer un morceau. Tantôt affublé de peaux de léopard au milieu d’une ridicule cour africaine dont le roi sur son trône ressemblait étrangement à Bokassa, tantôt pour stimuler un cheval de course qui ne donnait toute sa mesure qu’en l’entendant à la trompette. On commence à peine à voir que derrière ce masque souriant et ces pitreries des débuts se cache un poète lyrique à la créativité sans borne. Il faut dire que pas une seule des bonnes fées n’était absente autour de son berceau ; et généreuses avec ça. Elles lui ont tout donné : une inspiration constante, un son plein sans fissure, un vibrato émouvant, une mise en place parfaite, une santé d’athlète? et quel charme dans sa voix cassée ! Quelle humanité et quelle chaleur dans son rire ! Armstrong, par sa puissance, son humour, son lyrisme, personnalise mieux que quiconque le jazz. Ce n’était pas seulement un grand trompette et un père fondateur de cette musique, mais un artiste hors du commun, un de ces artistes qui par leur santé soulagent et rendent optimiste. Henry Miller lui rend un bel éloge dans Le Colosse de Maroussi : “Il était une fois un gars genre boogie-woogie qui s’appelait Agamemnon. Au bout de quelque temps, il donna naissance à deux fils. Épaminondas et Louis Armstrong, alias Bras Costaud. Épaminondas ne parlait que de guerre et de civilisation. [?] Louis aspirait à la paix et à la joie. “La Paix, c’est une chose merveilleuse”, chantait-il tout au long du jour. [?] Mais il s’aperçut bientôt que le monde était coupé en deux : blanc et noir, et si net que ça faisait très mal. Louis voulut alors tout changer en or. Pas l’or des pièces et des icônes, mais l’or d’une tête de maïs bien mûr ou celui du solidage. Un or que tout le monde pût regarder et toucher, et dans lequel tout le monde pût se rouler.”
Une pensée insolite m’a d’ailleurs fréquemment traversé l’esprit : la parenté qui existe selon moi entre Louis Armstrong et? Molière. Oui, je sais, ça n’a aucun rapport, mais j’ai bien dit “insolite” ! Une même franchise hardie dans les idées, une même humanité, les mêmes phrases nettes et fortes, mais nuancées aussi, les mêmes raffinements dans le discours, une même quête de l’authenticité ! Ces deux-là savent toucher et réjouir tous les publics. »
(p. 47-50)
Improvisation collective et extase (p. 18-21)
Une forme d’art achevée (p. 85-89)
Extrait court