Un virus d’une rare violence :
« Le mal dont j’étais atteint m’avait frappé quatre ans plus tôt : un virus d’une rare violence. Pas de doute sur le diagnostic : des tas de copains en furent contaminés comme moi. C’était un après-midi, j’écoutais quelques disques – des 78 tours, bien sûr ! – de la collection de mon père, et j’avais posé sur le phono un enregistrement du Tiger Rag dû à Louis Armstrong, gravé en novembre 1934 à Paris. Lors du premier solo de trompette sur le dernier thème du morceau, mes jambes sont devenues molles, ma respiration courte et tous mes autres sens se sont mis en veille : l’espace et le temps étaient abolis. Mais avec ça, le curieux sentiment d’une certitude absolue : la certitude de vivre, comme les grands mystiques, une minute dont tout le reste va dépendre. Une sorte de révélation directe, la sensation d’une chaleur et d’une présence, d’une émotion pure, doublée de l’intuition que cette mélodie se gravait à jamais en moi et que cette musique ne me quitterait plus. C’était fait, le mal avait frappé. Avec le recul du temps, je confirme : cette minute a déterminé la plupart des rencontres de ma vie, la plupart des choses que j’ai faites, et je peux même dire que le jazz a contribué à me former : il m’a appris la liberté dans la rigueur et le goût de l’exigence. C’est à Louis Armstrong que je dois tout. Même le fait que je sois devenu par la suite spécialiste de Molière ! Comment ça, aucun rapport ? Vous plaisantez ! Attendez, j’y reviens dans un moment, vous verrez.
Évidemment, pour un tel virus, aucun traitement possible? Au contraire, le mal s’est aggravé avec l’écoute en boucle de nouveaux disques, les discussions passionnées avec d’autres patients souffrant du même mal, et les lectures fiévreuses ; tout cela a aggravé mon état au point de le rendre incurable. J’ai dévoré des bouquins durant des nuits : La Rage de vivre de Mezz Mezzrow, Mister Jelly Roll d’Alan Lomax et, naturellement, les mémoires de Louis Armstrong, que j’ai fini par connaître presque “par cœur et à rebours”, comme dit Rabelais. Devant un tel cas de possession, seul un pèlerinage sur les lieux saints pouvait faire office d’exorcisme. »
Improvisation collective et extase (p. 18-21)
Prophètes, apôtres et saints (p. 47-50)
Une forme d’art achevée (p. 85-89)
« Le mal dont j’étais atteint m’avait frappé quatre ans plus tôt : un virus d’une rare violence. Pas de doute sur le diagnostic : des tas de copains en furent contaminés comme moi. C’était un après-midi, j’écoutais quelques disques – des 78 tours, bien sûr ! – de la collection de mon père, et j’avais posé sur le phono un enregistrement du Tiger Rag dû à Louis Armstrong, gravé en novembre 1934 à Paris. Lors du premier solo de trompette sur le dernier thème du morceau, mes jambes sont devenues molles, ma respiration courte et tous mes autres sens se sont mis en veille : l’espace et le temps étaient abolis. Mais avec ça, le curieux sentiment d’une certitude absolue : la certitude de vivre, comme les grands mystiques, une minute dont tout le reste va dépendre. Une sorte de révélation directe, la sensation d’une chaleur et d’une présence, d’une émotion pure, doublée de l’intuition que cette mélodie se gravait à jamais en moi et que cette musique ne me quitterait plus. C’était fait, le mal avait frappé. Avec le recul du temps, je confirme : cette minute a déterminé la plupart des rencontres de ma vie, la plupart des choses que j’ai faites, et je peux même dire que le jazz a contribué à me former : il m’a appris la liberté dans la rigueur et le goût de l’exigence. C’est à Louis Armstrong que je dois tout. Même le fait que je sois devenu par la suite spécialiste de Molière ! Comment ça, aucun rapport ? Vous plaisantez ! Attendez, j’y reviens dans un moment, vous verrez.
Évidemment, pour un tel virus, aucun traitement possible? Au contraire, le mal s’est aggravé avec l’écoute en boucle de nouveaux disques, les discussions passionnées avec d’autres patients souffrant du même mal, et les lectures fiévreuses ; tout cela a aggravé mon état au point de le rendre incurable. J’ai dévoré des bouquins durant des nuits : La Rage de vivre de Mezz Mezzrow, Mister Jelly Roll d’Alan Lomax et, naturellement, les mémoires de Louis Armstrong, que j’ai fini par connaître presque “par cœur et à rebours”, comme dit Rabelais. Devant un tel cas de possession, seul un pèlerinage sur les lieux saints pouvait faire office d’exorcisme. »
(p. 13-14)
Improvisation collective et extase (p. 18-21)
Prophètes, apôtres et saints (p. 47-50)
Une forme d’art achevée (p. 85-89)