
Un tableau vivant :
« Si le tableau naturaliste représente un jardin, le jardin est aussi un tableau : il se lit comme une œuvre, balisée et structurée, se compose avec les mêmes contraintes de perspectives, le même souci d’agencement des formes – sphères, cubes, topiaires, haies –, les mêmes règles d’association de couleurs, et les mêmes jeux de lumière. Il n’est pas simplement le cadre, il est tout le tableau.
Mais ce tableau a une particularité : il est vivant et ne s’accommode ni de tous les climats ni de tous les sols. Pour s’exprimer pleinement, il doit s’épanouir dans un lieu précis. Jardiner est affaire de géographie. La latitude devient source de contraintes, au point que la réussite du tableau dépendra de la capacité à s’adapter. Chaque végétal se souvient de sa terre d’origine et ne peut être abusé longtemps. Il nous signale vite son déracinement? d’autant plus vite que sa rusticité est faible. Tâcher, par exemple, d’acclimater la fougère arborescente Dicksonia antarctica, à l’épithète trompeuse, dans des régions soumises au gel est contraire à l’ordre des choses. Ce serait un geste incongru, et pourtant, voilà bien une tentation permanente chez le jardinier : faire fi de l’écosystème pour implanter dans son jardin le végétal qui le ravit. Celui qui, tel un viatique, conjure le souvenir de l’ailleurs. Celui qu’il verra peut-être grandir et évoluer, la fragilité dans le regard, questionnant journellement les lois de l’adaptation pour savoir si la vie persistera sous cette latitude étrangère au transfuge. Mais le jardinier aime voyager et ne peut se passer de rapporter les végétaux qu’il convoite dans ces endroits où l’herbe n’est pas plus verte mais bien différente.
Sur l’île de La Gomera, dans l’archipel des Canaries, je confesse avoir amputé de quelques membres plusieurs Plumeria, le frangipanier, dont les fleurs odorantes sont une invitation à partager un moment de beauté olfactive. Qui n’a jamais humé cette fleur ne connaît pas toutes les merveilles du monde. Mon forfait accompli, j’enroulais ces boutures dans du papier journal alors que, déjà, elles exprimaient leur mécontentement en exsudant un latex blanc collant. Pressentant l’exil à venir, elles objectaient un refus. J’en avais plein les mains, ce n’était que justice. À présent, elles exhibent fièrement leurs grandes feuilles charnues ; et j’attends, avec une dévote attention, le moment où le premier bourgeon floral me révélera sa couleur que j’ignore. La surprise participe du charme végétal qui ne récompense que les plus patients. »
Jardins du monde (p. 30-33)
L’hirsute et le rigoureux (p. 36-40)
Temporalité du jardin (p. 82-85)
« Si le tableau naturaliste représente un jardin, le jardin est aussi un tableau : il se lit comme une œuvre, balisée et structurée, se compose avec les mêmes contraintes de perspectives, le même souci d’agencement des formes – sphères, cubes, topiaires, haies –, les mêmes règles d’association de couleurs, et les mêmes jeux de lumière. Il n’est pas simplement le cadre, il est tout le tableau.
Mais ce tableau a une particularité : il est vivant et ne s’accommode ni de tous les climats ni de tous les sols. Pour s’exprimer pleinement, il doit s’épanouir dans un lieu précis. Jardiner est affaire de géographie. La latitude devient source de contraintes, au point que la réussite du tableau dépendra de la capacité à s’adapter. Chaque végétal se souvient de sa terre d’origine et ne peut être abusé longtemps. Il nous signale vite son déracinement? d’autant plus vite que sa rusticité est faible. Tâcher, par exemple, d’acclimater la fougère arborescente Dicksonia antarctica, à l’épithète trompeuse, dans des régions soumises au gel est contraire à l’ordre des choses. Ce serait un geste incongru, et pourtant, voilà bien une tentation permanente chez le jardinier : faire fi de l’écosystème pour implanter dans son jardin le végétal qui le ravit. Celui qui, tel un viatique, conjure le souvenir de l’ailleurs. Celui qu’il verra peut-être grandir et évoluer, la fragilité dans le regard, questionnant journellement les lois de l’adaptation pour savoir si la vie persistera sous cette latitude étrangère au transfuge. Mais le jardinier aime voyager et ne peut se passer de rapporter les végétaux qu’il convoite dans ces endroits où l’herbe n’est pas plus verte mais bien différente.
Sur l’île de La Gomera, dans l’archipel des Canaries, je confesse avoir amputé de quelques membres plusieurs Plumeria, le frangipanier, dont les fleurs odorantes sont une invitation à partager un moment de beauté olfactive. Qui n’a jamais humé cette fleur ne connaît pas toutes les merveilles du monde. Mon forfait accompli, j’enroulais ces boutures dans du papier journal alors que, déjà, elles exprimaient leur mécontentement en exsudant un latex blanc collant. Pressentant l’exil à venir, elles objectaient un refus. J’en avais plein les mains, ce n’était que justice. À présent, elles exhibent fièrement leurs grandes feuilles charnues ; et j’attends, avec une dévote attention, le moment où le premier bourgeon floral me révélera sa couleur que j’ignore. La surprise participe du charme végétal qui ne récompense que les plus patients. »
(p. 24-26)
Jardins du monde (p. 30-33)
L’hirsute et le rigoureux (p. 36-40)
Temporalité du jardin (p. 82-85)